Le choix des ce sujet répond à une préoccupation : on mesure mal encore les effets de la crise actuelle sur la société, les bouleversements qu’elle apporte dans tous les domaines quand le nombre de chômeurs augmente d’un million en un an. Il s’opère même trop souvent une mise à distance intellectuelle de la dimension dramatique vécue par de nombreuses familles. Le service public est au centre de la situation sociale.
Parce qu’il relie besoins sociaux et situations individuelles, il donne une perspective collective à des situations, telle que le chômage ou la précarité, vécues d’abord comme des drames individuels. Il constitue ausi un secteur de la société qui est particulièrement visé par le système capitaliste pour le nouveau débouché qu’il offre. Il existe en effet en France un secteur entier qui échappe au règne de la marchandise, de la recherche de rentabilité qui caractérise les échanges marchands dans le système capitaliste. C’est ce secteur qui fait l’objet des convoitises, en période de crise caractérisée par la baisse de rentabilité des investissements.
Il faut préciser que le morceau est important ; l’ensemble des services publics couvrent en France une grande partie des besoins sociaux, en matière de santé, transport, éducation, accès à l’emploi, énergie, auxquels il faut rajouter l’ensemble de la protection sociale, au point que l’on peut dire qu’une grande partie de la vie horsentreprise des salariés relève de cette logique non marchande, du fait de la socialisation très importante de la reproduction de la force de travail.
Quelques particularités du service public « à la française »
Le service public se définit par son objet : les transports, les télécommunications, l’emploi, l’éducation, la santé et j’en oublie. Mais plus que l’objet, c’est la perception de cet objet qui est centrale : il est abordé comme besoin, besoin de communiquer, de se soigner, de se déplacer. Le service public est caractérisé par la réponse à un besoin social. « A chacun selon ses besoins », disait Marx en son temps.
En cela, il s’oppose radicalement à une autre conception de la société qui donne la suprématie au marché, à la rentabilité. Rappelons-nous la confrontation autour du traité de constitution européenne qui voulait ramener le service public à un « système d’intérêt économique général » (SIEG) [1] . Nous refusons de même une conception du service public qui demanderait juste au service public de répondre aux défaillances du marché, assurant donc le bon fonctionnement du marché. Un système où l’État jouerait un rôle régulateur [2].
Selon Duguit (1928), relève du service public « toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants, parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale, et qu’elle est de telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètement que par l’intervention de la force gouvernante ». Cette définition lie intrinsèquement le lien social, appelé interdépendance, et l’intervention de l’État.
L’État, responsable du service public, est garant du respect des règles de service public : égalité de traitement entre tous les citoyens, égalité d’accès, continuité territoriale. Le service public est donc intrinsèquement lié, dans la conception française, à la citoyenneté. Ce qui pose, en passant, la question de l’extension de cette citoyenneté et des droits afférents à tous ceux qui vivent en France...
Mais le service public est aussi conçu comme un mode d’intervention de l’État : à côté des grandes fonctions régaliennes de l’État qui assure son indépendance comme institution (impôts, police, armée, justice), l’État organise le lien social. Ce lien social se concevait, initialement, comme l’adhésion à une nation et le service public s’est organisé sur un modèle centralisé, autour de grandes entreprises ou de grands services publics, autour desquels se jouaient à la fois une conception de l’industrie centralisée, et de l’État tout aussi centralisé. Il était alors conçu par ses initiateurs d’abord comme représentant de « l’intérêt général », notamment par des juristes comme Duguit, donc comme pivot de la construction de la Nation dans les années 1945.
Ce lien est d’abord vécu aujourd’hui au niveau individuel : la notion de service devient prépondérante. Plus que l’intérêt général, c’est alors la « garantie d’exercice des droits fondamentaux » [3] qui est mise en avant. Le service public s’organise autour de l’individu, plutôt que de l’intérêt général. Cette mutation du sens du service public a accompagné une transformation de la conception du rôle de l’État, comme le montrent les processus de décentralisation qui participent, justement, de cette remise en cause des services publics nationaux.
Ce sont donc finalement deux processus qui se croisent ici : d’une part la construction des liens sociaux autour de la solidarité, d’autre part l’intervention de l’État comme garant de cette « citoyenneté solidaire ». Parce qu’il engage ainsi toute une conception de la société, qui va de la conception de l’État à la relation de chaque individu à la société, voire à son propre travail quand il s’agit des agents de service public, je propose de parler ici de paradigme du service public.
C’est ce service public qui s’affronte à la crise.
