L’histoire célébrée de la constitution de la classe ouvrière comme classe et de sa mise en branle sous la forme du « mouvement ouvrier » est scandée par des congrès d’organisation. Si l’on connaît par dessus tout celui de Tours, qui voit se scinder la SFIO entre partisans de la révolution bolchévique et gardiens de la « vieille maison », on ne saurait négliger ce qui se passe du côté du mouvement syndical. Philippe Corcuff a ainsi souligné, à partir d’un terrain d’observation contemporain, la contribution pratique et cognitive du syndicalisme à l’objectivation de la classe « pour soi », par-delà les divisions catégorielles et professionnelles, dans une « dialectique de l’hétérogénéité et de l’homogénéisation » [1]. Alors même que le mouvement socialiste est encore fragmenté en multiples chapelles, c’est sous la forme unifiée de la confédération Générale du Travail que se constitue symboliquement la classe ouvrière [2] : dans la rencontre — originellement conflictuelle — entre fédérations professionnelles et bourses du travail ; dans la formalisation effective d’une structure confédérale ; dans l’adoption d’une « Charte d’indépendance » censée garantir cetteunité ouvrière nouvellement conquise face à d’autres prétendants, investis prioritairement dans le champ politique, à la représentation ouvrière. L’émergence d’une classe ouvrière mobilisée semble ainsi pouvoir se lire à travers les congrès de Montpellier, Limoges, Amiens, au tournant du XXe siècle, qui constituent autant d’étapes dans l’ébauche de cette architecture militante.
Ne serait-ce pas cependant succomber à la mise en scène des acteurs que de s’attarder sur ce moment des congrès ? La bonne distance du chercheur à son objet n’inviterait-elle pas à remettre les congrès à leur juste place : celle d’utiles points de repères dans la mise en récit indigène de l’identité syndicale ? Ce faisant, on commettrait à notre avis une erreur : celle de réduire ce qui constitue en réalité les saillances d’un processus d’institutionnalisation à leur signes, les dates emblématiques d’une histoire médiocrement événementielle.
Car s’il est un moment où se déploie le travail discursif de consolidation de ces identités sociales [3], c’est bien celui des congrès confédéraux. Les mécanismes de légitimation à l’oeuvre à l’occasion des congrès, parce qu’ils mobilisent et actualisent les contraintes avec lesquelles doivent composer les agents évoluant au sein de l’institution, parce que ces contraintes structurent une scène dont la spécificité est de rassembler des agents porteurs de la légitimité de l’institution aux plus simples militants, nous renseignent autant sur les usages institués que sur les pratiques instituantes, dans leurs permanences et leurs transformations [4]. Lieu privilégié de mise en scène de l’institution, dans la désignation des adversaires privilégiés, dans la célébration des valeurs du groupe comme dans la publicisation des conflits qui traversent le groupe, le congrès saisi par l’observation ethnographique permet, non seulement de recueillir les principes de structuration des rôles militants, mais aussi de saisir les processus par lesquels les agents sociaux endossent ces rôles et incorporent la cartographie du monde social et de l’espace syndical que proposent les militants plus expérimentés [5]. C’est cette idée qu’on voudrait illustrer à partir de l’exemple du XXe congrès confédéral de la CGT-FO, qui s’est déroulé du 2 au 6 février 2004 au parc des expositions de Paris-Nord Villepinte.
- Manifestation EDF GDF du 19 janvier 2005 à l’appel de la CGT et de FO.
- Paris de la Place Félix Boué à Bercy.
Crédit Patrice Leclerc — Photothèque du mouvement social.
J’ai assisté à ce congrès au titre d’invité, indiqué sur mon badge. Les remarques présentées dans ce texte sont le résultat de cinq jours d’observation, recueillies au moment des débats, de discussions pendant les repas ou dans les couloirs. Ayant profité de ce congrès pour réaliser une enquête quantitative, je dois préciser que les conditions de l’observation ethnographique ont pour cette raison été perturbées de deux manières. Premier
biais, mon attention s’est partagée en permanence entre l’observation et le recueil des questionnaires auprès des délégués. Dès lors, cette contrainte et la visibilité qu’elle me conférait en tant que « chercheur » au sein du congrès ne m’ont pas permis de participer au congrès en étant, par exemple, intégré à une délégation. Second biais, les informations recueillies lors des interactions de face-à-face ont toujours été précédées de présentations indiquant ma qualité de « jeune chercheur », parfois précisées par l’évocation de mon passage antérieur dans le syndicalisme étudiant. J’insiste sur ces deux identifiants car ils n’ont pas été sans avantages : on se livre plus facilement à quelqu’un à qui il s’agit de donner un coup de main pour débuter, qui se distingue de l’image du chercheur « établi » dont les militants assimilent en général la fonction au rapport journalistique à l’organisation. La valorisation de la tradition dans l’institution syndicale encourage en outre un rapport de transmission, d’enseignement, auquel se livrent volontiers les agents enthousiasmés à l’idée d’apprendre à un jeune ce qui les fait agir, espérant certainement de la sorte inscrire cette relation dans le registre de la « transmission du flambeau » — a fortiori auprès d’un individu déjà sensibilisé à l’action syndicale. Cette double contrainte a dès lors orienté mes observations : ne pouvant être intégré aux groupes les plus investis dans le congrès, j’ai surtout rencontré des militants « novices », peu présents dans les négociations de coulisse, dans les interventions en commissions, dans l’animation des délégations, autrement dit occupant une position homologue à la mienne dans l’espace du congrès. C’est ce rapport privilégié aux
novices qui m’a conduit à privilégier dans cet article l’étude du rapport novice à l’organisation [6]. L’usage du terme de novice est préféré à celui de profane car ce dernier évoque avant tout la frontière séparant les professionnels de la représentation que sont les permanents syndicaux des agents sociaux représentés [7]. Cette partition entre les agents investis à temps plein dans le jeu syndical et d’autres qui se tiennent en extériorité à celui-ci néglige en effet l’entre-deux que constituent les organisations. C’est pourtant — entre autres — au sein de celles-ci que se jouent l’apprentissage des enjeux du champ syndical et les possibles processus de professionnalisation. En déplaçant le regard à l’intérieur de l’institution syndicale, le terme de novice permet à l’inverse d’insister sur les processus d’appropriation des rôles syndicaux. Est en jeu pour ces agents qui viennent « à la rencontre » de la confédération, leur capacité à s’identifier à cette marque nationale dont ils n’ont la plupart du temps qu’une idée confuse, produite par les interactions avec les militants locaux et les collègues. Parce qu’il est centré sur la production du discours syndical légitime, le moment du congrès permet ainsi d’étudier, dans la réception de cet événement par les novices, comment s’entretient plus spécifiquement le « monde de pensée » propre à FO, c’est-à-dire comment se soutiennent mutuellement dispositifs cognitifs et relations sociales [8].
