Nous ferons le choix dans cette contribution de mettre l’accent sur le cas de la décentralisation en France du point de vue de l’analyse de la place et du devenir de l’État social. Nous pensons que l’analyse proposée peut être utile bien au-delà du cas de la France dans la mesure où elle s’inscrit dans le cadre plus général de la mondialisation et de la recherche de nouvelles régulations. Avec des effets notables concernant les rapports entre le Nord et le Sud, la reconfiguration des régulations territoriales notamment pour ce qui est de l’Union européenne et de son environnement immédiat (de la Turquie aux pays du Maghreb par exemple), la place de l’État et du marché. C’est à ce titre que nous proposons cette contribution dans le cadre de l’Université méditerranéenne en Sciences sociales.
Le cas de la France nous semble d’autant plus intéressant qu’il fait référence, jusqu’à maintenant, en terme d’État unitaire centralisé. Elle constitue indéniablement un État social-national au sens où l’entend Robert Castel [1]. Or cet État est manifestement bousculé ; en externe ave la construction de l’Union européenne dans le cadre de la mondialisation ; en interne avec la décentralisation et les nouveaux modes d’organisation de l’action publique.
Après avoir présenté rapidement les enjeux de la décentralisation sous cet angle, nous proposerons de l’inscrire dans une redéfinition du mode d’organisation de l’action publique. Cela nous amènera à aborder successivement les questions de « reterritorialisation », de la redéfinition du social et de sa place, de la crise de la régulation fordiste et de son pendant qu’est, à notre sens, la notion de gouvernance. Cette contribution n’a toutefois comme seule prétention que d’aider à poser les problématiques qui nous semblent devoir être approfondies car encore non résolues que ce soit par les universitaires ou les politiques, en ayant conscience que ces problématiques peuvent différer selon l’inscription territoriale du territoire dans un monde très nettement discriminé.
1) La décentralisation n’est pas réductible à un aménagement technique de l’organisation de l’action publique
« La République est une et indivisible », elle est aujourd’hui « décentralisée » (article 1 de la Constitution française modifié en 2003). Cette décentralisation, selon ses initiateurs, ne devrait pas conduire à un éclatement de l’unité du territoire puisque reste garantie l’égalité de traitement du citoyen sur l’ensemble de celui-ci.
Cela devrait donc signifier que la déclinaison des politiques sociales, de la protection sociale, des services publics doit continuer à garantir de mêmes droits sociaux, des mêmes solidarités, un même accès aux services publics. Et donc que la décentralisation ne serait qu’un simple aménagement technique de l’action publique visant à plus d’efficacité. L’État-social ne devrait donc pas en être fragilisé puisque garant de ces principes même s’il n’en est plus l’opérateur (le maître d’œuvre) principal.
Il est évidemment légitime de douter d’un tel état de chose dans la mesure où cette décentralisation s’opère dans un certain contexte qui va peser sur la ou les dynamiques de la décentralisation. Nous pouvons retenir à ce propos notamment :
- une recherche de réduction des dépenses publiques jusque dans la prise en compte de l’ensemble des prélèvements obligatoires, ce qui devrait signifier qu’une baisse des prélèvements de l’État ne devrait être compensée ni par une hausse des prélèvements des collectivités locales ni par une hausse des prélèvements sociaux ;
- un rétrécissement de l’espace des services publics que semble accompagner le projet de constitution européenne (les Services d’Intérêts Généraux — SIG) et la position de l’UE dans le cadre des négociations liées à l’OMC ;
- une redéfinition de la fonction de l’État dans le sens d’une moins grande implication opérationnelle (État « seulement » régulateur ou stratège après avoir été protecteur, assureur, puis social) ;
- une reconfiguration des politiques sociales vers des mesures sociales individualisées ou individualisables au nom de la responsabilisation des bénéficiaires.
Autrement dit, la décentralisation s’inscrit dans un contexte qui pèse sur les effets politiques et sociaux de cette même décentralisation. Elle ne peut donc être interprétée comme technique. Il est peut être même possible de considérer que l’accent mis sur la technicité de la décentralisation permet d’escamoter pour une part ce contexte en le dépolitisant. Que la décentralisation soit engagée voire préconisée de façon presque systématique par delà les différences entre les formations sociales de chaque pays peut inciter à conforter ce jugement. C’est aussi pour cela qu’une approche comparatiste a des limites si elle devait faire l’impasse sur la ou les dynamique(s) dans lesquelles s’inscrivent les différents modes d’organisation (centralisé, décentralisé, concédé ou délégué, etc.) de l’action publique. Une même solution technique n’a pas le même sens politique selon la dynamique dans laquelle elle s’inscrit.
