Judaïsme et politique

, par LÖWY Michael

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À propos de :

BANON (David), Le Messianisme, Paris, PUF, 1998, 125 p., (coll. « Que sais-je ? »).

STRENSKI (Ivan), Durkheim and the Jews of France, Chicago, The University of Chicago Press, 1997, 215 p.

NA’AMAN (Shlomo), Marxismus und Zionismus, Gerlingen, Bleicher Verlag, 1997, 259 p. (coll. « Schriftenreihe des Instituts für Deutsche Geschichte der Universität Tel Aviv »).

Manès Sperber. Un parcours dans le siècle, Paris, Éditions du Nadir de l’Alliance Israélite Universelle, 1998, 156 p. (préface d’Elie Wiesel.), (coll. « Voix »).

Le rapport entre le judaïsme et la politique peut être envisagé de différentes façons, mais il existe deux pôles qui jouent un rôle essentiel dans cette configuration : le messianisme et la sécularisation. Les avatars séculiers - et politiques - du messianisme montrent qu’il serait vain de les considérer comme mutuellement exclusifs.

La religion juive ne peut pas être réduite au messianisme : des tendances anti-messianiques, ou des tentatives de « neutraliser » cette dimension, ont toujours existé dans le judaïsme. Il n’empêche qu’il s’agit d’un des moments les plus importants et les plus déterminants dans l’histoire de la spiritualité juive, et dans le rapport des Juifs à la sphère politique.

Comme le montre D.B. dans son « Que sais-je ? » - une synthèse cohérente et très lisible - le messianisme est, le plus souvent, la réponse à un échec historique : exil, expulsion, persécution. Il apparaît dans la conscience collective comme la promesse utopique destinée à compenser le malheur actuel. Dès l’origine, les visions eschatologiques des prophètes d’Israël surgissent sur le fond d’une série de catastrophes. Exigence d’absolu qui vise toujours « au-delà de ce qui existe », le messianisme contient à la fois une tendance restauratrice et une tendance utopique. Selon G. Scholem, dont l’auteur s’inspire souvent, la particularité du messianisme juif est qu’il s’accomplit sur la scène publique, et ne peut pas être réduit au salut des âmes individuelles.

C’est dans les textes des prophètes bibliques qu’apparaissent pour la première fois les idées messianiques. (Malheureusement, cette partie de l’histoire du messianisme est traitée de façon beaucoup trop rapide - moins de quatre pages - dans ce petit livre). Si le messianisme rationaliste de Maïmonide n’est pas sans avoir une dimension historique - la fin de l’oppression des nations - c’est avec Don Isaac Abravanel, qu’on trouve, suite à l’expulsion des juifs d’Espagne (1492) un « messianisme politique », le rêve d’un royaume messianique sans roi qui prendrait la suite des quatre empires décrits dans la prophétie de Daniel. Politique est aussi la tentative de deux étonnants personnages messianiques du XVIe siècle, David Reuveni et Shlomo Molcho, qui proposent au Pape Clément VII une alliance de la chrétienté avec les juifs pour la reconquête de l’Orient.

Mais le XVIe siècle voit aussi l’apparition, toujours en réaction à l’expulsion des Juifs d’Espagne, d’un messianisme mystique : la Kabbale lourianique - de Isaac Louria Ashkenazi (1534-1572), auteur d’une doctrine du salut complexe et subtile, autour des concepts de shevirat hakelim - la brisure des vases qui contenaient la lumière divine originaire - et de tikkoun, la réparation cosmique, la reconduction de chaque élément de la Création à sa place primordiale. Sans effacer la dimension politico-historique, la Kabbale de Louria ne met pas moins l’accent sur le moment spirituel de la rédemption : le rassemblement des étincelles de la sainteté, enfouies au fond de la réalité.

C’est à partir de ces doctrines - mais aussi de certains événements historiques, comme les persécutions des juifs en Ukraine au XVIIe siècle - que va naître le plus grand mouvement messianique-mystique de l’histoire du judaïsme, le sabbataïsme. L’A. suit ici de près les indications de G. Scholem dans son magistral ouvrage sur Sabbatai Sevi, notamment sur le rôle capital du théologien et prophète Nathan de Gaza, et sur la dynamique « antinomienne » du mouvement. Un siècle plus tard, un autre mouvement mystique, le hassidisme, se développe dans les communautés juives, mais cette fois le messianisme est « neutralisé » au profit d’une perspective de rédemption spirituelle individuelle.

