L’UDC de Christoph Blocher : un front bourgeois néo-conservateur

, par BATOU Jean

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Jean Batou, professeur d’histoire internationale contemporaine à l’Université de Lausanne, est rédacteur responsable du bimensuel solidaritéS.

C’est au cours des années 1980, que Christoph Blocher se lance dans la rénovation du SVP/UDC (Parti du peuple suisse/Union démocratique du centre) sur une base néo-conservatrice, en faisant clairement référence aux traditions du vieux Parti des paysans, artisans et bourgeois (PAB). En 1984, il n’hésite pas à se revendiquer explicitement de cet héritage conservateur contre la majorité des instances du parti. C’est alors qu’il prend la direction du Comité référendaire opposé au nouveau droit du mariage, qui prévoit de supprimer la subordination légale de la femme à son époux. Il se trouve en bonne compagnie avec des formations ultra-conservatrices comme la Ligue Vaudoise et le Redressement National.

En même temps, il prend en main la section zurichoise du SVP/UDC pour la transformer en fer de lance de son projet national. Pour cela, le nouvel appareil du parti va s’efforcer de politiser les interventions de la direction, de renforcer les structures internes, d’améliorer la formation des cadres, d’intensifier les contacts avec les médias, de recruter des membres, de construire des sections nouvelles et de multiplier les manifestations populaires. Dans ce sens, le SVP/UDC zurichois est sans doute le parti politique suisse qui ressemble le plus, sur le plan organisationnel, à ce que pouvait être la social-démocratie d’avant-guerre.

Pourtant, l’extrême droite xénophobe et ultra-libérale continue à progresser au niveau national. En 1991, elle parvient à regrouper 10,9 % des suffrages sur une série de petites listes — Républicains, Démocrates Suisses, Ligue des Tessinois, Parti des Automobilistes (actuellement Parti Suisse de la Liberté), Union Démocratique Fédérale — alors que, de son côté, le SVP/UDC ne recueille que 11,9 % des voix. Cependant, à Zurich, le parti de Blocher capitalise déjà 20,2 % des suffrages. La décennie suivante va consacrer son succès dans la Suisse entière.

Rénover un projet conservateur pour la Suisse

Le 26 novembre 1989, l’ensemble de la droite est atterrée par le résultat de l’initiative du Groupe pour une Suisse sans Armée (GssA) qui, bien que soutenue par les maigres forces de l’extrême-gauche, du Parti du travail et des écologistes alternatifs, a recueilli 35,6 % des suffrages. Ce camouflet révélateur intervient au moment où les partis gouvernementaux font face à un large mouvement de défiance, suite à la révélation du fichage policier de quelque 900 000 personnes, depuis la Seconde guerre mondiale.

En 1991, le SVP/UDC tire avantage de la commémoration du 700e anniversaire de la Confédération pour organiser le contre-feu et stigmatiser les Heimatmüde (fatigués de la patrie). Deux ans plus tard, il défend avec succès la construction de nouvelles places d’armes et l’achat de nouveaux avions de combat. De 1991 à 1997, dans une période de morosité économique sans précédent et de contre-réforme néolibérale, au cours de laquelle le chômage passe de 0,6 à 5,2 %, le parti de Blocher va réussir à rassembler l’essentiel des conservateurs, qu’ils soient d’origine rurale ou urbaine, protestante ou catholique. Il parvient ainsi à conquérir et à fusionner les courants xénophobes, partisans de la neutralité, individualistes-patriotes, néoconservateurs et sécuritaires, dans un climat politique marqué par la montée des thématiques anti-réfugiés, anti-Union Européenne, anti-État et anti-impôts.

Après le rejet de l’adhésion de la Suisse à l’ONU (1986), Blocher gagne la bataille contre l’Espace Economique Européen (1992) et l’envoi de Casques bleus à l’étranger (1994). Ces succès, il les doit à l’ASIN (Association pour une Suisse indépendante et neutre), qu’il fonde avec Otto Fischer, dirigeant en vue de la droite radicale, ancien président de l’Union suisse des arts et métiers (USAM). Ce mouvement a contribué à l’essor électoral du SVP/UDC, tout en lui assurant des liens étroits avec des secteurs importants de la droite des autres partis bourgeois. Il revendique 32 000 membres en 2002. Le tribun zurichois est ainsi fondé à déclarer : « Si nous menons une politique adéquate, il ne pourra se créer à notre droite de partis ayant une légitimité démocratique » (L’Hebdo, 21 octobre 1999).