Il nous semble donc nécessaire de repartir de quelques unes des caractéristiques saillantes de la décentralisation, sans avoir la possibilité ni la prétention de l’exhaustivité. Nous les retiendrons du point de vue du renforcement ou de l’affaiblissement de la notion d’intérêt général qu’est censé
incarner ou dorénavant seulement garantir l’État social (ou les formes d’action publique susceptibles de lui succéder).
- la décentralisation vise à introduire un traitement différencié du territoire, ce que traduit le recours de plus en plus systématique à la contractualisation plutôt qu’à la Loi. Voire même au contrat contre la Loi dans la mesure où l’une des « différences fondamentales entre la loi et le contrat est la référence ou non à une exigence commune. Par la loi, le droit codifié renvoie à une
exigence qui s’impose à tous. À l’inverse, l’idée sous-jacente derrière la contractualisation est non la prise en compte d’une exigence commune à tous mais au contraire de ce qui lui échappe » [2].
C’est au nom de la prise en compte des spécificités qu’est valorisée la décentralisation, et donc d’un traitement différencié des territoires [3]. Or ces différenciations (voire, dans le meilleur des cas, ces discriminations positives) ont un sens dans une perspective de croissance des dépenses, en permettant d’accentuer un effort ici plutôt que là. Dans le cas inverse, il conduit le plus souvent à une accentuation des inégalités plus qu’au développement de moyens différenciés pour atteindre des objectifs communs et/ou comparables. D’autant que la décentralisation est rarement accompagnée d’un dispositif de péréquation digne de ce nom. - La décentralisation se fait par transfert de compétence de l’État, donc est censée incarner une perte de substance de ce même État. Cela va plus loin encore, lorsque les collectivités territoriales s’émancipent de l’État national en pouvant le contourner par la possibilité d’entretenir des liens directs entre l’UE et les régions (fonds structurels européens). [4] Cela est de nature à disperser un peu plus les responsabilités de la régulation. Mais cet affaiblissement n’est pas un phénomène linéaire.
- La décentralisation ne contribue pas à une clarification des compétences mais plutôt à un partage parfois confus mais systématique des compétences. Cette dimension est très importante puisqu’elle entre en écho avec la notion de gouvernance, concept fortement instrumentalisé notamment par tous ceux qui prônent l’affaiblissement de l’État. Dans le même temps, cette relative confusion des compétences respectives, en opacifiant le déroulement des politiques publiques, conduit à une quatrième caractéristique de la décentralisation.
- Une évaluation systématique de l’action publique. Cette évaluation est en réalité liée à deux obligations. Celle de la « visibilité » et de la mesure de la pertinence ou de l’efficacité d’une politique. Mais cette exigence est d’autant plus nécessaire que l’action publique est l’objet de partenariat le plus souvent contractualisé. En effet, l’existence d’un contrat c’est aussi la possibilité de s’en retirer ; c’est aussi l’objet d’une négociation de l’ampleur de l’implication des uns et des autres, en fonction des résultats espérés par chacun. Cela n’est plus nécessairement apprécié en fonction d’un intérêt général mais en fonction de chacun des intérêts personnalisés des parties prenantes.
- La décentralisation s’est assez peu accompagnée d’une montée de l’intervention de la « société civile », en tous les cas pas vraiment en d’autres termes que dans le cadre non décentralisé.
Autrement dit, même s’il est d’usage consacré de parler d’acteurs, tous ne sont pas présents, et peut-être moins encore ceux au nom de qui se fait la décentralisation. Sans doute à ce titre faudrait-il prendre le temps d’interroger où, quand, comment se développent des logiques de démocratie locales, comme par exemple la démocratie participative (dans le cas du Brésil par exemple), ou encore les conseils de quartier dans les communes en France. Cela permettrait sans nul doute de soulever la question non moins importante que celle des techniques de décision : comment favoriser — ou non — le développement de formes démocratiques de prises de décision ? Interrogation qui nous semble essentielle pour peu que l’on veuille traiter des modes d’organisation de l’action publique.