Dans le même temps, le congrès ne saurait se limiter à cet aspect endogène de reproduction de l’institution, puisqu’il est, par excellence, un événement public dans l’activité de l’organisation — d’autant plus important que la manifestation, autre registre syndical de publicisation, occupe une place réduite dans le répertoire d’action de FO. C’est pour cette raison que le titre de cette communication insiste sur la démonstration de Force ouvrière : il entend souligner l’ambivalence intrinsèque à la mise en scène d’une organisation en
congrès. Rassemblement exceptionnel de toute l’organisation, il est un événement aussi bien dans la vie des militants de l’organisation — en ce qu’il constitue un moment intense de sociabilité militante — que dans l’espace public : ce qui se donne à voir et à entendre dans un congrès syndical est exposé aux journalistes, aux chercheurs et autres témoins, repris, diffusé, contesté dans des arènes publiques. La situation du congrès, au croisement du public et du privé — privé de l’entre-soi militant, espace privatif des conversations d’initiés, de la diffusion des secrets, des négociations de coulisses, et public du regard extérieur plus ou moins toléré —, en fait un terrain privilégié pour l’étude de ce qu’Erik Neveu et Bastien François appellent des « institutions de socialisation » [9]. Ainsi, le congrès de FO — mais la montée en généralité se ferait sans mal vers toute autre organisation — constitue à la fois une démonstration de force, pour les militants et en direction du public, et un événement dont la force démonstrative conditionne l’appropriation de l’institution par les agents sociaux censés l’incarner. En l’occurrence, la logique de mise en publicité ne s’oppose pas à la logique de socialisation institutionnelle : c’est justement l’imbrication de ces deux dimensions qui fait du congrès un événement original — au sens d’un moment singulier — dans les processus d’institutionnalisation [10]. La démonstration de force conditionne la force démonstrative, et vice-versa. Cette idée se retrouve particulièrement dans l’adresse que le secrétaire général sortant, Marc Blondel, fait aux congressistes à la fin de son rapport d’introduction, désignant une cible vague qui n’est autre que tous ceux, non militants de FO, qui ont décidé de s’intéresser à ce congrès :
« Je vous remercie de vos applaudissements, mais pour me faire encore plus grandement plaisir, faites donc un gros Congrès, un grand Congrès. Donnez-leur la leçon. Montrez-leur ce qu’est la démocratie et montrez-leur ce qu’est la détermination des travailleurs. C’est cela l’essentiel, et je vous accompagnerai. Allez, salut ! » [11]
Après avoir présenté l’espace dans lequel se tient le congrès et insisté sur l’objectif de majesté qui organise les lieux et les délégations, on s’intéressera, à travers l’exemple des usages cognitifs de l’indépendance syndicale et du « spectacle » qu’offre la tribune, aux conditions de la socialisation institutionnelle.
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Un congrès qui en impose (repérages)
La première chose à dire concernant un congrès de FO, c’est qu’on y entre pas comme on veut. La géographie des murs abritant ce XXe Congrès se prêtait aisément à la clôture de l’espace et au contrôle des entrées. Le Palais des Congrès de Paris-Nord Villepinte est en effet une immense succession de halls,
consacrée aux manifestations publiques de toutes sortes, dont la structure modulable permet le cloisonnement d’espaces plus ou moins vastes selon le nombre de visiteurs attendus. L’entrée dans l’espace du Congrès suppose donc la possession d’un badge que des membres du service d’ordre, courtois mais
fermes, vérifient à chaque passage. De même, à l’intérieur du congrès, l’accès à la salle plénière des débats est contrôlé : seuls les délégués, les membres des instances et les invités peuvent y accéder. Un espace, symboliquement clôturé par une petite barrière arrivant à hauteur de taille et séparé par une allée des tables des congressistes, est aménagé pour les observateurs. Un badge spécifique doit être demandé pour y accéder. Ayant pénétré dans l’enceinte du congrès, on descend un large couloir aménagé, au sol, d’un tapis rouge et, sur les murs, d’une exposition d’affiches et de unes de FO hebdo retraçant l’histoire de la confédération, présentant les secrétaires généraux successifs. Une citation de Marc Blondel, reproduite au-dessus de ces
images, entend résumer la démarche syndicale qu’elles illustrent : « Réformiste dans sa pratique, révolutionnaire dans ses aspirations, c’est ainsi que notre syndicalisme sera moteur de l’histoire ». Au bout du couloir, un mur est consacré aux informations pratiques sur le déroulement du congrès, un autre à la revue de presse (quotidiennement, les articles de presse traitant du congrès seront affichés, laissant libre cours aux lamentations des délégués au sujet d’une couverture médiatique jugée partiale) et à la présentation de l’objet réalisé spécialement à l’occasion du XXe Congrès : un photophore, qui est en vente au stand de la boutique FO. Les étapes de sa fabrication sont expliquées en photographies, valorisant le tour de main nécessaire à la production du « bel objet ». C’est toute une idée du travail ouvrier façonnée par l’ancestrale éthique du métier qui paraît s’exprimer à travers cette présentation.
Le couloir débouche sur un immense hall, vaste et haut de plafond, où sont disséminées des installations provisoires, cubes préfabriqués, ouverts ou fermés selon leur vocation, d’où sera administré le congrès. À gauche, un stand assure l’accueil de la presse, un autre cube, fermé, regroupant la reprographie d’où sortiront les résolutions et autres textes distribués pendant le congrès. Au-dessus, ce qui doit être l’espace réservé à l’organisation du service d’ordre, dont un balcon offre une vue d’ensemble sur le congrès. En face, un long alignement de stands doit assurer l’accueil des délégués, la distribution des sacoches, la vente des tickets de restauration, l’information sur les cars qui conduisent aux hôtels. Il arrive à certains responsables de l’intendance de circuler à vélo. C’est le personnel employé à la confédération qui assure l’administration, à titre volontaire et bénévole, hormis l’hébergement et la restauration. Mais il y a du monde : comme me le confesse un assistant confédéral, le congrès est un bon moment, qui permet notamment de retrouver des amis rencontrés à d’autres occasions de la vie syndicale. À droite, la trésorerie, d’où seront en particulier distribués les mandats définitifs qui feront les votes. Ayant franchi cette première enceinte, le hall se
prolonge. À droite se trouvent les centaines de tables et le service de restauration, ainsi que l’espace café. La restauration ne laissera pas de souvenirs impérissables aux congressistes : des portions trop maigres, le vin
payable en sus, au point que le trésorier eut à faire une mise au point dès le deuxième jour pour garantir des améliorations, suscitant les encouragements de la salle. Produite sur place par un traiteur industriel, la restauration était d’autant plus incontournable que la situation du congrès rendait impossibles les stratégies d’exit gastronomiques. En face sont disposés deux bars, le « village » du congrès où se trouvent divers stands, et la salle où se déroulent les débats pléniers. À quelques endroits également, des espaces de repos (à l’écart, un tapis vert, des fauteuils, quelques tables, des cendriers).