Sous le titre « messianisme séculier » D.B. examine surtout les rapports - souvent conflictuels - entre traditionalisme religieux et sionisme. Tandis que les orthodoxes de l’Agudat Israel dénoncent le sionisme comme un pseudo-messianisme qui prétend se substituer à Dieu, le Rav Kook - premier grand rabbin ashkénaze en Palestine, sous le mandat britannique - voit dans l’entreprise de colonisation sioniste une oeuvre messianique, dans laquelle les pionniers « socialistes athées » sont les instruments de la providence divine. Son fils deviendra un des idéologues du Gush Emunim, mouvement messianique-nationaliste expansionniste qui se mobilise pour la colonisation du « Grand Israël », et dans lequel le moment spatial - la sacralisation de la terre - remplace le moment temporel caractéristique de la tradition messianique juive. C’est en opposition à ce genre de dérive nationaliste que des penseurs comme G. Scholem ou Y. Leibowitz ont insisté sur le caractère séculier et non messianique de l’entreprise sioniste.

Curieusement, l’A. - qui met en exergue de son premier chapitre une citation de Walter Benjamin - ne mentionne pas du tout, dans sa section sur le messianisme séculier, les grands penseurs juifs messianiques-utopiques comme W. Benjamin lui-même ou Ernst Bloch. De même, il est étonnant qu’il ne s’intéresse pas à la dimension messianique des grands penseurs juifs modernes comme Martin Buber, Franz Rosenzweig ou Emmanuel Levinas. Mais son « Que sais-je ? » reste une très utile introduction générale.

Si la pensée utopico-révolutionnaire présente des « affinités électives » avec le messianisme, les penseurs juifs sécularisés qui se situent du côté de l’ordre social établi - et du progrès mesuré - sont plutôt hostiles à la tradition messianique.

Un bon exemple pour illustrer cette hypothèse est l’oeuvre d’Émile Durkheim, représentant éminent d’une couche d’intellectuels juifs français assimilés et laïques. Le livre d’I.S. s’intéresse moins aux « sources juives » de Durkheim qu’aux liens entre la Science du judaïsme française, bien représentée dans la Ve section de l’École Pratique des Hautes Études par des enseignants comme Sylvain Lévi, président de l’Alliance Israélite Universelle, et les disciples ou collaborateurs de Durkheim, comme Marcel Mauss ou Henri Hubert. Il montre ainsi que les conceptions des durkheimiens sur la religion comme fait social doivent beaucoup aux travaux des chercheurs juifs actifs dans la Société des Études Juives.

En ce qui concerne l’auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse, I.S. s’inspire des travaux d’Alex Derczanski sur la famille de Durkheim. L’éducation de son père, Moïse Durkheim, dans l’esprit anti-mystique et anti-messianique du judaïsme talmudique de l’École de Troyes, aurait contribué au rigorisme moral, au puritanisme et à l’hostilité d’Émile Durkheim aux révolutions sociales et aux utopies socialistes plus radicales. Peut-on expliquer le « sociétarisme » de Durkheim, son intérêt passionné pour les faits sociaux, par son origine juive ? Oui et non. Selon l’A., on pourrait expliquer ce « sociétarisme » par le nationalisme, l’ultra-patriotisme de Durkheim, typique de tant de juifs français - et encore plus alsaciens - à la fin du XIXe - début du XXe siècles. Ce nationalisme français radical - en partie une réaction à l’antisémitisme - serait une des raisons du rejet, par Durkheim, de la démarche individualiste en politique et dans les sciences sociales. Une lacune surprenante dans ce livre est l’absence de toute discussion sur l’attitude de Durkheim face au grand événement concernant les juifs français de son époque : l’affaire Dreyfus. I.S. mentionne en passant que Durkheim a soutenu la cause du capitaine, mais il n’apporte pratiquement aucune précision sur le contenu, la portée ou les limites de cette prise de position.

Si l’on passe de la France à l’Allemagne, et de la sociologie positiviste au socialisme scientifique, c’est-à-dire d’Émile Durkheim à Karl Marx, on trouvera une configuration politico-culturelle d’un type bien différent. Les deux ont très peu en commun, si ce n’est d’être des intellectuels juifs assimilés, résolument laïques et détachés de la tradition religieuse juive.
On a souvent interprété le socialisme marxien comme un avatar sécularisé du messianisme juif. Sans répondre directement à la question, le livre de S.N. sur le marxisme et le sionisme s’inscrit plutôt en faux contre cette hypothèse, en montrant l’absence de toute culture juive dans l’éducation du jeune Marx. Son père, Heinrich Marx, s’était fait baptiser pour pouvoir exercer sa profession d’avocat, mais était essentiellement un esprit des Lumières, sans croyance religieuse (tout au plus déiste). De par sa formation intellectuelle et culturelle, le jeune Marx était plutôt hostile à l’héritage judéo-chrétien, et admirait le monde païen de la Grèce antique. Si son article de 1844 sur « La question juive », ne peut pas, selon S.N., être considéré comme antisémite, dans la mesure où il défend le droit des juifs à l’émancipation, il n’en témoigne pas moins d’une attitude tout à fait négative envers le judaïsme, identifié à l’argent et au commerce.

