Crise et renouveau de la démocratie en période de mondialisation

, par AGUITON Christophe

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La campagne référendaire sur le projet de Constitution européenne a été l’occasion, en France, d’un débat politique intense et d’une mobilisation militante impressionnante — en particulier chez les tenants du « non de gauche ». Mais il n’est pas sur que cet intérêt retrouvé pour le débat politique soit pérenne, l’abstention est restée élevée lors des scrutins précédents, et, surtout, on est loin d’un retour en grâce des partis politiques : l’engagement militant y est toujours aussi faible et l’image des responsables politiques dans l’opinion est de plus en plus dégradée.

Un regard rapide sur les luttes sociales et citoyennes des ces dernières années montre aussi une situation paradoxale. Les mobilisations ont été d’une ampleur considérable, mouvements des intermittents, des chercheurs, des chômeurs, des lycéens... mobilisations contre les exclusions, grèves interprofessionnelles massives, en 1995 comme en 2003 et surtout manifestations et rassemblements extrêmement massifs comme celui du Larzac en août 2003 ou les manifestations contre Le Pen et le Front National en 2002 ou contre la guerre en Irak en 2003. Mais les formes de l’engagement n’ont plus rien à voir avec celles des phases de mobilisation antérieures : le taux de syndicalisation continue à baisser, et si le mouvement associatif local est très vivant, l’engagement semble avant tout ponctuel et limité dans le temps.

Pour prendre toute la mesure de ce qui est en jeu sur le plan de la représentation politique et des formes de l’engagement, il n’est pas inutile de revenir sur le grand tournant que représente la phase actuelle de mondialisation.

Mais il faut aussi préciser que cet article traite de sujets très larges dans un espace très restreint... Un avertissement pour les nombreux manques et raccourcis que les lecteurs ne manqueront pas de relever !

« Une nouvelle grande transformation »

La mondialisation libérale est un « stade » du capitalisme aussi différend des années d’expansion d’après-guerre (1950/1970) que celles-ci l’étaient de la période décrite par Hilferding ou Hobson, au début du XXe siècle, quand ils analysaient l’impérialisme. Cette mutation de grande ampleur du capitalisme porte sur différents domaines comme l’accroissement des échanges internationaux, l’importance prise par le capital financier ou la transformation profonde des entreprises. Les altermondialistes insistent beaucoup sur ces questions, mais les discussions portent plus rarement sur les relations entre ces transformations et celles qui affectent les formes de l’engagement militant ou les modes de représentation politiques et sociales.

De nombreux auteurs ont souligné le parallélisme des formes entre les transformations récentes de l’entreprise capitaliste ou des institutions internationales et celles des organisations qui en font la critique [1].

Pour être efficaces et déployer une critique pertinente, les structures militantes devraient emprunter leur forme et leurs ressources au monde qu’elles contestent. Alors que l’entreprise hiérarchique, critiquée pour son caractère vertical et centralisé, s’est organisée par « projet » en empruntant à la structuration en réseau son caractère horizontal, polyvalent et distribué, certains secteurs militants donnaient naissance à des collectifs endossant, eux aussi, des formes réticulaires par opposition aux bureaucraties partisanes, syndicales ou associatives. Les réseaux techniques se sont, par ailleurs, profondément encastrés dans ces évolutions, notamment à travers le développement des systèmes de communication sur Internet [2].

Comme il est toujours difficile de mesurer l’ampleur d’une transformation qui n’a pas achevé son cycle, il peut être utile de faire un très bref retour à la fin du XIXe siècle, une autre période historique où toute une série de mutations ont affecté le cadre de développement du capitalisme, la structure des mouvements sociaux et le développement des réseaux techniques. La première phase de mondialisation a pris fin dans les années 1880, et tout d’abord en Allemagne, sous la double pression d’une crise économique et de mouvements sociaux. Cela a été le début d’une période de plus d’un siècle pendant laquelle la vie économique, sociale et politique s’est développée dans le cadre d’Etats qui concentraient l’essentiel des pouvoirs [3]. Ceci a surdéterminé les luttes quotidiennes et le cadre stratégique dans lequel se sont inscrits les acteurs politique et sociaux. C’est aussi le moment historique où se stabilisent dans la plupart des pays développés les formes de représentation classique, souvent identifiés à la démocratie — vote majoritaire et élection de représentants —, et où se développent les syndicats et partis de masse qui seront fonctionnels pour la période qui s’ouvre. Les textes de l’époque [4] décrivent ces évolutions et valorisent le développement de la bureaucratie, considérée comme un gage de progrès dans les structures étatiques comme pour le mouvement ouvrier. L’organisation taylorienne du travail trouve également sa justification dans le caractère progressiste de la formation d’une bureaucratie d’entreprise [5]. Dans ce contexte, on comprend pourquoi Karl Kautsky, le principal théoricien de la social-démocratie, écrivait, au début du XXème siècle, que le socialisme c’est "« l’administration des chemins de fer élevée à l’échelle de la société » [6]. Une formule en phase avec le déploiement de grands réseaux — télégraphe, téléphone, chemins de fer, électricité — développés avec l’aide de l’Etat et dont le degré de centralisation n’était pas conditionné avant tout par des exigences techniques.