Comme nous venons de le voir, à partir de la décentralisation, ce sont bien des questions essentielles relatives au mode d’organisation de l’action publique qui sont posées : qui a le plus de légitimité pour incarner l’intérêt général et le garantir, quel est le niveau territorial le plus pertinent ou adéquat pour que s’exerce une régulation, la contractualisation est elle vecteur de plus de
démocratie ou n’est elle qu’une modalité technique de gouvernabilité, etc. Nous sommes donc très loin d’une prise en compte de la décentralisation comme un simple ajustement technique aux nouveaux espaces de valorisation du capital, même s’il nous faut intégrer la prise en compte de ces nouveaux espaces pour l’intelligibilité du problème posé.
Ces nouveaux modes d’organisation de l’action publique ne conduisent-ils pas une redéfinition de l’action publique elle-même ? À mettre en relation avec le problème plus général de la reconfiguration non seulement de l’organisation de la régulation mais aussi de son étendue ? Or ces réorganisations/reconfigurations sont manifestement sous pression de la mondialisation. Celle-ci est-elle aboutie, implique-t-elle mécaniquement une mondialisation du « moins social » avec à la clef la fin des États sociaux-nationaux ?
Sans prétendre répondre à toutes ces questions, au moins peut-on essayer de préciser quelques unes des problématiques ainsi soulevées.
2) La construction de l’UE participe d’une reconfiguration internationale des territoires
L’UE s’inscrirait dans la logique de montée de regroupements régionaux régulièrement évoqués avec la notion de Triade [5], auquel il faudrait ajouter la Chine. Quelle place respective de chacun des territoires se dégage alors ?
Au préalable ne faut-il pas s’interroger sur la notion de territoire ? Pouvons nous considérer qu’il s’agit d’un espace géographique relativement homogène à l’intérieur duquel s’exerce des règles communes, où se vérifie une identité de situation ? Si oui, comment appliquer cette notion à la reconfiguration territoriale du monde ?
- S’il y a quatre pôles, c’est que par définition ceux-ci se différencient. La mondialisation ne serait donc pas l’uniformité évoquée de façon subliminale avec la notion de libre circulation mondiale des marchandises et des capitaux, de grand marché unique mondiale. Il semble en effet présomptueux de penser que l’existence de ces 4 configurations territoriales ne serait que transitoire, qu’un passage vers une future dilution de ces 4 territoires dans un grand marché unitaire. Et même dans ce cas, le temps d’une telle dilution laisse la place à une pérennisation durable de ces territoires. Alors il convient de s’interroger sur ce qui fonde les différences. Est ce un partage du monde entre quatre entités homogènes qui s’équilibrent, ou celles-ci sont elles hiérarchisées ? De quelle manière ? Est-on dans un monde unipolaire ou multipolaire ?
Cela dégage-t-il de nouvelles lignes de conflictualité ? - L’analyse de leur différenciation suppose une comparabilité, une « substance
commune » à chacun de ces quatre grands territoires. Or le seul critère qui résiste un tant soit peu à l’analyse est qu’ils réalisent une part essentielle de la production des biens et services de la planète et qu’ils les échangent en leur propre sein. La « comparabilité » est donc à chercher en terme de plus ou moins grande homogénéité du point de vue de la valorisation du capital. Mais s’agit-il d’une juxtaposition de quatre territoires comparables (ce qui semble peu probable) ou de la reconfiguration d’une division internationale du travail ? Auquel cas à cet espace de valorisation du capital, il faudrait y adjoindre ses caractéristiques en tant qu’espace de « valorisation » du travail qui suppose l’existence d’une régulation sociale qui se substituerait à celle des États
social national ? Et est-elle de nature à définir de nouveaux espaces politiques qui sont une construction politique avant que d’être une réalité géographique
[6] ? - Quid de ceux qui sont hors zone d’influence (une grande partie de l’Afrique par exemple), ou à la périphérie de ces zones (comme le Maghreb ?) Le seul enjeu serait-il pour ces pays d’obtenir le droit à faire partie de ces zones d’influence ou peuvent-ils espérer mieux ? Sous cet angle, le débat sur l’entrée de la Turquie dans l’UE, à mettre en relation avec l’histoire des relations entre l’Europe méditerranéenne et le Maghreb, est assez instructif.
3) La gouvernance comme « lieu commun » de la mondialisation
La multiplication des échelons sur la base du principe de subsidiarité fonde le principe de gouvernance avec à la clef la contractualisation de l’action publique. En ombre chinoise, la gouvernance pose toute la question de la place et de l’exercice du pouvoir ?
