Chute de la dictature fasciste au Portugal

La révolution des œillets Rétroviseur

, par LÖWY Michael

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Le 25 avril 1974, un groupe de jeunes officiers mettait fin à plus de quarante ans d’une dictature fasciste initiée par Antonio de Oliveira Salazar. Dans les semaines qui suivront, ouvriers, paysans, comités de soldats seront les acteurs d’une des expériences révolutionnaires les plus intéressantes en Europe dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Le Portugal était soumis, depuis le début des années 1930, à un régime fasciste, de nature dictatoriale et corporatiste, sous la férule d’Antonio de Oliveira Salazar, un admirateur de Mussolini et de Franco. Après sa mort en 1970, il fut remplacé par le successeur désigné, Marcello Caetano, sans que cela change la nature du pouvoir, fondé sur le parti unique, le syndicat unique, les corporations, l’armée et, surtout, la tristement célèbre police internationale de défense de l’etat, la Pide. Confronté, à partir des années 1960, au mouvement de libération des colonies portugaises en Afrique (Angola, Mozambique, Guinée et Cap-Vert), le régime salazariste envoie un corps expéditionnaire qui tente, en vain, de mettre fin à la rébellion. Pendant ces années, on assiste aussi à la formation d’une classe ouvrière qui commence à mener des luttes — grève des transports urbains à Lisbonne en 1968, aux chantiers navals de Lisnave en 1969 — toujours brutalement réprimées par la police.

Fin d’une longue nuit fasciste

L’échec de la guerre coloniale en Afrique, face aux mouvements de libération, aura un résultat inattendu : la formation, au sein des forces armées, d’un groupe de jeunes officiers — souvent anciens étudiants — mécontents, qui mettent en question la politique colonialiste et la dictature de Caetano : le Mouvement des forces armées (MFA). En tout cas, le matin du 25 avril, les officiers du MFA, sous l’impulsion du capitaine Otelo de Carvalho, se lancent à l’assaut du pouvoir, qui s’écroule comme un château de cartes. Quelques heures plus tard, les foules populaires descendent dans les rues, ouvrent les prisons et mettent à sac les locaux de la police politique : c’est la fin de la longue nuit fasciste — presque un demi-siècle ! — au Portugal. Une fois leur victoire assurée, les militaires rebelles mettent des oeillets à leurs fusils, ce qui donnera l’expression « révolution des oeillets » pour désigner le 25 avril 1974...
Quelques jours plus tard, on assiste au retour des exilés et à l’apparition publique des partis ouvriers qui avaient vécu, toutes ces années, dans la clandestinité. Le mieux organisé est le Parti communiste portugais, classiquement stalinien, dirigé par le célèbre Alvaro Cunhal, longtemps prisonnier du régime, jusqu’à sa spectaculaire évasion de la prison du Peniche. Mais le Parti socialiste de Mario Soares, beaucoup moins présent dans la résistance au salazarisme, va très rapidement se structurer et gagner un large soutien. Différentes organisations maoïstes sont aussi présentes - notamment l’Union démocratique populaire — mais ne peuvent pas rivaliser avec les partis de la gauche traditionnelle. Enfin, une petite organisation trotskyste, la Ligue communiste internationaliste, fondée dans la clandestinité en 1973, va croître rapidement et prendra, elle aussi, sa place dans le processus révolutionnaire.
Le 1er mai 1974, les rues de Lisbonne sont le théâtre d’un spectacle insolite : la fraternisation des soldats avec les travailleurs, des manifestations où défilent derrière le drapeau rouge, les bras enchaînés, des ouvriers, des soldats, des étudiants, des fusiliers marins, des femmes, des militants de gauche. On pourrait croire à une scène du Cuirassé Potemkine de Serguei Eisenstein... (l’auteur de ses lignes était présent.)
Un des événements les plus intéressants dans les semaines qui suivent est l’organisation de comités soldats à la base, sous le nom de Soldats unis vaincront (SUV), impulsée par les militants de la LCI : ce mouvement connaîtra un développement considérable au cours de l’année 1974. Désigné comme président de transition, le général Spinola - opposant modéré au régime - ne restera au pouvoir que quelques mois. Le général Vasco Gonçalves, du MFA, proche du Parti communiste, devient Premier ministre en juillet 1974, tandis que le Portugal négocie avec les mouvements de libération l’indépendance des colonies africaines. Des syndicats et des commissions ouvrières se constituent et les travailleurs s’organisent pour obtenir leurs revendications, à commencer par le droit de grève.
En septembre 1974 Spinola tente de mobiliser « la majorité silencieuse » contre les « extrémistes », mais les syndicats et les partis de gauche — notamment le PC — se mobilisent, et Lisbonne est entourée de barricades : le général est contraint à démissionner. Le 11 mars 1975, une tentative de coup militaire aura lieu, fomentée par des militaires de droite partisans de Spinola. Prévenue par des soldats du SUV, la LCI occupe une imprimerie et sort un tract appelant les travailleurs à se mobiliser ; à l’appel des syndicats et des partis de gauche, la population se précipite vers les casernes et les entoure de piquets ; la grève générale est décrétée et des manifestations de masse ont lieu dans toutes les villes du Portugal. Des avions putschistes tentent d’attaquer la caserne du régiment d’artillerie légère (RAL), bastion de la gauche militaire, mais échouent ; les soldats et officiers du RAL distribuent un tract qui termine avec le mot d’ordre : « Mort au fascisme, mort au capitalisme. »

Processus révolutionnaire

À partir de ce moment, le processus se radicalise : les occupations d’usines sous contrôle ouvrier s’étendent et, dans les campagnes, les paysans occupent des terres et forment des coopératives. En avril 1975, le gouvernement décrète une reforme agraire et des nationalisations : électricité, pétrole, transport, sidérurgie. La LCI appelle à l’expropriation des capitalistes, à un front unique des travailleurs et à l’expulsion des ministres bourgeois du gouvernement. En fait, le mouvement ouvrier est profondément divisé entre le PCP et le PSP, qui tentent tous les deux d’influencer les militaires du MFA.
Les élections pour l’assemblée constituante, le 25 avril 1975, voient une victoire éclatante des partis ouvriers, mais c’est le Parti socialiste qui apparaît comme la principale force. Avec Mario Soares à sa tête, le PS va s’efforcer de neutraliser la vague révolutionnaire, qui est encore puissante. Par exemple, en juillet 1975, une manifestation des commissions de travailleurs mobilise un vaste cortège, avec la participation de nombreux soldats et même de six blindés. Cependant, sous la pression du PSP, hégémonique à l’Assemblée, Vasco Gonçalves est contraint de démissionner en août 1975 et les courants plus modérés du MFA deviennent dominants ; avec la mise au pas des derniers régiments plus radicaux fin 1975, les conditions sont réunies pour que Mario Soares et ses amis puissent rétablir l’ordre bourgeois et mettre fin à une des expériences révolutionnaires les plus intéressantes en Europe dans la deuxième moitié du XXe siècle.

Source

Rouge, n° 2061, 22 avril 2004.

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