Au Venezuela, politique et politique pétrolière ne font qu’un. Or, le pétrole est aujourd’hui la principale inquiétude des États-Unis. Ce qui se passe au Venezuela a donc des répercussions mondiales.
Le Venezuela est un des principaux producteurs de pétrole au monde, le 5e exportateur mondial, seul membre américain de l’OPEP et de surcroît, le deuxième fournisseur de pétrole aux États-Unis, derrière l’Arabie saoudite. Les réserves connues de pétrole non conventionnel, extra-lourd, sont équivalentes aux réserves d’Arabie Saoudite. Ces pétroles extra-lourds sont ceux qui permettent de produire le plus de dérivés. Le pétrole représente 50 % des recettes fiscales et 80 % des exportations du Venezuela.
Lors de son arrivée au pouvoir, Chavez avait déclaré vouloir faire du pétrole le moteur de la nouvelle économie vénézuélienne au service de l’ensemble de la population. Face à lui se trouvent les tenants d’une politique pro-impérialiste qui permettaient à un petit nombre de s’approprier des richesses nationales au détriment du développement.
À l’ombre des États-Unis
Pour comprendre le conflit pétrolier des mois de décembre et janvier qui a paralysé le pays, épine dorsale du conflit politique, il est indispensable de replacer le contexte politique interne du Venezuela dans la géopolitique énergétique mondiale. Le coup d’État du mois d’avril 2002 et les tentatives de déstabilisation du gouvernement de Hugo Chavez s’inscrivent dans la stratégie impérialiste de contrôle des ressources pétrolières. À partir des attentats du 11 septembre 2001, la conjoncture pétrolière interne du Venezuela prend un tour nettement international. Avec les soupçons de financement par l’Arabie saoudite du réseau Al-Qaïda, les États-Unis se rendent compte que la monarchie Saoud est un allié de moins en moins sûr pour leur approvisionnement énergétique. D’où la nécessité de contrôler d’autres réserves de pétrole qui explique l’intervention militaire en Afghanistan, puis la volonté de mettre la main sur les réserves pétrolières irakiennes. Le Venezuela est inscrit dans cet agenda géopolitique, tout comme le Plan Colombie (appelé par certains le Plan Grande Colombie, qui regroupait auparavant l’Équateur, la Colombie, le Venezuela et le Panama). P. Coverdell, sénateur états-unien expliquait en avril 2000 : « Pour contrôler le Venezuela, il est nécessaire d’intervenir militairement en Colombie » [1].
Avec 4 % de la population mondiale, les États-Unis consomment 26 % de la production mondiale de pétrole et 45 % des carburants. L’Europe consomme 21 % de la production pétrolière et 25 % des carburants [2]. Si la planète entière avait le même modèle de développement que les États-Unis, on estime qu’il faudrait 500 millions de barils par jour de pétrole conventionnel, ce qui épuiserait les ressources mondiales en 6 ans. Les États-Unis importent aujourd’hui 60 % de leur consommation de pétrole, en 2020 ces importations s’élèveraient à 80 %. Chaque année, le déficit énergétique des grandes puissances mondiales, au premier rang desquelles se trouvent les États-Unis, augmente. Ce pays a donc besoin d’accroître substantiellement ses importations de pétrole au risque de se trouver dans une situation précaire en terme de sécurité nationale. L’appareil militaire des États-Unis est grand consommateur d’énergie… d’où la stratégie d’appropriation par la force des grands gisements pétroliers.
Sous l’impulsion de Hugo Chavez et d’Alí Rodríguez Araque [3], l’OPEP a été relancé. Le prix du baril est alors passé de 8 à 30 dollars. Le Venezuela estime que le « juste prix du pétrole » se situe entre 22 et 30 dollars le baril, assurant un revenu correct aux pays exportateurs et un prix raisonnable aux pays importateurs. L’Agence Internationale de l’Énergie, sorte d’organisation internationale des pays importateurs, est évidemment d’un autre avis. Parallèlement, le Venezuela a développé une politique de coopération avec la région des Caraïbes pour amortir l’impact de la facture pétrolière pour les pays les plus faibles économiquement.