Tous les pays qui connaissent une décentralisation — ou une recentralisation comme le Royaume-Uni — de la même façon que les regroupements régionaux se posent le problème de répartition de compétence entre les différents échelons territoriaux. Dans le cadre du regroupement qu’est l’Union
Européenne, nous pourrions penser que cela se fait sur la base d’un débat démocratique approfondi, avec un échange sur les enjeux... Or le seul principe qui est énoncé jusque dans le projet de Traité constitutionnel, à l’instar de la novlangue de la mondialisation, est celui de la subsidiarité : « Est uniquement assuré par l’échelon supérieur ce qui n’est pas assuré de façon plus efficace par un échelon inférieur. » Or la notion d’efficacité fait problème. Quels en sont les critères, qui les définit, selon quels principes ? Dans une optique de régulation, la question posée est bien aussi celle de l’échelon territorial de référence à l’intérieur duquel la notion de solidarité doit jouer et jusqu’à quel point [7]. Et si un « échelon inférieur » n’exerce plus de façon efficace la mission qui lui est confiée, de quel droit et de quelles procédures « l’échelon supérieur » dispose-t-il pour alors le suppléer ? Par ailleurs, le partage systématique des compétences légitime l’idée qu’il n’y a plus de monopole
possible de la décision politique telle que peut l’incarner la Loi, celle-ci n’étant pas compatible avec la contractualisation du politique, non pas évidemment au sens de contrat social, mais de relations négociées pour une durée déterminée (plus question de la continuité de l’action publique par exemple) et par principe différenciés. Cela est tellement vrai que même dans ses relations entre l’État et ses propres services c’est la relation contractuelle qui devient systématique jusqu’à pouvoir concerner la nature de la relation entre le fonctionnaire et l’État.
[8] De la même façon que le principe systématique d’évaluation telle que nous l’avons évoquée précédemment conduit à l’effacement de la notion d’intérêt général derrière des intérêts collectifs particuliers représentés dans une négociation parée du qualificatif de « bonne gouvernance ».
En France, les hauts fonctionnaires, qui ne sont pas nécessairement aussi prompts que les économistes à enterrer l’État, et qui restent attachés à la reconnaissance de leur autorité, en ont tiré la théorisation d’un État stratège, ce que les universitaires commencent à traduire en terme d’État régulateur. L’ État conserverait un rôle de pilote à travers sa capacité à définir des orientations stratégiques. Cette conception est très présente à travers les contrats de plan État-régions, la région reprenant à son compte cette orientation à l’égard de son propre espace d’intervention. Le problème
qui subsiste est celui de la capacité à peser dans une négociation, soit à travers une forte légitimité politique, soit à travers l’importance des moyens financiers que l’État peut mettre sur la table. Autrement dit, l’État stratège (ou régulateur) a-t-il les moyens de sa stratégie ? Ou au contraire est-il mis sous forte influence ? Et de qui ?
La question sous-jacente est donc bien celle du pouvoir dans le maelström de la gouvernance. Ainsi, nous retrouvons cette problématique dans les débats sur l’ordre du jour de l’OMC. La gouvernance, elle non plus, ne peut être présentée comme un aménagement technique de la prise de décision. Derrière la gouvernance, la question du pouvoir et de son exercice reste entière. Elle déborde la question de la gouvernance pour atteindre tout le débat sur l’organisation en réseau de la vie économique, politique et même sociale jusque dans le mouvement altermondialiste....
4) Vers de nouveaux principes de régulation ?
L’incapacité actuelle de l’UE à construire une Europe sociale, voire sa constance à réduire les espaces de régulation pose la question de la place respective du marché et des espaces de régulation « non marchandisés », et de la rupture des « équilibres » que constituait le fordisme. En cela, peut-on parler de fin du fordisme et dans quelle mesure cela laisse-t-il une place aux États pour mener
une régulation sociale ou en construire une nouvelle ?