Les deux bars, qui sont des « bois-debout », ne désempliront pas, les pointes se situant évidemment aux heures de pause entre les débats. On y boit le café, l’apéritif, un demi pour se désaltérer. Les barmaids sont gentiment taquinées par un public très nettement masculin. Dans le même temps s’y opèrent les retrouvailles, s’y échangent les remarques sur les dernières interventions entendues, s’y discutent sérieusement stratégie et tactiques. Les deux bars se situent sur les deux faces joignant un angle du quadrilatère que composent les
stands. Au centre du village, l’espace confédéral : le stand des jeunes FO, celui du centre de formation, celui des divers secteurs confédéraux, la boutique où se retrouve de quoi composer tout un univers explicitement siglé ou familier de la confédération : des ballons, des porte-cd, des porte-clés, des préservatifs, des agendas, des t-shirts, des panchos, siglés FO ; un CD d’André Frey qui « chante le mouvement ouvrier » ; un petit ouvrage sur la laïcité, publié à l’Encyclopédie du Socialisme (éditions de l’Office universitaire de recherches
socialistes) et rédigé par un militant Force Ouvrière... Sur tous les stands, des brochures, des livrets, des affiches qui témoignent de l’activité des différents secteurs de l’organisation. Autour de l’espace confédéral, deux rangées de stands hébergent divers types d’exposants. Ceux qui semblent sacrifier à la reconnaissance de l’inscription de FO dans un champ syndical pluriel semblent les moins fréquentés et, d’ailleurs, les moins habités : l’Institut de recherches économiques et sociales, le CODHOS (association regroupant les divers
centres d’archives du mouvement ouvrier), la Confédération européenne des syndicats (où le tas de petits livres Qu’est-ce que la CES ?, signés du syndicaliste chrétien Emilio Gabaglio et laissés apparemment en vrac et libres d’accès, paraît dans le contexte comme une provocation nonchalante). Un stand a été investi par L’Ouest syndicaliste, journal de l’UD FO de Loire-Atlantique, renommé dans toute la confédération et portevoix de l’alliance entre anarcho-syndicalistes et trotskystes. Il y a à côté le stand de Solidarité Laïque, association organisant des actions d’éducation populaire en France et dans le monde. Fondée en 1956 pour venir en aide aux réfugiés hongrois, cette association reconnue d’utilité publique regroupe l’essentiel du milieu laïque : obédiences maçonniques, syndicats, mutuelles et coopératives de l’enseignement... FO est la seule confédération syndicale adhérente. Mais les stands qui sont certainement les plus visités sont ceux des institutions de prévoyance et des sociétés mutualistes, qui proposent aux élus des Comités d’entreprise leurs gammes d’assurances complémentaires, organisent des tombolas et offrent régulièrement champagne et apéritif, le tout agrémenté du sourire d’hôtesses que tout le monde s’accorde à reconnaître charmantes.
La salle du congrès est aussi grande que ses dépendances. L’éclairage y est beaucoup plus tamisé, comme pour ménager les yeux et permettre au maximum l’écoute des orateurs. Au fond à droite se situe une large tribune, drapée de rouge. Au centre, le pupitre d’où s’expriment les orateurs. Derrière ce pupitre, légèrement en retrait, une longue table où siègeront, pendant toute la durée du congrès, les treize membres du bureau confédéral et, au milieu, le président de séance et ses deux assesseurs, qui distribuent la parole et changent à chaque demi-journée. De part et d’autre de la scène que constitue la tribune, deux grands oriflammes tombent du plafond et figurent des salariés modèles, et surtout modernes : le principe de diversité semble avoir été rigoureusement respecté dans le choix d’individus pour la couleur de peau, le sexe et l’âge, tandis qu’on serait bien en mal d’identifier un métier et, à plus forte raison, des attributs ouvriers derrière les sourires publicitaires. La même image est reprise derrière la tribune, à côté du sigle « FO », et annonce le
slogan du congrès : « L’indépendance syndicale, une force pour l’avenir des salariés ».
C’est une configuration de travail qui structure l’assise des délégués : ils siègent autour de tables d’une dizaine de places, disposées en rayon depuis la tribune. Deux allées traversent ces rayons, séparant trois demi-cercles concentriques. Les centaines de tables sont essentiellement organisées par fédérations, puisque c’est sur cette base que sont disposés les écriteaux assignant une place à chacun. Mais très vite, la distribution des places est réorganisée selon ce double principe qui structure aussi bien l’identité que les sociabilités syndicales : le métier, et le lieu. L’impression de mouvement est nette dès le premier soir du congrès. Ainsi, les Unions départementales d’Outre-mer sont très clairement regroupées à l’extrême fond de la salle, à l’opposée de l’entrée ; les pancartes indiquant la fédération sont retravaillées (un sigle breton y est griffonné), d’autres sont fabriquées (« UD 13 », « UD des Vosges »). Les affinités « politiques » produisent aussi des regroupements, parfois plus contraints que spontanés : la disposition des tables semble assurer la meilleure visibilité aux fédérations acquises au secrétaire général (enseignants, employés et cadres...) qui entourent la tribune, tandis que ceux qui passent communément pour les opposants (métallurgie, alimentation...) sont relégués à l’écart, au niveau des second et troisième cercles. Les tables occupent donc tout le centre du grand hall. Mais il reste encore de la place à gauche, et au fond à gauche de l’espace. Au fond se trouvent à nouveaux des cubes préfabriqués, l’un attribué à la rédaction de FO hebdo, (qui résume en instantané les interventions pour les mettre en ligne sur le site de la confédération, et qui rédige un quotidien du congrès), l’autre constituant une sorte d’espace « VIP » pour les invités. À gauche, dans l’ombre, des techniciens gèrent l’éclairage, le son, la retransmission en direct des interventions sur des écrans géants (de part et d’autre de la tribune, à plusieurs endroits aux croisements des premier et second cercles et des allées en rayon), l’affichage de messages défilants, plus ou moins collectifs ou personnels, en bas de ces écrans.
La majesté des lieux ne serait rien sans des effectifs pour le peupler. Si la prise en charge de l’infrastructure matérielle du congrès relève de l’appareil confédéral, la clé de la réussite en termes de participants dépend des niveaux inférieurs de l’organisation : ce sont les unions départementales, les fédérations, voire syndicats et délégués seuls, qui sont chargés de trouver les moyens de venir au congrès et d’y loger à proximité. Loin d’être perçu comme un principe de désorganisation, ce type de participation au congrès est présenté comme une des raisons de la bonne mobilisation syndicale. La formulation du congrès confédéral comme congrès des syndicats exprime cet objectif :
« Bienvenue au 20e Congrès de la Confédération Générale du Travail - Force Ouvrière ! Bienvenue au Congrès des syndicats de la CGT-FO, votre Congrès ! Vous êtes pratiquement trois mille délégués présents à Paris-Villepinte, trois mille délégués représentant nos camarades syndiqués pour exprimer leurs préoccupations, leurs soucis et leurs revendications. Trois mille... Si j’insiste sur ce chiffre, c’est que nous sommes actuellement l’une des seules organisations à réunir une représentation aussi large de ses structures et de ses adhérents. Malgré ce que cela représente comme charge de travail et comme engagement financier, la Confédération Générale du Travail - Force Ouvrière donne la parole au plus grand nombre de ses syndicats, car elle considère que c’est la démocratie. » [12]
Les délégués portent les mandats qui leur ont été confiés par les syndicats de base réunis en congrès. La CGT-FO revendique environ 15 000 implantations syndicales. Ce pourrait donc être potentiellement le nombre de délégués. En pratique, depuis les années 1980, le nombre de congressistes tourne autour de 3 000 (2 920 au congrès de Villepinte, d’après le chiffre arrêté par le trésorier confédéral), car plusieurs syndicats peuvent confier leurs mandats à un même syndiqué, à condition qu’il appartienne à la même fédération ou à la même union départementale. Double préoccupation derrière ces chiffres : faire masse et illustrer une idée de la démocratie comme participation du plus grand nombre des syndicats à la définition de l’orientation confédérale, aspect qui compte beaucoup dans la publicité faite au congrès par les dirigeants syndicaux. L’introduction de Marc Blondel ne fait de ce point de vue que reprendre des propos déjà entendus lors des entretiens avec les responsables syndicaux. Principe de distinction à l’égard des autres organisations, et
surtout de la CGT, dont la taille plus restreinte des congrès confédéraux est lue comme l’aveu de son contrôle par l’appareil communiste [13], le fédéralisme résume la formule par laquelle la CGT-FO entend assurer sa fidélité au syndicalisme des origines [14]. C’est au nom du fédéralisme que le nombre de participants se constitue comme enjeu : plus nombreux seront les délégués, plus la diversité des préoccupations
syndicales pourra s’exprimer.