Avec cette relance de l’OPEP lors du sommet de Caracas en 2000, l’organisation internationale devient la bête noire des pays importateurs. Selon les défenseurs de cette politique vénézuélienne, l’OPEP représente « le lien historico-culturel et d’intérêts géopolitiques entre le Venezuela, l’Amérique latine et le monde arabo-islamique ».
« Nationalisation » clientéliste
Les meilleurs alliés des États-Unis se trouvaient jusqu’au mois de décembre 2002 à la tête de la compagnie pétrolière nationale, Petroles de Venezuela S.A (PDVSA) et sont, avec les médias privés, les fers de lance de l’opposition à Chavez. On a pu voir par exemple Guaicaipuro Lameda — le PDG de PDVSA mis à l’écart quelques jours plus tôt — à l’arrière d’une moto de la police métropolitaine de Caracas en train de diriger la manifestation qui déboucha sur le coup d’État du 11 avril 2002.
Paradoxalement, c’est avec la nationalisation de l’industrie pétrolière par Carlos Andres Perez en 1976 que commencent les problèmes. Les nouveaux directeurs sont les cadres vénézuéliens des grandes entreprises étrangères qui, jusqu’alors, exploitaient cette ressource minière. Plutôt que de modifier l’économie politique du pétrole, ils vont gérer PDVSA comme ils géraient les entreprises privées. L’entreprise nationale va se comporter comme une entreprise privée transnationale, dont un des objectifs centraux va être d’échapper au contrôle de l’État. Plutôt que de gérer les réserves de façon à ce que les générations futures bénéficient de cette manne financière, la stratégie adoptée est de vendre le plus possible afin de s’enrichir le plus rapidement possible. Ainsi, le Venezuela ne respecte ses quotas de production faisant baisser le prix du baril jusqu’à 7 dollars.
Pour illustrer la stratégie d’évitement du contrôle de l’État sur cette ressource nationale, certaines évolutions de prix et coûts de l’entreprise son très parlantes. Entre la nationalisation de 1976 et l’année 2000, la production va augmenter de 50 % tandis que les coûts d’extraction par baril augmentent de 175 %. En 1976, pour chaque baril de pétrole exporté, 80 % des recettes finissent dans les caisses de l’État, en 2000 seulement 20 % viennent alimenter le budget de l’État. L’essentiel de la plus-value pétrolière échappe donc à l’État par de multiples mécanismes. Le plus important d’entre eux va être la politique dite d’internationalisation du pétrole.
Les réserves stratégiques les plus importantes du Venezuela sont les pétroles extra-lourds, les plus riches en potentialités de dérivés, mais aussi les plus compliqués à raffiner. La direction de l’entreprise va investir massivement de l’argent à l’extérieur dans des raffineries censées accueillir ces pétroles non conventionnels. Aujourd’hui, PDVSA est propriétaire de 8 raffineries de ce type aux États-Unis, le Venezuela se convertissant en premier pays du Sud à exporter ses capitaux vers le Nord. Un réseau de 15 000 franchises Citgo se trouve aux États-Unis, pour la commercialisation, en principe, des produits vénézuéliens. Ces investissements échappent au contrôle de l’État, mais aussi permettent d’externaliser les bénéfices et les rendre non imposables par le fisc vénézuélien. Entre Citgo et les raffineries, ce sont pas loin de 10 milliards de dollars qui ont été exportés vers les États-Unis. Si effectivement ces installations servaient à exporter du pétrole extra-lourd, il serait légitime de débattre de l’utilité ou non de ces investissements. Le hic, c’est que depuis 1983, l’immense majorité des bruts raffinés et distribués par ces installations sont des pétroles conventionnels. Ces investissements sont donc inutiles pour le Venezuela, qui perd autant de ressources nécessaires à son développement intérieur. Depuis l’arrivée de Chavez au pouvoir, le gouvernement demande l’ouverture des livres de comptes de l’entreprise afin de les soumettre à un audit… ce qu’a toujours refusé la direction.
Pour couronner le tout, la direction de l’entreprise a cédé à une entreprise sous-traitante l’ensemble du système d’information de PDVSA. L’entreprise qui a bénéficié de ce contrat, Intesa, est détenue à plus de 50 % par l’organisation chargée du système d’information du Pentagone. PDVSA est probablement la seule entreprise stratégique au monde à avoir offert sur un plateau l’ensemble de ses données les plus confidentielles à une entreprise sous-traitante de surcroît liée à son plus gros acheteur, les États-Unis.
