Bernard Cassen : « La sécurité et la sûreté aérienne sont un combat permanent contre la recherche du profit et la chasse aux coûts ». [1]
Dans un débat déjà depuis longtemps engagé, entre les chercheurs, les ingénieurs et le les utilisateurs de ces systèmes complexes que représentent les aéronefs, le rôle du sociologue sera à mon sens d’interroger les notions engagées, ces « prénotions » [2], en dévoilant les faits sociaux recouverts. Il s’agit, comme nous y invitait Durkheim, de détruire le voile de fumée qui entourent les faits sociaux et qui les défigurent. De ce « retour sur soi », ne pourra venir qu’un enrichissement de la réflexion, reposant sur la conscience de l’aspect vague ou réducteur des termes utilisés.
En ce sens, c’est bien évidemment la notion de sécurité que je souhaiterais interroger, du moins la démarche qui a présidé dans le transport aérien pour la construire, ou la reconstruire à chaque irruption de la réalité. Mais je ne crois pas que l’on pourrait épuiser une notion aussi riche qui fait appel à des ressorts humains fondamentaux. Aussi je me contenterai d’interroger le cadre général conceptuel dans lequel elle s’inscrit.
C’est aussi cette idée du transport aérien qu’il faut interroger, secteur industriel dont le périmètre ne cesse de changer dans la dernière période. Si le vol constitue le moment central (et le plus risqué...) de tout le voyage, l’imaginaire qu’il porte est pourtant le résultat des multiples activités du transport aérien.
La sécurité est au cœur du transport aérien, comme référent commun de tous ceux qui participent à cette aventure collective. Pourtant cette idée simple de la sécurité est aussi un concept social, dans un environnement de concurrence commercial et dans une relation d’emploi spécifique. Nous souhaitons démontrer ici que cette notion trouve pour partie son expression dans l’opération de valorisation et dévalorisation du travail effectuée dans l’activité du transport aérien, laquelle s’est inscrite depuis l’origine dans le cadre d’un paradigme technique excluant d’autres formes d’approche du travail. Corrélativement, une des faiblesses de la construction de la sécurité résidera dans l’exclusion de certains salariés de ce champ du transport aérien.
Cette notion du transport aérien porte donc deux exclusions : d’une part, par l’égalité sécurité = technologie. D’autre part, en définissant la sécurité dans le cadre du périmètre de la compagnie aérienne voire du transport lui-même.
Le paradigme technique cadre de la valorisation sociale
La lecture que chacun fait de son travail s’intègre dans le système de valorisation et dévalorisation porté par le regard social sur ce travail. Le visible et l’invisible, le propre et le sale, le bruit et le silence, l’effort ou le geste commercial, autant d’éléments de lecture qui s’appliquent aux différentes facettes du travail dans le transport aérien.
Deux voies principales s’ouvrent dans la valorisation du travail dans le transport aérien, le rôle en matière de sécurité et la domination du système technique. Dans le transport aérien, construit autour du mythe d’Icare et du domptage des éléments naturels tels que l’air, la technique a structuré le travail autour de l’avion, puis de ses supports technologiques. De cette histoire ressort une activité centrée sur la technologie, au point que la pensée entière s’inscrit dans ce paradigme. Les grands systèmes d’information mis en place pour coordonner la « mosaïque » [3] de l’activité multiple dans l’espace et le temps des compagnies aériennes ont renforcé cette tendance. La qualification se mesure à l’aune de la domination d’un moyen technique. Dans ce système de pensée, « la technologie contribue à estampiller et à distribuer les formes d’intelligence socialement acceptables et socialement acceptées » [4].
Les mécaniciens avion et les pilotes sont les deux catégories qui ont construit leur position de groupe de référence sur ces dimensions [5]. La reconnaissance sociale du rôle de sécurité apporte la justification à chacun de ces groupes pour se construire comme une quasi-profession. Par le geste de pilotage, par la signature de la certification pour le mécanicien-avion, chacun occupe une place stratégique. Pourtant, en même temps, chacun est interchangeable, encadré par un ensemble de règles qui cherchent à réduire cette dimension individuelle.
La construction des facteurs humains autour de la technologie
Les facteurs humains se sont construits dans un premier temps comme un
complément, un antidote à l’intervention humaine dans le domaine de la technique. Dans sa plus récente acception, ce terme intègre l’intervention humaine comme une des composantes d’un système technique et humain, lui appliquant les mêmes critères pour garantir sa compatibilité avec l’outil technique : « réduire la variabilité de l’être humain, pour que ce composant puisse être traité comme un domaine non aléatoire » [6]. Le débat a largement tourné autour de la question : l’intervention humaine est-elle un facteur de risque ou de sécurité dans le transport aérien ?