La crise
La crise est d’abord caractérisée par une baisse de rentabilité des investissements. Face à cette crise, le capitalisme va chercher à découvrir de nouveaux terrains de rentabilité, et le secteur public va représenter un terrain d’expansion pour lui, dans le sens de l’expansion permanente des rapports marchands à toute la société. Mais la crise se traduit aussi par une destruction sociale d’ampleur.
Elle se traduit par une demande sociale de plus en plus forte : dans les domaines de la santé, de l’éducation, on voit bien comment l’augmentation du nombre de chômeurs, va mettre en avant des besoins sociaux très importants. La remise en cause du travail comme lieu collectif le plus Fondamental rend d’autant plus nécessaire le lien social territorial. Les collectivités locales sont dans ce sens au coeur de cette problématique du service public : il faut trouver localement ce lien social que le travail offre de moins en moins. Services sociaux, santé, logement, transport, autant de dimensions de la vie quotidienne essentielle pour les chômeurs et précaires. C’est ce que dit d’ailleurs la déclaration, soutenue par la plupart des organisations syndicats et associations de gauche, appelant à une marche contre le chômage, les précarités et les licenciements le 5 décembre 2009 [4]. Et ce sont justement ces populations les moins à même de se défendre collectivement.
Les collectivités territoriales, comme celle qui nous accueille aujourd’hui, sont confrontées au désengagement de l’État. Dans la période qui vient, cet écart grandissant entre le besoin social et le manque de moyens risque fort de prendre en tenailles l’ensemble des structures territoriales. Et la mobilisation de tous pour défendre les structures territoriales est donc centrale.
Pour les collectivités, ce sont ainsi trois dimensions qui vont se croiser :
- La décentralisation vers les collectivités locales de la prise en charge de la dimension sociale qui devient pourtant de plus en plus urgente.
- Le démantèlement des services publics qui tenaient ce tissu social en lien avec les collectivités.
- La baisse des revenus des collectivités.
Ces collectivités locales vont ainsi se trouver au centre des tensions dans les années à venir. Les conditions de mobilisation sont pour autant très difficiles à organiser.
La crise amène les tenants du libéralisme à s’attaquer à tous les échanges non marchands, et à les soumettre à la loi du marché. Ils combattent aussi, au nom du dogme du marché salvateur, le retrait de l’État de tout rôle économique et social, acceptant avec un grand cynisme une dégradation de la vie quotidienne des millions de personnes. Ils même jusqu’à vouloir dégager de nouvelles sources de profits de cette misère, par exemple en confiant à des organismes privés le traitement de la partie des chômeurs les plus susceptibles de retrouver un travail.
L’agent du service public
Cette contradiction entre des besoins sociaux en hausse et une offensive libérale sur les services publics, va peser fortement sur les agents du service public. La mutation du service public vers une relation de service spécifique, s’appuie sur une dimension fondamentale du service public français : celui-ci est incarné, quotidiennement, par les agents. C’est à eux qu’est confiée l’interprétation des normes édictées par l’État ou ses représentants. Ils doivent s’y conformer non à partir de l’application simple de la norme, mais de leur engagement personnel dans le cadre du paradigme de service public, qui assure la juste interprétation de la norme.
Dans les transports par exemple, la continuité du service représente une contrainte forte, au nom de laquelle les agents de service public s’engagent dans leur travail. Mais c’est aussi la sécurité comme notion supérieure au marché qui s’impose. L’interprétation de la norme ne peut se faire différemment suivant les gouvernements, le service public est détaché de la politique immédiate. C’est l’engagement de l’agent à partir de cette mise au service du public, qui lui permet de trancher « dans le bon sens » entre rentabilité et service public [5]. Cette indépendance du fonctionnaire ou de l’agent du service public vis-à-vis du pouvoir politique s’incarne dans le statut du personnel ou le statut de la fonction publique.
Au-delà de l’interprétation de la norme, c’est à l’agent de service public qu’a été confiée la défense du service public [6]. L’élection de représentants du personnel aux conseils d’administrations des entreprises publiques en 1945 relève de cette exigence : ces salariés sont les plus à même de défendre, dans l’entreprise, l’intérêt général, ils y représentent la nation.
On mesure ici une des grandes difficultés du service public aujourd’hui : comment défendre une entreprise, un service, quand on est largement soumis aux lois de la rentabilité dans le fonctionnement quotidien, et quand la précarité envahit ce service public au point d’y être supérieures à celle dans le privé ! L’exemple de la Poste est frappant : les notions de service public s’étiolent dans des services ou entreprises où les agents vivent un mal être permanent sous la pression des normes libérales de fonctionnement, au point que même les agents du service public sont en difficulté pour le défendre (La Poste, Pôle Emploi). L’extension du modèle managérial dans les services publics rejoint la mise en avant de droits dits « contractuels » des clients se substituant aux usagers.