Parmi les coûts démesurés de l’entreprise, on doit signaler les salaires particulièrement élevés des cadres dirigeants. Cette politique salariale s’est étendue à presque tous les salariés statutaires de l’entreprise, qui sont devenus, de fait, les salariés les mieux rétribués du Venezuela. Conséquence, les travailleurs de l’entreprise sont plus liés à l’encadrement et à la survivance de ce système qu’à la classe travailleuse. Cela explique que lorsque la direction de l’entreprise et la confédération syndicale, historiquement et organiquement liée au parti AD, parti pivot de l’ancien régime politique, ont décidé de bloquer la production du pétrole, les travailleurs statutaires ont relayé pour une bonne partie la « grève ». Ajoutons enfin que pas loin de 10 000 salariés de PDVSA travaillaient à Caracas, la capitale du Venezuela… où il n’y a pas une goutte de pétrole. Quatre énormes immeubles abritaient ces milliers de salariés « du siège ». Bien plus qu’il n’en faut pour faire tourner l’entreprise. En fait, PDVSA a servi depuis 1976 de grande caisse pour alimenter le clientélisme politique, une des plaies de l’ancien système politique. Selon les arrivées de nouveaux ministres, de nouveaux salariés s’ajoutaient aux autres sans raisons objectives de production.
Une reprise en main
Ceux qui ont refusé de se plier à cette stratégie d’étranglement du pays sont les travailleurs qu’on appelle « les contractuels », en réalité salariés d’entreprises d’intérim. Ces travailleurs sont syndiqués dans Fedepetrol, une des fédérations les plus importantes de la CTV qui, elle, a refusé depuis le début de suivre ce mouvement de grève patronale. Bien sûr, ce refus n’a jamais été signalé par les grands moyens de communication.
Toute cette politique sera menée au nom du principe « méritocratique » qui veut que seuls les « travailleurs du pétrole soient à même de gérer un business aussi complexe que celui-là » comme ne cesse de l’expliquer l’association Gente del Petroleo qui regroupe les travailleurs de PDVSA qui ont suivi la grève et qui est aujourd’hui en quelque sorte le syndicat des salariés renvoyés à la fin janvier.
Car la réplique du gouvernement Chavez a été ferme à partir du mois de décembre 2002. Le pétrole est devenu un élément de la sécurité nationale et, à ce titre, des mesures exceptionnelles ont été prises. La militarisation des sites a permis de mettre un terme aux sabotages des cadres et des techniciens. Une fois convaincu que la stratégie de l’opposition avait échoué — « si PDVSA se met en grève, le pays s’effondre en une semaine » [4] expliquait Luis Giusti, espérant que l’armée interviendrait pour renverser Chavez —, le gouvernement a entrepris une grande vague de licenciements. Tous ceux qui ont abandonné leur poste ou ont participé aux sabotages ont été licenciés, soit environ 15 000 personnes. Ces licenciements sont justifiés par le fait que la grève était une grève politique de caractère insurrectionnel et que les caractéristiques de l’industrie pétrolière imposent qu’on n’arrête pas les machines sous peine de les voir détruites [5].
Après cette reprise en main de l’industrie, le gouvernement espère une modification du rapport entre prix et coûts, ce qui permettrait à l’État vénézuélien de voir augmenter substantiellement ses ressources après un blocage de l’économie en décembre-janvier qui lui a coûté environ 6 milliards de dollars. « La preuve qu’on n’avait pas besoin de toute cette bureaucratie, c’est que l’industrie pétrolière est repartie sans les salariés renvoyés », expliquait Ali Rodriguez en février. De fait, l’entreprise a été reprise en main essentiellement par les salariés contractuels, remise en route à laquelle a activement participé Fedepetrol. Cela a permis à son secrétaire général, Rafael Rosales, d’exiger du gouvernement un nouveau type de cogestion de l’entreprise avec ses salariés de base. Symbole ou plat de lentilles, Rafael Rosales a été nommé, au titre de ses activités syndicales, à la direction de PDVSA au début du mois de mars.