La suffisance éditorialiste de Colombani et de July

, par CORCUFF Philippe

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Les Z’élites acceptent rarement que les gueux puisse entacher en quoi que ce soit la hauteur de vue de leurs esprits incomparables. Les accès de bile de Serge July (« Chef d’œuvre masochiste », Libération, 30 mai 2005) et de Jean-Marie Colombani (« L’impasse », Le Monde, 31 mai 2005) juste après le référendum du 29 mai en sont une nouvelle illustration. Quand l’aigreur se noue ainsi dans l’estomac, on ne sait plus si nos Aigles de la Pensée
écrivent ou, plus prosaïquement, vomissent. Avec une aimable euphémisation démocratique, « populace » se dit alors « populisme ». Et si « le peuple », en tant
qu’ensemble homogène, n’existait pas en dehors de tels fantasmes diabolisants ? Et s’il existait simplement une pluralité de pratiques et d’intelligences populaires ?

Pourtant « le peuple » ne penserait pas, il éructerait. « Cris de douleur, de peur, d’angoisse et de colère » et « désarroi », pour July. « Protestation tous azimuts » et « mécontentement généralisé » pour Colombani. « Xénophobie » pour les deux. Qu’il y ait des traces xénophobes dans certains non (comme dans certains oui, dont des partisans ont agité, par exemple, la fibre anti-américaine), c’est probable. « L’essence » du non serait-elle pour autant
xénophobe ? C’est l’arrogance manichéenne qui parle là, indépendamment de l’écoute de la polyphonie du réel. Le sentiment d’avoir un accès privilégié à une Vérité Unique n’a pas grand-chose à voir avec l’humble travail pour
saisir des vérités partielles et provisoires. « La certitude est comme un ton de voix selon lequel on constate un état de faits, mais on ne conclut pas de
ce ton de voix que cet état est fondé »
, note prudemment le philosophe Ludwig Wittgenstein dans De la certitude.

À un tel manichéisme de « ceux d’en haut » risque de répondre un manichéisme de la critique. Je pense en particulier à une dénonciation simpliste des médias
voyant le monde à travers d’autres pauvres fantasmes : « manipulations », « propagande » et « complots ». Les textes caricaturaux de July et Colombani rendent pourtant mal compte des collectivités composites constituées par les journaux Libération et Le Monde. Et, dans la campagne référendaire, l’intentionnalité supposée malfaisante d’une majorité de journalistes est moins en cause que la bonne inconscience de caste d’Importants du journalisme
pensant spontanément des choses analogues sur le néolibéralisme européen.

Comme Colombani, nombre d’éditorialistes de nos médias ont transformé, sans guère s’en rendre compte, des a priori idéologiques en « lois de la Raison ». « La compétition internationale est une donnée dont aucun pays ne peut
s’abstraire, sauf à faire le choix de l’immobilisme et de la pauvreté »
, écrit ainsi le patron du Monde, en s’adressant exclusivement aux « classes moyennes »
perverties par la tentaculaire ATTAC (les classes populaires, quant à elles, feraient mieux de retourner à l’abstentionnisme, semble souhaiter notre sourcilleux démocrate !).

Mais doit-on répondre au manichéisme des Z’élites par un manichéisme adverse, aux certitudes par d’autres certitudes, à la « pensée unique » par une anti-« pensée unique » unique ? Les deux mâchoires d’un même piège à cons se refermeraient inexorablement sur nos doutes et sur nos raisons relatives. Et on passerait à côté du renouveau du débat citoyen dont le référendum a été l’occasion. En pointillé, de manière lacunaire, avec des contradictions, une autre forme d’engagement n’a-t-elle pas commencé à émerger ? Un engagement non-manichéen dont un beau texte de Paul-Louis Landsberg publié en 1937 dans la revue Esprit a eu l’intuition.

Landsberg, juif allemand converti au christianisme et militant antinazi, quitte l’Allemagne en 1933. Résistant en France, il est arrêté par la Gestapo en 1943. Déporté, il ne reviendra pas des camps. Son texte s’intitule
« Réflexions sur l’engagement personnel » (réédité par la revue Vingtième siècle, n°60, octobre-décembre 1998). Il y récuse d’abord le non-engagement : « notre existence humaine est tellement impliquée dans une destinée collective que notre vie propre ne peut jamais gagner son sens qu’en participant à l’histoire des collectivités auxquelles nous appartenons ». Toutefois cet
engagement peut être « radical » (au sens de « prendre les choses à la racine ») sans être dogmatique. Il ajoute ainsi : « la valeur d’un engagement consiste
en grande partie dans la coexistence et la tension productive entre l’imperfection de la cause et le caractère définitif de l’engagement. C’est par une telle conscience de l’imperfection que la fidélité à une cause se trouvera préservée de tout fanatisme, c’est-à-dire de toute conviction de vivre en possession d’une vérité absolue et intégrale. C’est cette conscience
inquiète qui engendre une critique perpétuelle tendant vers une plus grande perfection de la cause qu’on a adoptée »
.

Nos fragiles engagements, au service d’une curiosité pour d’autres mondes possibles que le triste capitalisme, suffisent à rendre bêtement ridicule la « gonflette attitude » des July et autres Colombani.

P.-S.

Article paru dans l’hebdomadaire Lyon Capitale, n°528, mercredi 8 juin 2005.

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