- Nous retiendrons ici l’expression de régulation fordiste dans une acception croisée avec celle d’État social. En effet ce mode de régulation est peut-être avant tout l’aboutissement d’une reconnaissance du social en tant que nécessité d’une action collective consciente pour faire société que ne permettait pas la seule « cohabitation » (pour ne pas dire confrontation) du
politique et de l’économique. Voir les travaux de Robert Castel ou encore Jacques Donzelot, autour de l’invention du social. A ce titre, si l’État social est caractéristique des « trentes glorieuses », il ne faut pas sous-estimer un aspect essentiel qu’est la reconnaissance par le système productif lui même d’intégrer en son sein une dimension sociale. De la même façon qu’une part importante de la régulation sociale se faisait en dehors de l’État comme cela a pu être
le cas de la protection sociale en tous les cas au début de la sécurité sociale. Ces deux remarques ont leur importance quand à l’avenir de l’État social sur lequel nous reviendrons plus loin. Mais ce qui nous importe ici est que l’État était reconnu dans sa dimension de garant de ces régulations, à travers la loi, la négociation, l’exercice de son autorité et sa capacité d’arbitrage voire de décision. Le fait que cet État social se soit consolidé au lendemain de la seconde guerre mondiale n’a pas été pour rien dans le lien — réciproque — entre État social et État nation, une partie de la légitimité du social trouvant sa racine dans la légitimité de la nation.
L’existence de ce lien justifie pleinement que l’on puisse analyser les différences notables entre les différents États-sociaux-nationaux. De nombreux travaux ont ainsi bien mis en évidence ces différences, de Pierre Birnbaum à François-Xavier Merrien en passant par Gesta Esping-Andersen et ses « trois mondes de l’État-providence » [9].
Il n’en reste pas moins que par delà les différences notables, notamment dans la dimension et le degré d’intervention économique de l’État (et même si le keynésianisme a été une qualité partagée) mais aussi dans la logique respective entre universalisme et assurance de la protection sociale, tous ont en commun d’intervenir réglementairement à travers la législation (droit fiscal,
droit du travail, droit des sociétés...) sur les conditions de production et de valorisation du capital, d’organiser un minimum de solidarité sociale, d’assurer une part de redistribution, d’offrir ou de garantir l’existence de biens et services plus ou moins démarchandisés, et de le faire sur une base nationale.
Les années 80-90 ont représenté de ce point de vue un « retournement » incontesté, certains allant jusqu’à parler de déconstruction de l’État social allant de pair avec la « déconstruction du monde du travail » [10].
Il semble difficile de pouvoir aborder la question des régulations sociales dans leur dimension de politiques sociales indépendamment de la crise plus générale de la régulation.
- Comme nous l’avons signalé plus haut, une des dimensions importantes de la régulation fordiste est l’intégration par le système productif d’un impératif du social. Or précisément, les contraintes de la mondialisation, ou plus exactement d’un marché se définissant sur le plan international dans ses trois dimensions (internationalisation des échanges de biens et services,
internationalisation des investissements — IDE —, internationalisation des mouvements financiers) conduit le système productif à rejeter cet impératif social sur l’État tout en rejetant la perspective d’augmentation des prélèvements par le biais de cotisations sociales ou de nouveaux impôts. - Dans le même temps, est décrétée une crise de financement de la protection sociale pour les mêmes raisons qui conduit à une ponction supplémentaire sur les revenus du travail.
- L’État quant à lui cherche à se défausser soit en assurant une privatisation pure et simple d’activités auparavant « démarchandisées », ce qui suppose l’existence d’une demande solvable de nature à absorber cette activité, soit en se déchargeant sur les collectivités territoriales (CT), ce qui ne conduit guère qu’à un effet de substitution (un bien public territorial en lieu et place d’un bien public national) sauf si ces CT se défaussent elles-mêmes, soit en faisant appel au secteur associatif ou à d’autres formes collectives de prise en charge. Cela explique pour une part le succès — relatif — de l’idée d’une nouvelle économie solidaire, dont l’espace d’existence — alors vital — est pourtant des plus réduits.
Une contradiction béante s’installe entre la nécessité de répondre à des demandes sociales grandissantes qui s’adressent à l’État à défaut de pouvoir s’adresser ailleurs et la contraction des moyens de financement de ce même État. Ce qui caractérise la crise du mode de régulation n’est pas tant une réduction des richesses produites par habitant (celle-ci ayant continué à croître même si les inégalités géographiques et sociales profondes demeurent) que la capacité à pouvoir y accéder à travers des logiques de régulation, ce qui pose toute la question de la légitimité d’une autorité en charge de la régulation à pouvoir s’imposer.