Les conditions de la socialisation institutionnelle
L’accompagnement cognitif des novices : les ambivalences de l’indépendance syndicale
Le Congrès confédéral est donc un événement à grande échelle. Tout est organisé de manière à figurer une organisation en majesté : vis-à-vis des observateurs extérieurs comme pour les invités ou les militants, le congrès doit être à proprement parler un événement qui en impose. Se trouve ainsi confortée l’assurance d’appartenir à la bonne organisation, et le plaisir militant d’avoir su en faire la démonstration à tous ceux, organisations concurrentes et observateurs du monde social que sont journalistes et chercheurs, accusés de
prédire la fin de la CGT-FO. Mais cette volonté d’en imposer peut avoir un effet contre-productif si elle n’est pas « expliquée ». Quelques observations tirées d’une discussion avec un militant me permettront de l’illustrer.
Mercredi soir. Je dîne avec un jeune délégué du personnel, la trentaine, militant dans le Sud-Ouest, adhérent depuis peu. Il travaille dans une société d’affichage et participe au congrès, non comme délégué, mais au titre du service d’ordre. Il est seul car il n’a pas retrouvé ses douze collègues, délégués du personnel des autres succursales de sa société. Celui-ci m’explique le désarroi de cette poignée de jeunes syndiqués qui, découvrant
le « gigantisme » du congrès, en ont dès le départ été contrariés, traduisant en ces termes leur malaise : « ils n’ont pas aimé : de tels moyens ça faisait parti politique ». La discussion se prolongeant, il apparaît que d’autres raisons expliquent l’isolement de mon interlocuteur. Il y a un conflit dans leur syndicat, pourtant récemment constitué : tous sont des recrues de fraîche date d’un militant plus expérimenté, que mon interlocuteur désigne comme leur « leader charismatique ». Or, celui-ci veut créer un syndicat autonome, et entretient la défiance à l’égard de FO. À l’inverse de ses collègues, il s’avère que mon interlocuteur a déjà pu profiter de stages de formation. Au début il aurait pu aller dans n’importe quel syndicat. Mais ces stages lui ont expliqué « l’idéologie » du syndicat, et il prend goût à la fréquentation de l’UD : son autonomie à l’égard des autres témoigne d’un début d’intégration qui fait défaut à ses camarades, stoppant net, chez eux, la dynamique d’identification à l’institution...
Reconnaître la majesté d’une organisation suppose que l’appartenance à celle-ci ait été suffisamment stabilisée pour assurer un contact « en confiance » avec une atmosphère qui, par son objectif même, implique le dépaysement. À l’inverse de ces novices. Parce qu’ils ne maîtrisent pas les catégories de perception de l’institution, ils en viennent à retourner contre leur propre organisation un principe de division du monde social constitutive de celle-ci : la défiance à l’égard des partis politiques. Dans le contexte général de
discrédit de la catégorie « parti », la rhétorique de l’indépendance, centrale dans le discours de FO, montre ici toute son ambivalence : cette attitude peut favoriser l’engagement syndical, dans la double distance à la politique que consacre, d’une part, la distinction des catégories « syndicat » et « parti » (« nous sommes un syndicat, pas un parti » rappellera Marc Blondel dans son rapport d’introduction ; cette distinction revient comme un leitmotiv dans beaucoup de prises de parole) et d’autre part l’horizon d’action immédiat, local,
concret qu’offre un militantisme d’entreprise (mode d’entrée en syndicalisme de la plupart des novices [15]). Mais, après avoir permis l’entrée dans une carrière militante, elle peut en contrarier le prolongement quand vient le temps de relier cet engagement local à la dimension plus large du mouvement. C’est ce qui semble advenir à ces militants, laissés à eux-mêmes dans un lieu qui les dépasse. Leur « leader charismatique », qui aurait dû leur servir de guide dans l’univers syndical, les ayant abandonné, ils ne peuvent bénéficier du soutien cognitif d’un militant expérimenté qui les aurait intéressés au congrès en leur en expliquant le sens. Notamment en contrariant les analogies spontanées entre « confédération syndicale » et « parti politique » que rapprochent en pratique l’échelle d’intervention sur la scène politique nationale, les débats, les savoir-faire mobilisés, la médiatisation... Dans ces rapprochements se creuse l’étrangéité du congrès et de ses enjeux par rapport à la condition des novices ; l’accompagnement cognitif suppose alors, de la part des militants davantage intégrés à l’institution, la production de principes explicatifs permettant d’éprouver l’équivalence de la condition des novices avec celle des autres agents qu’ils côtoient : par exemple, en expliquant qu’un congrès confédéral, loin de s’éloigner du terrain, permet aux divers militants de confronter leurs expériences.
Cet accompagnement cognitif paraît d’autant plus important que FO se caractérise par l’entretien d’une culture d’institution relativement singulière [16]. L’exposition aux valeurs et aux pratiques de l’institution, dans sa dimension cognitive, fait de la socialisation institutionnelle un processus qui compte autant pour se définir au sein de l’institution que pour se définir dans l’ensemble du monde social. Or, le discours syndical légitime est doublement complexe. D’une part, parce qu’il transmet des clivages qui ne sont plus en circulation dans d’autres univers sociaux. D’autre part, parce qu’il produit un discours ambivalent sur le politique, que pourrait résumer la notion de politisation apolitique.