Les chiffres de la précarité sont impressionnants : 16 % de contrats précaires (contrats courts) dans la fonction publique contre 12 % dans le privé. Dont 22% dans la fonction publique territoriale, 14 % dans l’éducation nationale ; les droits minimums des contrats précaires obtenus dans le secteur privé ne s’appliquent que partiellement. Ces chiffres de plus ne prennent pas en compte les non titulaires qui peuvent être en CDI, mais dont le statut est vécu comme précaire.
Et le Livre blanc de la fonction publique met en avant des contrats courts sur le modèle des contrats militaires (3 ans, 5 ans), comme solution pour l’avenir. Le statut de la fonction représentait une référence pour les salariés du privé, vécu souvent comme un modèle de la relation salariale. C’est au contraire la fonction publique qui s’apprête, avec ce type de contrat, à jouer un rôle de destruction du modèle du CDI sur lequel repose la relation salariale en France.
Dans cette prise de distance entre le service public et ceux qui lui donnent vie et sens, il convient de rattacher la réduction du service public à des « missions », qui peuvent alors parfaitement s’inscrire dans un cahier des charges passé avec des entreprises privées. Le projet de constitution européenne s’était fait porteur de cette offensive, différenciant au sein des activités celles relevant de telles missions, et pouvant supporter alors des « distorsions au marché ». Le marché reste la norme, la solidarité intervient comme une valeur quantifiable qui doit aussi y trouver sa place. Nul besoin de préciser que dans ce cas, le statut de l’agent de la « mission de service public » est un obstacle pour les libéraux. C’est à cet agent de gérer individuellement les confrontations et contradictions entre service public et profit, entre « service public et service privé », voir aussi la délégation de service public, forme suprême de l’inscription du service public dans le domaine marchand, puisqu’elle oblige à quantifier en isolant cette seule dimension de service public dans une activité concurrentielle.
Conclusion
Cette conception du service public a rejoint, à l’occasion des confrontations dans le cadre de l’alter mondialisme, les préoccupations de nombreux autres militants des mouvements sociaux. La notion de « biens publics mondiaux » recouvre l’idée que des biens doivent échapper à la loi du profit et être mis à la disposition de tous : l’énergie, l’eau, le transport, la communication, les produits agricoles de base, la santé, la connaissance... Ces biens devraient échapper à la marchandisation, ils sont au contraire confrontés à la pression de l’AGCS pour s’ouvrir toujours plus à la concurrence.
Mais il faut s’interroger si ce qui motive le plus les libéraux, dans cette confrontation autour du service public, ne serait pas la démonstration quotidienne qu’apporte le service public : un pan entier de la société répond à d’autres règles que le profit ; la solidarité apparaît comme un vecteur de lien social, mais aussi comme préfigurant une autre société basée sur la solidarité.
Les deux dimensions qui se jouent autour du service public, le lien social et l’intervention de l’État, ne peuvent à mon sens trouver de solution dans un système identique à celui de 1945. L’association à un service public rénové du plus grand nombre de personnes, les usagers, les collectivités locales, les salariés euxmêmes, doit se jouer à trois niveaux complémentaires :
- La garantie de droits fondamentaux au niveau de tout le pays.
- La garantie de l’emploi et de l’indépendance des agents de la fonction publique autour d’un statut rénové, un statut national ; cela commence par une campagne massive de titularisation, comme cela a déjà été fait à plusieurs occasions, de tous les salariés travaillant dans le cadre de la fonction publique et des services publics depuis un certain temps et ayant ainsi prouvé leurs compétences.
- La constitution de réseaux au plus près des usagers, qui en seraient ainsi partie prenante. C’est la proposition avancée dans le cadre de la campagne de défense de la Poste : « Pour un service public postal démocratisé : créer des Conseils du service public postal avec élection des représentants des usagers à chaque niveau géographique commune ou communauté de communes, département, région... » [7].
Il faut repenser les services publics à partir des besoins sociaux, des mobilisations collectives autour de ces besoins, en quelque sorte une « reconstruction par en bas » des services publics. Dans le domaine de l’énergie, par exemple repenser la production de l’énergie à partir de la production locale, comme les énergies renouvelables le permettent (vent, eau), plutôt que les grands systèmes sociotechniques comme le nucléaire qui échappe à tout contrôle démocratique. La production et diffusion d’eau potable doivent de même être gérée localement. À ce titre, c’est la notion de « propriété sociale », plutôt que la nationalisation, qui nous semble porteuse des mobilisations sociales nécessaires qu’il faut engager pour la défense du service public.