Le livre de S.N. est surtout un historique, assez bien documenté, des débats sur la question juive au sein du mouvement ouvrier d’inspiration marxiste, et du conflit grandissant entre celui-ci et le sionisme. L’auteur - ancien professeur à l’Université de Tel-Aviv - examine attentivement les prises de position de Marx, Engels, Bernstein, Kautsky, Mehring, ainsi que celles des différents courants socialistes juifs, du Bund au Poalei Zion. La dimension religieuse est plutôt absente de son travail, mais en analysant la confrontation entre le communisme et le sionisme socialiste après 1917, il suggère qu’il s’agit du combat entre deux messianismes, celui de la révolution et celui de la terre promise. Les deux ont ceci de paradoxal qu’ils sont portés par des matérialistes radicaux. C’est une hypothèse intéressante, mais malheureusement elle n’est pas développée par l’A. et reste à l’état de suggestion.

Si l’on peut peut-être parler d’un messianisme implicite dans la culture des juifs engagés dans les mouvements révolutionnaires, c’est parmi les intellectuels juifs d’Europe centrale qu’on trouve une filiation assumée et revendiquée entre la tradition messianique des ancêtres et l’utopie sociale moderne. Un exemple particulièrement frappant est l’écrivain Manès Sperber, auquel est dédié un fort intéréssant recueil d’essais publié par l’Alliance Israélite Universelle.

Né au début du siècle dans un shtetl de Galicie (Zablotow), éduqué à Vienne et Berlin, militant communiste jusqu’en 1938, et psychologue disciple d’Alfred Adler, Manès Sperber - qui a vécu en France à partir des années trente - est connu surtout pour son oeuvre littéraire de l’après-guerre : la trilogie romanesque Et le buisson devint cendre et sa superbe auto-biographie, également en trois volumes, Ces temps-là.

Plusieurs essais, par Ady Steg, Jean Blot, Stéphane Mosès, Olivier Mannoni, Anne-Marie Corbin Schuffels, Gerald Stieg, évoquent différents aspects de la vie et de l’oeuvre de l’écrivain, en particulier, son rapport à la religion et à la culture juives. Comme le rappelle Michaël de Saint-Chiron, le judaïsme athée de Sperber est d’essence prophétique et éthique, mais non rabbinique. Hérétique, il ne craignait pas d’affirmer que la destruction du Deuxième Temple de Jérusalem a sauvé le judaïsme, parce qu’il n’était désormais lié à aucun lieu, aucune institution. Fidèle à l’héritage juif, il n’en refusait pas moins tout judéo-centrisme - tendance qu’il reprochait à son ami Elie Wiesel.

Dans un texte remarquable, Pierre Bouretz esquisse, dans ses grands traits, la philosophie de l’histoire de Sperber, qui se situe sur le terrain du « temps brisé de l’espérance », produit par les affinités électives entre messianismes religieux et politiques. Refusant la vision hégélienne de l’histoire comme réconciliation avec la réalité, Sperber s’efforce de construire un pont entre l’univers de l’ancienne espérance messianique et la religion de l’avenir de la conscience révolutionnaire. Déçu par le faux messie stalinien - en fait, un anti-messie - sorte de version moderne de la tentation du sabbataïsme, il va rompre avec l’U.R.S.S., sans abandonner pour autant l’espérance utopique. Jusqu’à sa mort, il a voulu préserver l’horizon d’une promesse, l’horizon du tikkoun comme réparation universelle : « ce monde ne peut rester tel qu’il est, il doit devenir totalement différent et il le deviendra ».

Plus discutable me semble la tentative de Wolfgang Kraus d’esquisser un parallèle entre le shtetl - présenté comme un univers d’introversion collective, de discipline sévère, de rituels rigoureux et de quadrillage total, bref une espèce de civitas Dei juive - et le communisme stalinien, sorte de théocratie sans Dieu, de caricature diabolique de la civitas Dei terrestre et profane. L’itinéraire de Sperber aurait été donc une transition de la « société fermée » (au sens que donne à ce terme Karl Popper) du shtetl hassidique à la « société fermée » du communisme dirigé par Moscou. Le parallèle me semble assez forcé, et la présentation aussi bien de l’univers culturel du shtetl que celui du communisme centre-européen des années vingt assez caricaturale. Sans parler de la parfaite inadéquation du concept augustinien de civitas Dei aussi bien à l’un qu’à l’autre phénomène.

On regrette que ce beau volume ne comporte ni une présentation des auteurs, ni une bio-bibliographie de Manès Sperber. En conclusion : aussi bien l’anti-messianisme de Durkheim, que l’athéisme militant de Marx et le messianisme utopique de Manès Sperber sont des figures juives de la modernité, et d’un rapport entre judaïsme et politique qui passe par la médiation décisive de la sécularisation.