Mardi soir. En faisant ma tournée pour inciter les congressistes à retourner leur questionnaire, j’entame la discussion avec un délégué de Rhône-Alpes, fonctionnaire, sur un point de mon enquête : la question des appartenances politiques des militants syndicaux. Mon interlocuteur insiste sur ce qui fait à ses yeux la spécificité de Force ouvrière : son indépendance. Celle-ci s’illustre dans le fait qu’on retrouve, au sein du syndicat, diverses mouvances, notamment du Parti socialiste à l’UDF. En guise d’exemple de cette indépendance, il évoque la discipline d’esprit que doit s’imposer un militant mettant en cause le pouvoir politique : devant rédiger un tract attaquant le gouvernement Raffarin pour sa responsabilité dans la canicule, il a ressenti le besoin d’appeler sa fédération pour prendre quelques conseils concernant ce tract. Ses interlocuteurs du niveau « supérieur » insistent sur la nécessité de parler également de la gauche. Il prendra soin dans son tract de faire aussi référence à un scandale politique mettant en cause un gouvernement identifié « à gauche », celui du sang contaminé. Les prescriptions de rôle syndical lui intiment d’indifférencier droite et gauche dans le discours public du syndicat. Ce qui ne l’empêche pas de se définir comme socialiste. Mais même chez les socialistes, il y a des mouvances : lui, il est « socialiste “Jaurès” ». Cette délimitation plus stricte de l’identité socialiste sonne dans ses propos comme un souci de distinction à l’égard de ceux que l’on nomme communément « socialistes » : l’institution syndicale apparaît comme une espace d’entretien d’une définition concurrente de cette identité. Il en vient à parler des autres syndicats : il reproche à Sud d’être « comme à ATTAC : ça va jusqu’à l’extrême droite ». Ce qui pourrait passer pour de l’incompétence politique dans la confusion des classements contraste avec la relative sophistication de son autodéfinition politique. Plutôt que de postuler l’incohérence du raisonnement politique, on peut poser l’hypothèse plus heuristique de la recherche d’un principe de cohérence interne à ce jugement. Pour ce militant, qui se définit comme socialiste, rejette ATTAC en l’assimilant à l’extrême droite, le positionnement à gauche est implicite. Mais ce positionnement à gauche se fait certainement sur la base d’une définition de ce que sont la gauche et la droite qui n’a plus cours dans la plupart des autres mondes sociaux, notamment en fonction de points de repères qui sont souvent désignés comme des « archaïsmes » de FO et qui circulent encore beaucoup dans l’institution syndicale : l’anticommunisme et l’anticléricalisme. Un PC rejeté du camp de la gauche parce qu’il n’est « pas à gauche, mais à l’est », pour reprendre une vieille expression de la SFIO ; une équivalence tracée entre droite et cléricalisme, qui explique que la « deuxième gauche » d’origine chrétienne soit considérée comme une « fausse gauche ». À ce titre, ATTAC, dont l’investissement de militants catholiques en son sein est connu, serait renvoyé vers « l’extrême droite ». Ce type de lecture est certainement encouragé par le militant qu’il me présente. L’interaction qui l’associe alors à la conversation exprime toute l’autorité dont mon interlocuteur semble l’investir : « Tu vois, lui il a 62 ans », me dit-il... « militants de père en fils » répond l’autre. Très calme, ce délégué est en train de lire studieusement la Vérité qu’il surligne, dissimulant plus ou moins la revue [17]... Nous avons donc certainement à faire à un militant du Parti des travailleurs qui, en cet instant précis, est représenté comme le continuateur d’une tradition militante. Le PT est une organisation politique où ces principes de division du monde social s’imposent de manière encore plus hégémonique. Les réseaux militants qui unissent Force Ouvrière et ce parti constituent ainsi un des canaux de circulation — donc de valorisation — de ces représentations du monde. Les militants du PT pourraient même faire figure, au sein de FO, de « gardiens du temple » dans leur intransigeance à défendre ces principes. Ce que semble conforter le comportement de mon interlocuteur, s’appuyant sur ce militant pour conclure ses propos.
Où la mobilisation des bonnes catégories de perception apparaît nécessairement sous-tendue par le substrat social qui en facilite l’incorporation : les encouragements des militants qu’on respecte, la richesse de nouvelles rencontres militantes, l’efficace des sociabilités qui s’actualisent, se découvrent ou se confortent à l’occasion du congrès [18]. C’est notamment ce qu’exprime le délégué FO cité plus haut. S’il s’était distingué de ses collègues par sa plus grande disposition à « admettre » l’institution en représentation, le prix à payer de cet enrôlement croissant se retrouve dans ce sentiment de différence qui se creuse vis-à-vis des collègues non militants.
Les stages, la fréquentation de l’UD, lui ont montré l’intérêt de l’organisation syndicale : elle apporte « soutien, ouverture d’esprit, ouverture au monde ». En plus d’être DP, il s’investit dans le CHSCT [19]. Depuis, ça le travaille, il prendrait bien d’autres types d’engagements. Dès lors, pour lui, le congrès, loin de manifester l’étrangeté de ce collectif abstrait qu’objective le sigle CGT-FO, apporte des profits de sociabilité bienvenus pour conforter cette identité militante en train de se former : « Ça fait du bien d’être entre militants, parce que face aux salariés non-syndiqués dans l’entreprise, souvent il y a de la méfiance à l’égard des syndicalistes qui auraient un intérêt personnel. » Si la socialisation institutionnelle de cet agent semble si bien se passer qu’elle le conduit à réfléchir à d’autres engagements, elle n’en remet pas pour autant en cause sa méfiance affichée envers la politique. Il emploie le terme d’« idéologie » mais ne le considère pas comme une catégorie politique. Il m’explique que ce qui compte dans son engagement syndical, c’est que « c’est apolitique », « qu’on nous demande pas d’arrêter la grève en fonction du patron ou du gouvernement ». Dans ses propos, la référence aux patrons et aux gouvernements semble naturellement interchangeable : incorporation du discours syndical légitime, qui divise le monde social entre le syndicat d’un côté, le pouvoir (politique et économique) de l’autre. Ou bien, mobilisation de catégories de perception spontanées opposant le « haut » et le « bas » et confortées par le discours syndical...
La structure d’encadrement de l’UD et la disposition des tables par fédération facilitent les rencontres en assurant aux délégués qui se côtoient d’avoir un minimum, géographique, professionnel, en commun. À plusieurs reprises, j’ai ainsi pris mes repas à des tablées de militants souvent issus de la même fédération, mais de régions différentes.
Jeudi midi. Je déjeune avec un groupe de délégués de la FGTA. Parmi eux, l’un vend des télévisions à Limoges, l’autre est déléguée du personnel dans un hypermarché de la Seine-Saint-Denis. Ils se sont rencontrés lors d’un congrès précédent et se retrouvent à cette occasion. Issus tous deux de véritables lignées militantes, ils animent la discussion. Dans le cours de celle-ci, ces deux militants évoquent des souvenirs dont ils découvrent les homologies : les parents militants, engagés, les timbrages d’enveloppes en famille autour de la table quand ils étaient enfants... « c’était du militantisme », fait remarquer avec admiration l’un des deux. Loin de se limiter à un témoignage de nostalgie, cette remarque sert dans le même temps à indiquer l’importance du militantisme au présent, qui s’inscrit avec fierté dans cette tradition. L’accent mis sur le dévouement, qui réassure les militants sur la noblesse de leur engagement, permet en outre de réinterpréter ces traditions
familiales à l’aune de la situation d’interaction, assurant une équivalence des traditions militantes qui ne va pas de soi. Car par-delà les homologies, il apparaît que le militant de Limoges provient d’une famille de militants
PCF et CGT, actifs de père en fils (il reste d’ailleurs très allusif sur les raisons de son passage à FO, mais a toujours aussi peu d’égards pour les « anticommunistes primaires »), tandis que la DP de Seine-Saint-Denis,
fille d’un militant fondateur de la CGT-FO, distribuait, enfant, les tracts de son père à la sortie de l’usine parce que « les vieux se faisaient casser la gueule ».
Ailleurs, le voyage qu’offre l’occasion de « monter » au congrès sera immortalisé sur une pellicule pour ce groupe de délégués, prenant la pose dans un coin du hall, avec un papier indiquant leur Union départementale. Beaucoup regretteront l’éloignement du lieu par rapport à la capitale, qui ne permet pas de profiter autant qu’on l’aurait voulu des petits restaurants et des visites touristiques. Le Congrès précédent, à Marseille, était au contraire tellement bien situé... Un autre militant, retraité de l’hôpital public, rappelle les
effets pervers que peut générer une sociabilité dont la fonction d’intégration dans la réalisation implique a contrario la production d’un surcroît d’exclusion : il m’explique que certains militants oublient la fonction première de ce genre de rassemblement, leur reprochant de venir aux congrès en « voyage syndical », pour se promener et voir des gens : « Ils préfèrent y aller et y retourner plutôt que de laisser la place à des nouveaux... » Lui est plutôt fier de n’en être, après 42 ans d’adhésion, qu’à son second congrès confédéral.