- Cette crise est accentuée par le phénomène majeur de marchandisation des rapports sociaux dans une dimension plus étendue que jamais. C’est à dire qu’une part grandissante du lien social se construit à travers des processus de marchandisation. Cela va bien au delà du marché du travail en ce qu’il permet l’obtention d’un emploi et de ce qui lui est lié. Cela va au-delà aussi des effets structurants de ce lien social à travers les modes de consommation. Ainsi,
dans le domaine du marché du travail par exemple, le passage progressif d’un système de reconnaissance sociale des qualifications à un système de reconnaissance individuelle des compétences qui inclut le critère du « savoir-être », conduit à ce que les demandeurs d’emploi mettent en jeu dans la procédure de recrutement la valorisation de leurs loisirs. Non seulement
donc le loisir est marchandisé par le fait qu’il prend la plupart du temps la forme d’une consommation de biens ou de services, mais le choix même du loisir est soumis à une valorisation dans l’échange à travers le CV. En ce sens, nous pourrions rappeler le paradoxe d’une société où moins le travail est partagée plus il est structurant (et donc discriminant). - Mais dans la mesure où cette invasion du marché est excluante ou pour le moins discriminante, échapper à l’exclusion ou à ces discriminations ou à leurs effets suppose de se tourner vers d’autres formes de socialisation que celles autorisées par le marché, fussent-elles dominées. Le capitalisme, en restreignant les logiques de régulation qui atténuent les inégalités, en renvoyant à d’autres sans leur en donner les moyens la « solidarité », conduit logiquement à la recherche d’identification à des collectifs où peuvent s’exprimer des « communautés de situation ». Il y a alors affaiblissement de la légitimité des modes de régulation social-national qui n’apparaissent plus « autonomes » à l’égard du marché sans que nous sachions bien établir, repérer ou caractériser ces nouvelles identités collectives en construction.
C’est sans doute pour toutes ces raisons que l’Europe sociale reste un chantier. Or cela affaiblit grandement la possibilité pour cet espace qu’est l’UE d’arriver à consolider sa propre légitimation.
Pour tenter de conclure, il faut peut-être insister toutefois sur le fait que si l’État-nation est affaibli, il reste malgré tout assez « résistant », et ce d’autant plus que la régulation reste vitale même du point de vue du marché. Il est sans doute nécessaire de travailler non pas sur la fin de toute idée de régulation mais sur la reconfiguration des formes de celle-ci, notamment dans ses articulations entre le marché, le politique et le social. [11]
D’où une triple question :
- est-il concevable, et à quelles conditions, d’envisager une régulation réduite à la notion de préservation de la cohésion sociale, et cela sera-t-il suffisant pour garantir une reproduction élargie non seulement du point de vue des populations (amélioration du bien-être) mais aussi du capital (une valorisation profitable) ?
- Si cette régulation est envisageable, qui détient-il le plus de légitimité pour la prendre en charge, quelle réorganisation des pouvoirs de régulation entre marché, pouvoirs publics et société civile ?
- Enfin, quelles sont les reconfigurations territoriales envisageables de ce point de vue et quelles articulations entre des territoires différenciés cela induit-il ? À envisager tant sur le plan interne des regroupements territoriaux reconnus que du point de vue des relations entre les territoires à l’échelle planétaire.
Peut-être est-ce partir des ces trois questions qu’il nous faut ré-examiner l’éventuel processus de dénationalisation de l’État-social, ainsi que celle d’une nouvelle configurations des relations économiques et sociales internationales. Car à l’échelle du monde lui-même, la réduction trop massive d’une redistribution — au sens large — fait peser de graves risques de fragmentations jusque au sein des États-nations. Un tel processus est de nature à affaiblir durablement les processus de légitimation que l’État-social national a permis, sans que ne soit garanti que l’émergence de nouveaux relais territoriaux à travers les processus de décentralisation soit de nature à obtenir la légitimité suffisante pour les mener à bien. Les échelons infra-nationaux, qui jusqu’à maintenant tirent l’essentiel de leur légitimité de l’État, sont ils de nature à s’imposer comme espace légitime de régulation ou vont-ils laisser se développer des micro-socialisations au risque d’accentuer des phénomènes d’exclusion (ceux qui n’ont accès ni à la socialisation « nationale » ni à ces micro-socialisation) ou des risques d’éclatement communément désignés en France, comme la montée du communautarismes ? Cela laisse-t-il augurer de nouvelles formes de conflictualité sociale ?
Dire que la mondialisation est une réalité, c’est bien reconnaître l’importance d’une interdépendance internationale dont les formes sont évolutives. À ce titre, la grille de lecture ici proposée à partir du cas de la décentralisation en France nous semble pouvoir être utile pour mieux se saisir des enjeux de la mondialisation en terme de régulation sociale pour les pays de quelque partie dominée ou dominante du territoire qu’ils soient.