Or la lecture du transport aérien comme un système « socio-technique » [7], qui a certes le mérite de ramener l’intervention humaine comme une des composantes du fonctionnement du transport aérien, délimite ce même système par le périmètre technique. Le concept de Facteurs Humains ne s’est-il pas lui-même défini dans ce cadre partiel ?
Comme l’avait justement souligné l’ouvrage coordonné par Alain Gras, la notion de paradigme est une notion excluante, qui a pour rôle de définir les frontières de la pensée [8]. De ce tandem sécurité - paradigme technique, sont exclus tous ceux qui s’inscrivent dans d’autres dimensions.
Une définition porteuse d’exclusions
Cette démarche qui voulait réintégrer différents corps sociaux participant à la sécurité, s’est construite sur un corpus et une démarche qui excluent de nouveaux participants.
Que répondre à cet assistant de piste, qui se présente comme "le dernier à avoir inspecté le dessous de l’avion au moment du départ" ? Que dire à cet OS qui explique que, de la ceinture de sécurité aux toboggans ou aux canots de sauvetage, la sécurité repose sur le travail d’ouvriers non qualifiés ? Comment penser, dans ce cadre défini, le travail de ce PNC pour qui, en cas d’incident, le pilote doit pouvoir être libéré de tout soucis de ce qui se passe dans la cabine et qui par un sourire, désamorcent les situations de conflit ? Pour cet agent d’enregistrement, qui se représente son métier comme l’interface entre les passagers et les aléas du transport, là encore la sécurité du passager n’est pas une formule abstraite.
Comme le soulignaient déjà F. Alexandre et G. Ribeill en 1983 : « quel que
soit déjà le degré de perfectionnement et d’automatisation de la chaîne de
communication, celle-ci se termine obligatoirement sur une fonction qui parait
d’autant plus déqualifiée que ce qui la précède est sophistiquée, mais qui reste
indispensable et même vitale pour le bon résultat final de l’activité » [9].
Ces activités ont pour objet commun non pas le système technique qui intégrerait leur travail comme une donnée, mais une activité autour du passager et de la part aléatoire qu’il introduit, avec ses différentes composantes telles que les repas, les bagages, la diversité et la non-prévisibilité sauf statistique.
Caractéristique de cette contradiction, le domaine de la cabine se situe d’emblée comme extérieur à ce monde de la technologie. Les deux origines des PNC, qui relèvent de la tradition hôtelière — plutôt masculine — en y joignant l’expertise médicale des infirmières — milieu féminin — se caractérisent toutes deux par l’extériorité à la technologie. Le monde de la cabine est au contraire un monde du geste, de la petite attention, tout en se situant dans une tension sécuritaire permanente [10].
Les règles commerciales trouvent leur sens dans leur dépassement, les règles de sécurité trouvent leur sens dans leur strict respect. Pourtant, comment séparer chacun des gestes effectués dans la cabine, d’une logique ou de l’autre ? C’est que la dimension commerciale s’intègre dans ce processus social et collectif, autour du fonctionnement du vol minuté comme une machine.
L’entrée des PNC dans les Facteurs Humains déstructure le cadre sécurité -
technologie en ouvrant la perspective du travail humain, lequel figure pourtant à toutes les étapes du processus de transport.
Le transport aérien, un collectif divisé
L’attention aux gestes de l’autre [11] est une des formes d’expression de ce collectif. Le contrôle est réciproque, du mécanicien avion laissant traîner un regard autour de lui, à l’assistant de piste prêt à signaler tout choc subi par la coque. L’attention sécuritaire s’intègre dans un collectif. De l’ancienne correspondance : « encadrement technique » de chaque intervention humaine, se dévoile peu à peu une autre : à l’intervention humaine répond toujours une autre intervention, humaine elle aussi.
Mais ce collectif intègre-t-il tous les acteurs de cette sécurité ?
L’emploi agit comme séparateur au sein de ce collectif. Le salarié qui craint
d’annoncer qu’il vient de heurter l’avion avec son escabeau se trouve exclu de ce collectif. Une récente affiche, à l’escale d’Orly annonçait mettait d’ailleurs en garde contre le nombre de chocs avion non déclarés immédiatement.