À l’opposé des militants qui mobilisent par le biais de l’institution syndicale des catégories de perception concurrentes aux clivages politiques dominants, on trouve au congrès des militants qui reprochent à Force ouvrière sa politisation. Se définissant eux-mêmes comme « réformistes » (bien que l’étiquette soit
revendiquée par les deux camps), ces militants étaient en même temps bien souvent ceux qui regrettaient l’absence de tout appel au vote contre le FN au lendemain du 21 avril 2002. On sait que l’apolitisme n’est qu’une forme concurrente de politisation. On pourrait préciser que cette posture ne se réduit pas à un clivage « grossier » mais peut tout à fait être endossée par des agents maîtrisant le maniement de biens spécifiquement « politiques ».
C’est par exemple le cas de cet orateur, membre de la fédération de la Métallurgie, « fief » des « réformistes ». Dans son intervention, il se livre à une critique générale de l’orientation confédérale. Tout en mettant en garde
contre les prises de positions sur des terrains « trop politiques », comme l’Europe ou la régionalisation, il justifie son « pragmatisme » à partir de considérations hautement idéologiques : la chute du mur, en 1989, a montré que le modèle marxiste-léniniste n’a pas survécu à l’économie capitaliste. Il a choisi FO contre la CGT qui voulait changer le système, car il n’y a pas de système dans lequel les salariés n’auraient pas de problèmes. Tout en insistant sur la communauté de valeurs qui unit les militants FO (« Si nous ne sommes pas d’accord, nous avons cette chose en commun : un goût immodéré de la liberté. »), il n’hésite pas à mettre en cause très directement le PT, « un certain petit parti politique extrêmement minoritaire » qui risque justement de tirer FO vers ses positions minoritaires.
À travers les postures décrites ci-dessus se déclinent ainsi deux manières de mobiliser le registre de « l’indépendance » : la dénonciation de la politisation de FO par ceux qui peuvent à proprement parler être définis comme les « apolitiques », n’est rien d’autre que la manifestation d’une adhésion au jeu politique légitime. La revendication d’indépendance (qui, pour les novices, ne diffère pas de l’apolitisme), pour les autres, relève d’une défiance à l’égard du jeu politique légitime, qu’elle soit sous-tendue idéologiquement (c’est-à-dire portée par un système alternatif d’interprétation du monde) ou non (dans le cas d’attitudes plus strictement « antipolitiques »).
Le spectacle de la parole
Le Congrès n’est pas seulement un bon moment parce qu’il permet de se retrouver entre militants et entre amis — c’est-à-dire entre camarades. On aime y venir également parce que s’y déploie le spectacle de la tribune. Il y a d’abord la représentation, au sens théâtral, du secrétaire général. Les débats du Congrès sont d’ailleurs organisés sous la forme d’un dialogue entre le secrétaire général de la confédération et les délégués : il ouvre les débats le lundi, reste silencieux pendant toute la durée des interventions des délégués
(146 sur le rapport d’activité) et reprend la parole à l’occasion de « la réponse du secrétaire général », qui clôt les débats et renvoie les travaux aux commissions. La réponse est davantage appréciée car elle est préparée « à chaud » : plus courte, elle permet à Marc Blondel de déployer ses talents d’improvisation. Dans son rapport d’activité, celui-ci va se livrer à une véritable performance, en produisant un discours de près de quatre heures. Les journalistes — de même que certains partisans du congrès, relativement excédés — ne manqueront pas de faire la comparaison avec Fidel Castro. Les autres, stoïques, indiqueront l’exigence d’exhaustivité comme raison officielle et le goût du verbe comme motivation personnelle. Les interventions
de Marc Blondel expriment aussi bien la fascination de l’individu pour les tribuns du mouvement ouvrier que sa capacité à jouer du spectacle politique que construisent les médias. Sous le double regard de l’auditoire militant et des observateurs extérieurs, le secrétaire général alterne les registres de l’humour [20] et de la solennité [21]. Il produit des « bons mots » qui sont aussi bien appréciés par les militants (les applaudissements en témoignent) que par les journalistes (leur reprise dans la presse l’illustre) [22]. Conscient des attributs qui le constituent comme figure médiatique en lui faisant endosser l’image publique de la France qui conteste, du populiste [23], il joue de celle-ci sur deux niveaux, satisfaisant à la fois les publics militant et journalistique.
Lundi, 17 h. Marc Blondel parle sans interruption depuis maintenant une heure et vingt minutes. La chaleur de la tribune le conduit à ôter sa veste. « Je vais vous montrer mes bretelles », annonce-t-il goguenard. Aussitôt,
ça se réveille du côté des tables de presse. Le secrétaire général signale aux médias qu’il va leur offrir une image qui correspond à leurs attentes, affichant ostensiblement ses bretelles comme un attribut populaire revendiqué. Les flashes qui avaient crépité au tout début de l’intervention se remettent à fonctionner. Dans le même temps, cet avertissement fonctionne comme un signal envoyé aux congressistes dont les encouragements (manifestés par les applaudissements qui retentissent alors) se distinguent de la satisfaction journalistique. Il n’est pas seulement question de bien jouer le personnage que les délégués attendent aussi, évidemment. Il y a aussi dans ce jeu l’accent mis par le secrétaire général sur la relation de connivence qui l’unit à « ses » militants : il ne fait pas de manières devant ses camarades. Dans le double mouvement de l’acte et de la distance marquée à son égard par une énonciation qui n’a pas lieu d’être se trouvent ainsi mutuellement confortées la proximité du dirigeant à sa base et la distance du monde des syndicalistes à celui des journalistes, que renforce encore la précipitation de ceux-ci à se repaître de cette image.
Dans le même esprit, à l’occasion de sa réponse aux délégués, revenant sur les critiques que lui ont adressées certains opposants, le secrétaire général ira même jusqu’à donner des leçons de coup de gueule et de « populisme » à ses détracteurs :
« Ah, ce que je vous aime, militants de FO ! Ce que vous êtes terribles ! Vous venez ici, à cette tribune, et vous dites : “Regardez un peu le Blondel, écoutez-le, c’est du populisme !” Et vous le dites tellement bien que vous êtes en train d’en faire ! Je trouve ça absolument splendide ! [...] Cela a quelque chose d’excellent ! Parce que cela veut dire qu’à FO, la parole est libre ! Cela étant, il y en a qui sont moins bons que moi ! Je vous ai vus : parfois, vous aviez du mal, vous cherchiez votre respiration... mais non, il faut la prendre avant ! Il faut savoir ce qu’on va dire ! Il ne faut pas se laisser dépasser par sa pensée ! Il faut la contrôler, camarades, il faut essayer
de savoir ce que l’on dit ! » [24]
Par-delà la distance au rôle grâce à laquelle Marc Blondel entend montrer qu’il sait jouer de sa position avec brio, s’exprime également dans ces propos la dimension proprement ludique accordée aux jeux de la tribune. La satisfaction manifeste avec laquelle l’orateur donne quelques ficelles d’une bonne représentation, la réception gourmande de ses propos par l’auditoire illustrent l’importance de cette dimension dans l’événement du congrès. La complicité du public dans cette célébration du verbe se manifeste encore, quelques minutes plus loin, dans le « ôôôôhhhh !! », tout aussi admirateur qu’ironique, qui accueille l’usage d’un plus-que-parfait du subjonctif (« nous eussions ») par le secrétaire général. « La parole est libre », cette formule qui revient sans cesse dans la bouche de Blondel comme d’autres intervenants, n’évoque pas
seulement la liberté d’opinion censée présider aux débats. Elle témoigne également de l’appréhension du congrès comme d’un moment de libération des mots : où la grisaille des discours syndicaux, des listes de revendications au vocabulaire technique des professionnels du paritarisme, censée résumer le syndicalisme « à courte vue » de la CGT-FO, cède la place à l’indissociable exaltation de la communauté syndicale et de son existence par le verbe. Elle recouvre enfin la fierté d’une liberté de comportement qui autorise l’usage de
la tribune à des fins aussi prosaïques que les plaisanteries sur les vieillards toujours verts [25].