Racisme et xénophobie made in Switzerland

Le parti de Christoph Blocher profite largement de la légitimité que lui confère la politique officielle raciste dite des « trois cercles », introduite par les autorités fédérales en 1991, et qui exclut quasiment toute immigration des pays du Sud, pour favoriser l’expression de sentiments racistes latents. Ses obsessions xénophobes et racistes sont conformes aux traditions de l’État helvétique, au moins depuis l’après-Première guerre mondiale.

En 1991, les violences contre les centres de requérants d’asile atteignent un sommet : la police recense 70 cas. C’est aussi l’année où les autorités cantonales coordonnent leurs efforts pour fermer les scènes ouvertes de la drogue, notamment la Platzspitz à Zurich, et où un comité ad hoc, largement soutenu par l’UDC, lance l’initiative « jeunesse sans drogue », qui échouera en votation en 1997. À cette occasion, un lien est constamment établi entre réfugiés « illégaux », dealers et toxicomanes. En 1992, le SVP/UDC rédige sa première initiative nationale : elle vise le droit d’asile et échouera, avec 46 % des voix, en 1996. En 1993, le SVP/UDC zurichois organise une vaste campagne publicitaire sur le thème : « la peur se répand ».

En 1994, une autre initiative populaire, visant à limiter le nombre des étrangers à 18 % de la population résidente, est soutenue par les petits partis xénophobes. Combattue par le patronat, elle divise l’UDC : sa section zurichoise y est opposée, et Christoph Blocher se tait. Cette proposition sera finalement rejetée par 67 % des votants en septembre 2000. En 1999, le SVP/UDC, lance une initiative communale intitulée « Zurich n’est pas une ville d’immigration », qui exige la fermeture des bureaux de conseil en langue étrangère à Zurich. Elle est acceptée par 55,5 % des votants. La même année, les radicaux lui emboîtent le pas en déposant une motion au Conseil municipal qui vise à limiter à 25 % le nombre d’étrangers par immeuble, à prolonger l’interdiction de travailler des requérants d’asile et à réduire l’aide sociale aux étrangers…

En 1999 encore, le parti de Blocher lance un second texte « contre les abus dans le droit d’asile », tandis que sa section zurichoise propose de disposer l’armée aux frontières et d’ouvir des camps d’hébergement pour les requérants d’asile « illégaux ». Une campagne d’affichage raciste visant à promouvoir l’initiative montre un étranger basané et moustachu, portant gants et lunettes noires, qui déchire le drapeau suisse. Soumise au peuple en novembre 2002, cette seconde initiative contre le droit d’asile échoue de justesse, approuvée par la majorité des cantons et par presque 50 % des voix.

L’Europe, l’UDC et le patronat

En 1988, le Conseil fédéral prend position par rapport à l’Acte unique européen, qui entre en vigueur en juillet 1987 et marque la volonté des douze de constituer l’Union Européenne sur la base d’une totale liberté de circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. Dans la perspective de développer des mécanismes de co-décision au sein de l’Espace Economique Européen, par le rapprochement de l’AELE et de la CE, il rejette toute perspective d’adhésion à la Communauté européenne (CE). Le Conseiller fédéral radical Pascal Delamuraz déclare même que l’Europe sera contrainte d’accepter la voie particulière de la Suisse, son deuxième client en importance (Solothurner Zeitung, 30 mai 1987).

Cependant, cette stratégie est rapidement battue en brèche par la défection des principaux alliés de la Suisse au sein de l’AELE, tout d’abord l’Autriche et la Suède, qui déposent officiellement leur demande d’adhésion à la CE. Dans ces conditions, le Conseil fédéral, pris de court, étaye sa décision de ratifier le Traité EEE avec un second rapport, qui n’exclut plus la perspective de l’adhésion pure et simple à la CE. Les Chambres ratifient le Traité le 9 octobre, qui sera pourtant rejeté par 50,3 % des votants, 14 cantons et 4 demi-cantons, en décembre 1992. Entre-temps, le SVP/UDC et l’ASIN, contre l’avis majoritaire des autres partis bourgeois et du PSS, ont jeté toutes leurs forces dans la bataille du « non », avec un budget publicitaire dix fois supérieur à celui des partisans du « oui » (24 heures, 27 septembre 1999).