Annexe : quelques réflexions sur la définition du mode de régulation
Définir le terme de régulation : La chose n’est évidemment pas si simple. Chacun y va de sa propre définition.
On peut à ce titre relever par exemple le grand écart entre une définition à l’anglo-saxonne qui ramène la régulation à la notion de réglementation — donc de règles parfaitement codifiées sans pour autant être étatiques, à la définition de Canguilhem : « ajustement, conformément à quelque règle ou norme, d’une pluralité de mouvements ou d’actes et de leurs effets ou produits que leur diversité rend d’abord étrangers les uns aux autres ».
Entre les deux, une foultitude de définitions, d’autant qu’intervient bien souvent le champ disciplinaire : juristes, économistes, sociologues, politistes. Je n’aurai donc pas la prétention de rajouter une xième définition. Toutefois, il est possible de cerner quelques exigences, en sachant qu’elles renvoient à une posture nécessairement partisane, ce qui ne signifie évidemment pas infondées.
- La première est que la régulation, non seulement n’est pas réductible à un de ses domaines d’application (régulation économique, sociale, politique, écologique,...) mais chacun de ceux-ci doit être compris dans l’interdépendance. Tout le monde, ou à peu près, s’accorde sur cette
exigence. Et pourtant... la « régulation universitaire » y conduit fort peu. Nous devrions avoir pour objectif — mais est-ce à notre portée, non pas une approche pluri-diciplinaire mais bien trans-disciplinaire. La suite du propos le confirmera. - La deuxième est qu’il faut intégrer d’emblée le concept de régulation dans une démarche évidemment systémique, et donc introduire la notion de reproduction. Il ne suffit pas de définir la régulation comme un ensemble de règles, de normes, de codification, encore faut-il que cet ensemble permette la reproduction. En effet, retenir par exemple la définition proposée par JC
Thoenig dans un essai de présentation du concept de régulation : « propriétés concrètes du mode de fonctionnement d’une organisation » [12] ou encore celles de JD Reynaud qui la définit comme un ensemble de règles dont la caractéristique principale « n’est pas essentiellement l’établissement ou le maintien d’un ordre, mais l’opération à têtes multiples qui renouvelle, détruit ou crée, bref fait vivre le lien social » [13] ne finalise pas le mode de régulation. Or bien évidemment, sans sombrer dans un fonctionnalisme étroit, le mode de régulation, a bien pour objet de reproduire un ordre social ou de le modifier. A tel point qu’il serait légitime de poser la question suivante : la crise actuelle du mode de régulation est-elle susceptible de déboucher sur une crise majeure qui la dépasse, en laissant se développer le risque d’explosion sociales, de guerres, de ravages écologiques ou de santé publique ? - En faisant l’hypothèse que nous ne serions que dans une mutation tranquille, et si nous retenons l’idée que la régulation a pour fonction de reproduire un certain ordre social, la question de la nature de cet ordre social reste, elle, posée et est au coeur de la définition de la régulation (troisième exigence donc). Ce qui induit qu’il y a recherche d’une légitimation de cet ordre social, donc d’intégration, en reprenant les termes d’Habermas : « La question de l’intégration sociale pose, en d’autres termes, celle de la légitimation de l’ordre social » [14]. Considérons cependant que la notion d’intégration n’interdit pas de penser l’exclusion. Serait acceptable l’exclusion de ceux qui ne menacent pas l’ordre social. Ce qui a un certain sens du point de vue de l’ordre mondial actuel et de sa façon de prendre en compte — ou non — les territoires.
