Interview

« Israël ne veut pas donner l’impression de s’arrêter au milieu du gué »

, par SALINGUE Julien

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L’opération israélienne « Pilier de défense », lancée il y a six jours, a fait de nouveaux morts ce lundi dans la bande de Gaza. Sur le terrain diplomatique, les émissaires s’activent pour éviter l’escalade, alors qu’Israël menace de passer à une offensive au sol. L’analyse de Julien Salingue, doctorant en sciences politiques à Paris-VIII, spécialiste de la Palestine.

  • Une offensive terrestre d’Israël à Gaza est-elle une hypothèse crédible ?

C’est une option possible. S’il y a d’autres morts côté israélien, ou si d’autres roquettes tombent près de lieux symboliques, Israël pourra passer au stade supérieur. Toute la question est de savoir à partir de quand le gouvernement israélien considérera qu’il peut se retirer sans donner l’impression de rester sur une défaite. Visiblement, il n’y a pas de consensus au sein de l’establishment israélien. Dans le contexte des élections à venir, une partie veut aller plus loin, avec une offensive au sol, pour ne pas donner l’impression à la population de s’arrêter au milieu du gué. D’un autre côté, Israël sait que son image est en train de changer. Il est évident, au moins depuis la journée d’hier [dimanche, ndlr] qui a fait 31 morts côté palestinien, dont une majorité de femmes et d’enfants, qu’on n’est pas dans une offensive qui se limite à des opérations ciblées.

  • Quels sont les risques politiques, pour Israël, d’une telle offensive ?

Il y a deux risques. Le premier, sur le plan intérieur, est tout simplement que la population n’aime pas voir ses soldats tués au combat. Or le Hamas semble avoir renforcé son armement, de sorte que le bilan humain peut être lourd. Ce coût serait difficile à assumer politiquement pour Israël. Un sondage paru ce lundi dans le quotidien Haaretz — certes à prendre avec des pincettes, comme tout sondage — montre que 90% de la population soutient l’opération en cours, mais seulement un tiers se dit favorable à une opération terrestre.

L’autre risque se joue sur le plan international. Au-delà des échéances électorales en Israël ou de l’agenda de la Palestine à l’ONU, qui ne sont pas à négliger, ce qui me paraît déterminant est que, depuis l’opération « Plomb durci » il y a quatre ans, la donne régionale a changé. Le Hamas est devenu un interlocteur reconnu régionalement. Les pays de la région sont plus impliqués. Cela s’est traduit par de nombreuses visites à Gaza, comme celle de la Ligue arabe en juin, ou celle de l’émir du Qatar fin octobre. La position de l’Egypte, en particulier, a changé au point d’être aujourd’hui au cœur de l’équation. En témoigne par exemple le fait que la bande de Gaza a été ouverte côté égyptien pour permettre d’évacuer les blessés, ce qui n’avait pas été le cas il y a quatre ans.

  • Mais la marge de manœuvre de Mohamed Morsi, président issu des Frères musulmans, n’est-elle pas très étroite ?

Morsi est dans une situation périlleuse. D’un côté il doit répondre aux attentes de sa population, majoritairement propalestinienne, de l’autre il ne doit pas se mettre à dos les Etats-Unis en agissant contre Israël. Dans la situation actuelle, il peut encore trouver une solution de compromis. Mais si Israël passe à la vitesse supérieure, ce sera pour lui ingérable. On peut imaginer que d’une manière indirecte l’offensive israélienne vise l’Egypte. Israël, conscient de l’évolution régionale, pourrait vouloir précipiter les choses en obligeant un certain nombre de pays à se positionner, dans les actes, et non plus seulement dans le discours. De fait, pour l’Egypte, c’est un test.

  • Quels sont les garanties demandées, de part et d’autre, pour la conclusion d’une trêve ?

Pour Israël, la fin des tirs de roquettes — même si Israël déclare ne pas négocier avec le Hamas, et même si celui-ci s’est efforcé ces derniers mois de dissuader les autres groupes de tirer sur Israël. Côté Hamas, la fin des bombardements et incursions israéliens dans la bande de Gaza. Il y a aussi la question de la levée du blocus, qui pèse sur la population de Gaza depuis six ans. Rappelons que 80% des Gazaouis dépendent de l’aide alimentaire internationale. En tout état de cause, sans réelle perspective politique, cette trêve ne pourra être ni stable ni précaire.

  • La Palestine va à nouveau demander le 29 novembre un statut d’Etat non membre à l’ONU. Cela changera-t-il quelque chose ?

À part vérifier par un vote l’isolement d’Israël et, au-delà, des Etats-Unis, pas grand-chose. La préoccupation des habitants de Gaza n’est pas d’être reconnus à l’ONU. Les Palestiniens auraient bien la possibilité avec ce statut de traduire les dirigeants israéliens pour crime de guerre devant la justice internationale, mais je vois mal Mahmoud Abbas [dirigeant de l’Autorité palestinienne, reconnu par la communauté internationale, ndlr] le faire tout en essayant de revenir aux négociations avec Israël !

  • On a d’ailleurs peu entendu Mahmoud Abbas ces derniers jours. Il est inaudible ?

Il est surtout coincé. Ses premières réactions ont été très timides. Il est dans une position structurellement contradictoire. Pour négocier, ce qui reste son objectif, il lui est demandé de montrer qu’il peut maintenir l’ordre sur le terrain. Or la situation se dégrade. Mais, s’il est trop virulent, il risque d’apparaître comme un soutien du Hamas. Il risque aussi d’amener des pays indécis à ne pas voter pour lui à l’ONU, pour ne pas donner l’impression de soutenir la Palestine contre Israël.

  • Le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, s’est rendu hier à Tel-Aviv. Quelle peut être l’influence de la France ?

Très limitée. La visite de Laurent Fabius révèle toutes les erreurs de la diplomatie française depuis six ans à l’égard du conflit israélo-palestinien. Fabius est allé en Israël avec l’objectif d’une trêve, mais il n’est pas allé à Gaza, il n’a pas rencontré le Hamas. Autrement dit, il contourne l’un des deux acteurs majeurs. Même s’il y a certainement des contacts indirects, cela équivaut à un boycott. La réalité, que la France reconnaît d’ailleurs elle-même, c’est que les interlocuteurs du Hamas sont aujourd’hui la Turquie, l’Egypte, le Qatar.

  • Et les Etats-Unis ? Barack Obama, réélu, a-t-il une nouvelle carte à jouer ?

Ces derniers jours, les Etats-Unis sont apparus en retrait. La seule donnée stable est l’alliance historique entre les Etats-Unis et Israël. Ce qui compte, pour les Etats-Unis, c’est de maintenir cette alliance. Mais ils savent aussi que, s’ils veulent conserver une influence au Moyen-Orient, ils ne peuvent pas ne rien faire. Quelle initiative peuvent-ils prendre ? Il me paraît clair qu’elle devra tenir compte des nouveaux acteurs régionaux, c’est-à-dire sortir du tête-à-tête Israël-Palestine avec les Etats-Unis dans le rôle de l’arbitre. Cette configuration ne fonctionne pas. Il est temps de se rendre compte que la question palestinienne est devenue une question régionale. Dans le contexte des révolutions arabes, il y a aussi aujourd’hui une dimension supplémentaire, plus large, qui est celle de la restauration de la dignité du monde arabe. On ne peut plus, d’autre part, considérer Israël et la Palestine comme deux interlocuteurs sur un pied d’égalité, envers qui on peut avoir des exigences équivalentes. Est-ce qu’Obama est prêt à le faire ? J’en doute.