Ceux qui croyaient alors que la bourgeoisie helvétique avait définitivement tranché en faveur de l’intégration européenne se trompaient lourdement. Ils ne percevaient pas à quel point le « non » à l’intégration de Christoph Blocher reflétait le point de vue d’une fraction importante du patronat, en particulier de la banque et des assurances, mais aussi d’une partie non négligeable de l’industrie, intéressée à maintenir des relations multilatérales avec les principaux pôles de l’économie mondiale, d’où aussi l’accent mis sur la neutralité de la Suisse. En soutenant la voie des accords bilatéraux avec l’Union Européenne, ratifiés huit ans plus tard par le peuple, l’UDC œuvrait donc consciemment à la recomposition d’un consensus majoritaire au sein de la droite patronale.

Blocher au Conseil fédéral ?

Le SVP/UDC, y compris sa section zurichoise, est un parti bourgeois néoconservateur, parfaitement intégré à l’establishment helvétique. La Tribune de Genève le reconnaît explicitement en évoquant récemment le « coming out » d’une série de responsables de la banque et des assurances en faveur de Blocher (29 octobre 2003). À l’issue des élections de 1999, le tribun zurichois affirmait quant à lui : « après une telle sanction des urnes en faveur d’une politique bourgeoise, on ne pourra éviter de la mettre à l’ordre du jour » (Tages Anzeiger, 26 octobre 1999). Dans son « Programme d’un gouvernement bourgeois », il déclarait alors : « Si nous arrivons à geler la question de l’entrée dans l’Union Européenne pendant les dix prochaines années, alors nous aurons l’opportunité de rassembler le camp bourgeois au gouvernement avec le Parti Démocrate-Chrétien, le Parti radical et l’UDC — sans le PS ».

En juin 1999, le SVP/UDC pavoisait après le rejet, par 60 % des votants, du projet fédéral d’assurance-maternité qu’il avait violemment combattu. Quelques mois plus tard, il se disputait la vedette avec le Parti radical, en revendiquant une réduction des dépenses des assurances-maladie au détriment des prestations de base. En février 2000, une pétition des jeunes SVP/UDC plaidait pour le sauvetage des « œuvres sociales » en sacrifiant le superflu. Le mois suivant, le parti tenait un Congrès national sur « les œuvres sociales suisses », où il n’était question que de privatiser. Aujourd’hui encore, avec quelques radicaux, le parti de Blocher lance un référendum contre le nouveau projet d’assurance-maternité, pourtant réduit au strict minimum. Sans aucun doute, le SVP/UDC est un parti bourgeois de choc, qui ne craint pas la confrontation.

Aujourd’hui, Christoph Blocher exige — peut-être trop bruyamment — un second fauteuil SVP/UDC pour lui-même au Conseil fédéral. A ce tarif, il accepterait le maintien de deux socialistes au sein de la coalition gouvernementale. En effet, comme le notait, dès 1947, son mentor Wilhelm Röpke, un néolibéral de la première heure, pour que le PS devienne un partenaire acceptable, il faudrait « qu’il répudie un programme de socialisation et d’économie planifiée et [qu’il ait] [...] le courage de préconiser des réformes économiques et sociales tout à fait nouvelles sans se soucier du fait qu’en marchant dans cette direction, il risque de nous rencontrer » (W. Röpke, Le bilan européen du collectivisme, Genève, 1947, p. 8-9). Cinquante-six ans plus tard, il ne fait aucun doute que cette conversion du PS est achevée, même si Blocher ne rate pas une occasion de dénoncer les réminiscences « étatistes » de la social-démocratie, qu’il considère comme « le parti des fonctionnaires bien lotis ».

Les partis bourgeois sont largement majoritaires aux Chambres fédérales, sous l’influence directe des milieux patronaux. Il ne fait aucun doute qu’ils apprécient à sa juste valeur le crédo néolibéral et antisocial de Christoph Blocher. Comme le relevait récemment le patron de la firme Sulzer (métallurgie), Fred Kindle, le SVP/UDC « est aujourd’hui le parti le plus cohérent sur les questions de politique économique ». Ce sont eux qui décideront, en dernier ressort, si Christoph Blocher leur est plus utile à l’extérieur ou à l’intérieur du gouvernement, comme ce sont eux qui ont toujours décidé quel(le) socialiste méritait de participer au jeu de la collégialité gouvernementale. Une seule chose est certaine : le prochain Conseil fédéral, élu par les Chambres, mènera une politique antisociale et xénophobe brutale. Aucune voix de gauche ne devrait donc se porter sur un candidat bourgeois, qu’il soit démocrate-chrétien, radical ou UDC, comme aucune voix de gauche ne devrait soutenir la participation des socialistes ou des verts à un tel gouvernement.

Pour citer cet article

Jean Batou, « L’UDC de Christoph Blocher : un front bourgeois néo-conservateur », Inprecor, n° 488, décembre 2003.

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