Marc Blondel est certainement reconnu comme le plus capable des orateurs par les congressistes. Il n’est pas pour autant le seul à magnifier l’usage proprement ludique de l’intervention à la tribune. L’idée que celle-ci compte autant pour son contenu que pour sa forme semble largement partagée. Naturellement moins habiles à cet exercice, beaucoup d’orateurs ne pourront satisfaire à cette attente qu’en mobilisant les formules ritualisées censées consacrer solennité et grandiloquence au propos : il importe de s’adresser aux
congressistes en les appelant « mes chers camarades » ; tout délégué se doit d’ouvrir son intervention en indiquant aux militants qu’il leur apporte « le salut fraternel » des syndicats qui l’ont mandaté ; on parle plus volontiers de « la CGT-Force Ouvrière » ou bien de « l’Organisation syndicale » en faisant retentir explicitement cette majuscule de majesté... Mais il est parfois des orateurs qui se livrent eux aussi aux performances, ou qui sont attendus pour cela. Et parmi eux, il n’est pas que les militants prestigieux, confédéraux ou dirigeants d’UD ou de fédération.
C’est le cas par exemple de ce délégué de l’Union départementale des Hauts-de-Seine, manifestement habitué à cet exercice puisqu’il fait référence à son intervention du précédent congrès. Sur la base d’une grammaire que constitue le fonds commun de la culture d’institution [26], son intervention est tout entière structurée par un souci de démonstration de la richesse du vocabulaire et de sa virtuosité rhétorique. Il va ainsi, dans un premier temps, décliner une suite de titres de films censés caractériser métaphoriquement le champ syndical et en particulier la CFDT : « Alliance cherche doigt, Comment réussir dans la vie quand on est con et pleurnichard, et surtout, Pendez-les haut et court ! »... Face à cette adversité se dresse fièrement FO : « Mes camarades, au-delà de la galéjade qui masque mal la rancoeur et l’amertume du militant Force Ouvrière que je suis à l’encontre de la grande braderie sociale que nous subissons, j’aimerais vous dire la fierté que j’ai de défendre, avec mes amis, les positions de notre Organisation syndicale, et ce face à la cohorte grandissante de nos détracteurs. » Le délégué se livre ensuite à un exposé d’injustices à valeur édifiante : inégalités, distorsions entre la situation des salariés et celle des entreprises, licenciements, délocalisations... L’indignation s’alimente ensuite aux débats de société qui font l’actualité, perçus à travers le prisme
de l’engagement laïc : « Au pays des sans-culotte, il faudrait porter le voile ! quel comble ! [...] les assises humanistes de la République sont en danger. » Toute l’intervention célèbre l’institution syndicale : « Mes camarades, dans ce tumulte économique et social, ce Congrès est une chance. » Face aux « cosaques de la CGT », aux « invertébrés de la CFDT », aux « pique-assiettes de l’UNSA », contre « les obscurantismes corporatistes du social » que sont SUD ou ATTAC, contre « le laboureur de moquette José Bové », seule la CGT-FO mérite d’être défendue, car elle seule « relève de la tradition ouvrière. La tradition, c’est un progrès qui a réussi. » [27]
Quelque excessive que puisse paraître cette intervention à un observateur extérieur, elle n’en reste pas moins très représentative — avec un lyrisme simplement plus marqué — de la tonalité des prises de parole généralistes, qui visent à situer FO dans le champ syndical et le monde social. Ce sont ces interventions qui sont le plus écoutées et appréciées, suscitent rires et applaudissements. De nombreux autres exemples pourraient être donnés, des dirigeants les plus reconnus (ainsi Patrick Hébert, secrétaire général de l’UD de
Loire-Atlantique : « Si nous n’existions pas, il faudrait nous inventer ! ») aux figures les plus neuves. Ces orateurs sont écoutés pour ce qu’ils disent, non seulement parce qu’ils le disent bien mais surtout parce qu’ils disent l’institution.
Le cas de ce délégué des syndicats des Casinos est particulièrement illustratif. C’est son premier congrès en tant que délégué, et sa première intervention. Investi depuis peu à FO, il est encore jeune (trente-cinq ans
environ) et ne détient d’ailleurs ses mandats que parce que, permanent de la Fédération des Employés et Cadres, c’est lui qui s’occupe des salariés des casinos. Autant dire que ce militant est totalement inconnu : endehors
des responsables de la FEC, personne n’attend son intervention. Le rapport qui va se nouer entre ce délégué et son public dans le cours de son intervention va pourtant confirmer toute l’importance des dispositions tribuniciennes et de la maîtrise d’une grammaire d’institution acquise, dans son cas, par un long et
décisif passage dans le syndicalisme étudiant UNEF-ID, à une époque où l’empreinte du militantisme « lambertiste » sur cette organisation assurait encore, malgré l’affaiblissement des réseaux militants communs, des catégories de perception homologues [28]. Progressivement le brouhaha s’est tu... Après avoir présenté la condition des salariés des casinos, le délégué en vient à des considérations beaucoup plus idéologiques : la place décisive de FO dans le champ syndical, les trahisons des autres organisations, la défense de la
République, le retournement du stigmate adressé au syndicalisme, le tout mâtiné d’une pointe d’anticléricalisme : on reproche à Marc Blondel d’être là depuis 15 ans et de n’avoir pas fait baisser le chômage, mais « L’abbé Pierre, en ce moment, lance son appel : “Hiver 2004, cinquante ans après l’hiver 54”, et toute la presse dit : “C’est magnifique !” » Dans l’auditoire, beaucoup d’applaudissements ; les signes d’approbation ou les visages impressionnés sont perceptibles. Les délégués se demandent qui est ce « jeune »... Signe de la qualité reconnue à l’intervenant, les militants, en plus d’applaudir, tapent du pied quand il quitte la tribune... Il me dira ensuite que certains sont venus le voir, notamment des anciens, pour le féliciter.
Pour ceux dont l’usage de la tribune en séance plénière constitue une épreuve encore trop risquée, les séances des commissions peuvent apparaître comme une possible session de rattrapage. La taille plus restreinte de l’auditoire, l’organisation des prises de parole à partir de micros situés au niveau des délégués, réservant la tribune aux assesseurs, facilite l’exposition publique qu’implique l’intervention.
Ainsi ce délégué du Pas-de-Calais qui intervient dans le cadre de la commission consacrée à la résolution générale. Son intervention consignée sur un papier, il développe un ensemble de considérations générales qui ne semblent pas en rapport direct avec la résolution. L’objectif affiché de la commission est pourtant la discussion et l’amendement du texte de résolution proposé par le Bureau confédéral. C’est d’ailleurs à cette tâche que se livrent les délégués reconnus comme des « ténors » des diverses sensibilités. Cela n’empêche pas le militant suscité de se lancer dans un plaidoyer en défense de la République qu’il baptise lyriquement « la Gueuse », puis « notre chère Marianne »... Il faudrait d’ailleurs se demander dans quelle mesure cet usage
oblique de la commission ne constitue pas une méprise de la part d’un militant suffisamment socialisé à l’institution pour en partager les dispositions à la rhétorique mais encore trop extérieur pour en maîtriser les moments politiques. À moins qu’il ne se soit tout simplement agi que d’un délégué déçu de s’être vu interdire la montée à la tribune et décidé malgré tout à ne pas laisser passer ce pour quoi il était venu : « faire son petit topo »... Dans les deux cas, se trouve confirmée l’efficace spécifique des plaisirs consacrés par le congrès, dans l’attente desquels des agents investissent celui-ci : qu’ils contribuent à encourager un investissement accru dans l’organisation (d’autres dispositions entrent alors en jeu, qu’il s’agit d’activer ou d’acquérir), ou
qu’ils servent simplement à entretenir l’attachement des « simples » militants à celle-ci.