Ces salariés qui sont dans le transport aérien et qui s’en trouvent exclus, forment l’élément faible du transport aérien. Les entreprises du secteur des aéroports, qui ont travaillé pendant des années pour imposer des règles de formation pour tous les salariés agissant sur les pistes, ne s’y étaient pas trompées, tout en refusant d’aller plus loin pour imposer un statut stable pour les salariés comme les y invitaient les organisations syndicales.
Un collectif se construit autour d’une reconnaissance collective, avec des données d’intégration. Les compagnies aériennes étaient bâties sur un modèle d’intégration autour d’un projet, avec une reconnaissance interne se traduisant par la possibilité de progression de carrière.
L’éclatement des activités entre compagnies aériennes, filiales, sous-traitants brise cette cohérence. Le salarié qui s’abîme le dos dans les soutes à charger les bagages en vrac, est licencié sans possibilité de reclassement dans son entreprise qui n’emploie que des manutentionnaires, représentant de fait une « externalisation du risque » par les compagnies aériennes.
Le transport aérien doit se concevoir comme un collectif, dans lequel chacun demande à être reconnu par son rôle en matière de sécurité. L’expertise sous-jacente à ce rôle demande alors à être valorisée, comme nous avons pu découvrir à propos des PNC. Se construit alors un nouveau binôme sécurité - expertise.
Le passager ou le retour de l’humain
Ce retour de la dimension humaine dans l’appréciation du travail aéronautique,
s’accompagne plus largement d’un questionnement sur l’industrialisation du transport.
Le transport aérien se construit comme un ordre symbolique autour du passager. Ce passager devient certes objet pour les besoins d’un travail dans un contexte industriel (« c’est de l’abattage » pour l’enregistrement). Il est transformé en équivalent en fret pour les besoins de l’industrie de transport [12]. Pourtant, la notion de sécurité, amène à franchir à nouveau la barrière en sens inverse, puisqu’il n’est question de sécurité que parce que ce sont bien des hommes et des femmes qui sont transportées. Le passager devient à nouveau personne. De même que dans toute activité de service, le passager oscille entre objet et sujet...
Les salariés, en situant leur travail dans le cadre du transport aérien, opèrent le passage d’une activité à sa représentation sociale et donc à sa valorisation. La sécurité qui n’est une notion large, se trouve mise au service de cette transcription qui lui donne toute sa dimension.
Références
- Amalberti René, « Les facteurs humains en aéronautique », p. 5-11, in ENAC, Les facteurs humains en aéronautique : de l’aventure d’hier à la réflexion pour demain, communications du colloque, 7 et 8 juin 1997, Toulouse.
- Barnier Louis-Marie, Rozenblatt Patrick, Ceux qui croyaient au ciel, enjeux et conflits à Air France, éd. Syllepse, 1997, 220 p.
- Barnier Louis-Marie, Rozenblatt Patrick, « L’État et l’entreprise publique face à la logique de marché, Air France : nouveau paradigme commercial et avenir du service public ? », Éducation Permanente, Numéro spécial : Fonction publique : moderniser sans détruire, n° 130, 1997, p. 67-75.
- Barnier Louis-Marie, « Personnel navigant commercial, d’un savoir intuitif à un savoir d’expertise », Formation-Emploi, numéro spécial Activités de travail et dynamique des compétences, n° 2, juillet-septembre 1999, p. 25-46.
- Barnier Louis-Marie, « Le mécanicien avion, quand la logique compétence affronte le métier », in Le mirage de la compétence, sous la direction de Patrick Rozenblatt, Éditions Syllepse, avril 2000.
- Cassen Bernard, « Passagers, si vous saviez... », Le Monde Diplomatique, août 2000.
- Florence-Alexandre Hélène, Ribeil Georges, Le personnel des compagnies aériennes, Mission de la recherche, Ministère des Transports, 1982.
- Gadrey Jean, « La galaxie des services », in Le monde du travail, La découverte, 1999.
- Gras Alain, Moricot Caroline, Poirot-Delpech Sophie, Scardigli Victor, Face à l’automate, le pilote, le contrôleur et l’ingénieur, Publications de la Sorbonne, 1994, 310 p.
- Poirot-Delpech Sophie, « Règles prescrites et règles auto-instituées dans le contrôle du trafic aérien », in La transgression des règles au travail, sous la direction de J. Girin et M. Grosjean, p. 39-50.
- Vincent Jean-Marie, « La légende du travail », p. 71-82, in La liberté du travail, ouvrage collectif sous la coord. de Pierre Cours-Salies, éditions Syllepse, septembre 1995.