Un nouveau paradigme émerge aujourd’hui en prenant souvent le contre-pied des vérités antérieures, et cela dans de nombreux domaines : le fonctionnement de l’entreprise et l’organisation du travail, la représentation politique et, plus généralement, les formes de l’engagement, la place de l’individu, etc. Un nouveau paradigme qui n’efface ni les conflits d’intérêts ni l’importance des rapports de force et des relations de pouvoir : la phase actuelle de mondialisation est marquée par une forte croissance des inégalités et le développement des réseaux s’accompagne de la formation de nouvelles élites qui sont certes différentes de celles de l’ancien modèle mais dont le pouvoir réel n’est pas moins important. Si ce nouveau paradigme change les cadres de référence — ne serait-ce que par la remise en cause de la notion de progrès — et oblige à un renouvellement des termes de la critique, les formes émergentes ne se substitueront pas à celles qui se sont généralisées à la fin du XIXe siècle. Ces dernières années ont été celles d’un recours accru à la guerre et à la militarisation, ce qui montre bien que si le rôle des Etats se transforme substantiellement, ceux-ci continuent à jouer un rôle central. Plus qu’une substitution il y a hybridations et tensions entre les différentes formes de références.

Réseaux et consensus

L’ancien paradigme valorisait l’entreprise taylorienne et les structures hiérarchisées et offrait comme horizon à la démocratie la représentation parlementaire et la délégation de pouvoir ou la pyramide des soviets ou des conseils.

Le paradigme qui émerge en cette phase de mondialisation met en avant l’autonomie, la flexibilité et le fonctionnement par projet et valorise le fonctionnement en réseau et la prise de décision au consensus.

Les réseaux dont il est question ici sont d’une autre nature que les réseaux interpersonnels qui ont toujours existé. Il s’agit là de mettre en relation des structures très différentes entre elles qui n’ont d’autres choix que le réseau et le consensus à cause de leur hétérogénéité. Comment hiérarchiser une relation ou décider par un vote quand on trouve dans la même réunion du Forum social mondial des syndicats ayant des millions d’adhérents, de petites ONG et des mouvements sociaux fonctionnant eux même de façon horizontale ? On rencontre le même type de difficulté dans les institutions internationales les plus récentes ; alors que l’ONU est une machine à voter avec son système à 3 niveaux, l’assemblée générale, le conseil de sécurité et les 5 membres permanents disposant du droit de veto, les grandes puissances n’envisagent pas que l’on puisse voter à l’OMC où tout les états sont formellement égaux alors que leurs poids dans le commerce mondial peut être aux antipodes ! Ces exemples nous montrent que le consensus dont nous parlons est, lui aussi, très différent du consensus traditionnel qui existait et existe toujours dans des communautés homogènes, qu’elles soient d’origine paysannes ou tribales. Ce consensus entre structures hétérogènes a ses règles propres mais il est reste dépendant, lui aussi, de la réalité des rapports de force.

L’analyse de ces nouvelles formes de représentation et procédures de décisions, ainsi que celle des règles qui les régissent, restent pour l’essentiel à faire. Mais trop souvent les réactions se polarisent entre ceux qui font l’apologie des réseaux, supposés permettre une réelle implication citoyenne, et ceux qui les rejettent radicalement, le plus souvent au nom de la défense de la « démocratie » assimilée au système traditionnel de représentation politique.