L’autocélébration qui semble être la caractéristique principale des interventions les plus écoutées pourrait laisser penser que le congrès est un moment « sans enjeu », hormis celui de réaffirmer l’unité de l’organisation par la mobilisation de formules et de comportements ritualisés. En insistant sur le rapport
novice à l’institution, on cherche au contraire à montrer que ce sentiment d’unité, loin d’apparaître magiquement dans la réactivation d’une harmonie préexistant entre les agents — et particulièrement entre les mandants et leurs mandataires — suppose un effort spécifique d’appropriation. Appropriation qui se joue en outre sur deux niveaux : celui du sentiment d’appartenance à l’organisation, et celui qui conforte les agents dans le sentiment d’y appartenir par la capacité à y tenir une position, c’est-à-dire à se positionner en fonction
des clivages internes qui la traversent. En retenant ce deuxième aspect, c’est peut-être ainsi qu’on pourrait d’ailleurs résumer le paradoxe de la « fonction démocratique » assignée aux congrès : ils sont un lieu d’apprentissage des clivages par les militants, plus que de détermination de leurs équilibres. Y sont en effet exposées et résumées, dans un espace-temps délimité, toutes les lignes de force qui structurent l’institution syndicale. Ces lignes de force prennent chair à l’écoute des débats [29], mais elle sont aussi transmises aux militants par la place qu’ils se voient assigner dans la géographie politique interne de l’organisation.
C’est par exemple le cas de cette militante : au congrès de 1996, des « pro-Blondel » l’avaient appelée « le cumul », du fait de sa double appartenance à la FGTA et à l’UD 93, deux structures qui passent pour être très largement « oppositionnelles » à la majorité confédérale. C’est ce sentiment d’appartenance spécifique au sein de l’organisation qui semble constituer le fondement de son identité « oppositionnelle ». Sur la base de cette appartenance, elle est vue et se donne à voir comme partie prenante dans les luttes qui opposent la ligne « contestataire » de Blondel à une orientation qui se veut plus « réformiste » : « Rester assis quand tout le monde se lève, c’est pas facile », explique-t-elle notamment, en référence aux réactions du public selon les opinions des intervenants. Cette exposition ne peut dès lors qu’accélérer les logiques d’identification à ce camp, en tant qu’elle réduit les chances d’interactions poussées avec des délégués du « camp » opposé. Le congrès de 1996 fut particulièrement violent, au lendemain de la poignée de main Viannet-Blondel et de l’appel de syndicalistes FO et CGT lancé sous l’égide du Parti des travailleurs. Les congressistes des deux camps manquèrent de peu d’en venir aux mains. Ce qui n’empêche pas cette militante de garder du congrès un très bon souvenir : elle me dit adorer « le débat d’idées ». Revenant à ce XXe Congrès, elle exprime un sentiment qui illustre l’imbrication des sociabilités intra-organisationnelles et du rôle de la tribune comme espace de publicisation de ces identités pour conforter le sentiment d’appartenance : « Quand certains copains de la FGTA ont dit des choses, c’était fort, ça fait quelque chose dedans, des frissons... »
La différence entre les novices et les autres n’est pas que les premiers ne peuvent pas comprendre les affrontements : ils sont là pour les comprendre. De là la sérénité avec laquelle ils retranscrivent les moments les plus critiques dans la confrontation des sensibilités contradictoires. Ces moments sont perçus comme de simples excès de parole : comme si ces agents reconnaissaient et appréciaient le jeu institutionnel sans pour autant s’arrêter à ses enjeux, notamment en terme de conquêtes des postes au sein de l’organisation.
C’est notamment ce que je peux relever à l’occasion d’une discussion avec des délégués alsaciens. Dans un premier temps, un ressentiment purement pragmatique semble s’exprimer dans leurs propos. Ils ne sont pas
contents du congrès : ils reprochent la mauvaise organisation, le problème des cars qui ne sont pas assez nombreux pour conduire les délégués à leurs hôtels, l’absence de vestiaire... Alors que la discussion se prolonge, cette insatisfaction à l’égard « du » congrès paraît n’avoir été que la forme euphémisée d’une
rancoeur plus profonde à l’égard de la majorité confédérale. Prudence de ces militants dans le cadre d’une interaction avec un interlocuteur dont ils ne connaissent rien, ou propension à ne pas distinguer ce qui relève des motifs « politiques » et ce qui n’en relève pas dans les raisons de leur mécontentement ? Quoiqu’il en soit, cette indistinction ne les empêche pas de maîtriser les catégories d’un raisonnement tactique, même si ce raisonnement reste strictement instrumental. Ils m’expliquent ainsi très précisément les objectifs du « coup » qu’ils reprochent au secrétaire général : celui-ci a annoncé au dernier moment qu’il n’y aurait qu’un seul bulletin pour voter le rapport d’activité et le rapport financier, afin d’éviter « toute division ». Le couplage des deux rapports permettait ainsi de tenir les opposants. S’ils votaient contre ou s’abstenaient sur le rapport d’activité, le désaveu s’étendait au rapport financier du trésorier, considéré comme un opposant au secrétaire général. Cette lucidité à l’égard du discours « d’apaisement » du secrétaire général ne les empêche pas de considérer les tensions, celles que suscita cette annonce comme d’autres visibles lors d’interventions dissonantes, avec beaucoup de distance. Les interrogeant sur les sifflets et la violence verbale, visibles par moments à la tribune, ils relativisent ces conflits en m’expliquant que « tout ça c’est un peu du théâtre, c’est de bonne guerre ».
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- Cortège FO... manifestation en soutien aux salariés d’EADS (Airbus) à Toulouse.
- Photographie de Guillaume Paumier, 6 mars 2007 (Flickr).
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Bien d’autres aspects auraient pu être abordés dans cette communication, notamment le rôle de la tribune dans la mise en scène de l’ethos populaire, où la place du secrétaire général mise en lumière à travers l’enjeu de sa succession [30]. On espère avant tout avoir réussi à exprimer cette idée que les congrès constituent un moment-clé dans les processus de socialisation institutionnelle. En résumant le plus souvent cette fonction d’affirmation du groupe par l’idée du rituel, le risque est grand de passer à côté de tout ce que cette mise en scène du groupe suppose d’investissements, non seulement de ses dirigeants mais aussi, et peut-être davantage, de tous les autres, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas les professionnels de l’institution syndicale. Ceux-ci ne se contentent pas d’être de simples spectateurs, passifs, paralysés par la « remise de soi » qu’implique le coup de force symbolique de la représentation. La fides implicita ne doit pas être unilatéralement considérée comme synonyme d’aliénation ; ou plutôt, il faut restituer la dimension dialectique de ce processus : cette confiance, que la camaraderie de congrès est censée nourrir, est une condition de l’acculturation à l’institution, donc de la maîtrise de ses catégories d’action et de perception. Ce qui, en retour, offre à tous les novices une chance de se prendre au jeu de la carrière militante.