- La quatrième exigence me semble devoir être la nécessité de laisser une place, dans l’idée même de régulation, à la question du pouvoir. Qu’un mode d’organisation de la société puisse se reproduire, et donc être régulateur, signifie sans doute que cet ordre est accepté sans pour autant que cela puisse d’emblée signifier qu’il est acceptable... Le pouvoir de conviction peut
aussi être le pouvoir de la contrainte. « Convaincre, surveiller et punir », pour paraphraser Foucault, cela laisse beaucoup de place pour une grande diversité des formes de pouvoir. C’est dans cet espace aussi que la notion de domination peut prendre sa place, le pouvoir n’étant pas un attribut également réparti. Or il semble bien que la notion de pouvoir soit un peu le point aveugle
des réflexions autour de la régulation, ou plus exactement, que cette notion de pouvoir soit tellement diluée dans les concepts comme ceux de la — forcément — « nouvelle gouvernance » qu’elle esquive la question de la distribution effective du pouvoir (on aura vu, à propos de l’Irak, en quels termes les États-Unis considèrent la gouvernance dès lors qu’elle ne conduit pas à
l’alignement sur ses positions...). Cette critique pourrait d’ailleurs tout aussi bien s’adresser aux tenants de la régulation reynaldienne [15] qui dans leur théorie de la régulation sociale esquivent
bien souvent cette même question. À ce titre, et dans ce même registre, la question de la démocratie est absente voire même volontairement esquivée. Cf la montée des autorités « indépendantes ». Indépendantes de quoi ? - Un mode de régulation étant par définition une construction sociale, elle est par là même aussi historique. La légitimité, en règle général, se construit sur la durée. Evidemment, le temps à prendre en compte n’est pas lui même linéaire ni homogène : il faut articuler le temps des ruptures et celui des continuités, le temps de la conflictualité et du compromis voire du consensus, le temps du social et celui du politique et/ou de l’économique. Tous ces temps là ne
concordent pas nécessairement. Historiciser la régulation ne doit évidemment pas conduire à sous-estimer les ruptures possibles, les inflexions et même les renversements. Cela n’est pas sans nous poser de difficiles problèmes dans notre volonté d’analyser les mutations en cours si l’on ne veut pas être victime de propos trop souvent marqués du sceau conjoncturel. - Il convient enfin d’appréhender l’étendue de la régulation.
A) Étendue au sens des domaines concernés d’abord. Celle-ci est mouvante au sens où ce qui importe est non pas une définition « objective » de ce qui est nécessaire pour que la reproduction fonctionne mais ce qui est réellement mobilisé à une période donnée. On le voit très bien à travers l’analyse de l’étendue des politiques sociales par exemple. Ou encore à travers la définition de ce qui doit relever de l’intérêt général, voire des services public, c’est à dire la définition de ce qui doit constituer des « biens ou services communs » auxquels chacun doit avoir accès.
B) Etendue au sens des acteurs concernés. La régulation sociale n’est pas du seul ressort des pouvoirs publics. La régulation fordiste s’accommodait fort bien d’une intégration par les entreprises elles-mêmes de pans entiers de la régulation — ce qu’elles ne souhaitent plus assumer —, par des structures mixtes comme l’étaient la sécurité sociale ou, sous d’autres formes, le secteur de l’économie sociale (comme le secteur mutualiste), et bien sûr par l’État.
Or la répartition des rôles est très diversement possible.
C) Étendue en terme de territoire. La régulation s’applique nécessairement à un territoire donné. À tel point que le mode de régulation fordiste s’adossait de façon évidente à des États-nations, favorisant une assimilation sans doute un peu hâtive entre régulation et politiques sociales de l’État. Or nous assistons bien à des remodelages territoriaux sous l’effet notamment d’une régulation économique qui ne se situe plus à l’échelle des nations, ou plus exactement ne
se situe plus seulement à l’échelle des nations. Ces remodelages sont tels que certains, tel Bertrand Badie, peuvent aller jusqu’à évoquer « la fin des territoires » entendu au sens d’espace délimité structurant une communauté politique, puisqu’il n’est plus possible « d’admettre le principe de territorialité comme fédérateur de notre ordre international » [16]. Mais peut-on aller encore plus loin en envisageant, dans cet esprit, qu’il n’est plus fédérateur des différents domaines de la régulation ? Ainsi, la diversité des domaines d’application de la régulation conduit-elle mécaniquement à une définition unique des territoires de référence ? Ou, au contraire, n’y a t-il pas à réfléchir sur la possibilité d’une diversité des territoires de référence selon les domaines d’application de la régulation ?
Cette façon d’aborder le mode de régulation conduit bien sûr à de multiples interrogations. D’autant plus complexe que les modes de régulation ne sont pas réductibles à des aspects institutionnels, ni même à des normes sociales nécessairement générales. Ainsi, la dite montée des communautarismes
en France peut être comprise comme permettant des formes de régulation fussent elles en réaction à une régulation « globale » qui leur échappe : puisqu’on ne nous intègre pas, nous trouverons nos propres chemins de l’intégration par la différenciation (qui est une façon d’exister pour soi).
Mais à vouloir intégrer les différentes dimensions de la régulation, ne prend-on pas le risque de rendre insaisissable l’objet de notre réflexion ?