Les réactions les plus critiques oublient de prendre en compte le potentiel de liberté et les capacités d’initiative que permet le fonctionnement en réseau. Dans le système basé sur le vote majoritaire, une fois que la « volonté générale » a été établie, tout le monde doit appliquer la règle de la majorité. Les minorités n’ont plus, alors, qu’à préparer la prochaine élection ou le prochain congrès, s’il s’agit d’un syndicat ou d’un parti politique : une position d’attente subordonnée à des structures verticales et directives. Dans les réseaux, les choses ne se passent pas de la même façon. Pour prendre l’exemple des Forum sociaux et des mouvements altermondialistes, si un groupe, ou même un individu, veut faire quelque chose, lancer une nouvelle campagne ou tester une nouvelle forme d’action, il a les marges de manœuvre pour le faire tout en restant connecté aux autres membres du réseau. Cette caractéristique donne aux réseaux un avantage très net dans les capacités d’innovation et dans les espaces qu’ils offrent à ceux qui y participent. Cette caractéristique favorise d’auto émancipation : en matière d’apprentissage et d’appropriation par l’initiative, les réseaux offrent des possibilités sans équivalent.

Parce qu’elles affaiblissent l’expression traditionnelle de la souveraineté, basée sur les territoires et les états, l’émergence des réseaux participe de l’érosion de la légitimité des modes de représentation basés sur le vote majoritaire et l’élection de représentants. Certaines innovations démocratiques, comme la démocratie participative, permettent de réduire le fossé entre ces différentes modes de représentation en démultipliant les lieux où peuvent s’exprimer les propositions et les préférences : à Porto Alegre il existe deux types de réunions ouvertes pour préparer le budget participatif, des réunions basées sur le territoire — les quartiers — et des réunions basées sur les centres d’intérêts — l’éducation, les transports, etc. Mais quand il s’agit de trancher, la décision revient au conseil municipal qui s’appuie sur l’expression majoritaire issue des votes territoriaux. Une autre tentative pour résoudre ces contradictions consiste à différencier les types de représentation en fonction de l’échelle des territoires : les procédures participatives pour le niveau municipal ou local, le vote majoritaire et l’élection de représentants pour le niveau national, etc.

Toutes ces expériences sont intéressantes parce qu’elles permettent d’élargir le champ d’expression des mouvements, sociaux, des ONGs et des citoyens.

Mais elles ne seront pas suffisantes pour résoudre les problèmes posés par l’émergence des réseaux. Si ces nouveaux modes de fonctionnement se sont développés tout d’abord au niveau international, à partir des coalitions créées par les ONGs dès les années 1980, ils se sont généralisés à tous les niveaux d’action en se combinant avec les nouvelles formes d’engagement. Les mouvements sociaux les plus récents, comme les grèves de 2003, pour défendre, en France, les systèmes de retraites et les services publics, en sont une illustration. L’idée de pouvoir déléguer des représentants de grévistes du niveau local à une coordination nationale ou régionale, comme cela s’était fait régulièrement dans des grèves nationales antérieures, était le plus souvent battue en brèche par ceux qui refusaient toute forme de délégation. Les rassemblements militants les plus récents, comme les collectifs pour le non de gauche au projet de constitution européenne, ont adopté eux aussi la forme réticulaire et le consensus : toutes les structures y étaient les bien venues, partis, syndicats ou associations, mais aussi les tendances minoritaires de certains partis et les individus qui voulaient s’impliquer dans la campagne. Et ces nouvelles formes d’expression de la démocratie ne se limitent pas au monde militant des campagnes ou des coalitions : les institutions sont elles-mêmes confrontées à des évolutions similaires, comme le montre l’importance prise par les structures intercommunales — fonctionnant elles aussi, pour l’essentiel, au consensus.

Il faudra donc penser d’autres formes d’hybridations capables non de résoudre des tensions qui continueront à s’exprimer, mais d’ouvrir de nouveaux espaces d’expérimentations démocratiques.

P.-S.

Article paru sur le site Démocratie en réseaux, le 17 novembre 2008.

Notes

[1Boltanski (Luc), Chiapello (Eve), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 ; Sassen (Saskia), Digital Formations : new architectures for Global Order, Princeton Univesity Press, 2004.

[2Manuel Castells, La galaxie Internet, Paris, Fayard, 2001.

[3Karl Polanyi, La Grande Transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

[4Max Weber, Économie et Société, 1922.

[5Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, Paris, Le Seuil, 1976.

[6Karl Kautsky, « Les Chemins du Pouvoir » dans Le socialisme, la voie occidentale, 1977.

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