S’il fallait résumer en quelques mots ce qu’est la mondialisation capitaliste, on pourrait dire que c’est le
processus de constitution d’un marché mondial. La liberté de mouvement des capitaux tend à établir un prix
mondial et des normes de compétitivité universelles. Cependant cette tendance se heurte à des limites
absolue du côté des débouchés (les consommateurs se déplacent peu) et des structures productives, dans
la mesure où les différentiels de productivité ne peuvent complètement se résorber.
Dès lors, la mondialisation a pour effet de dissocier la carte des capitaux et celle des territoires : au Nord,
l’horizon des grands groupes ne se superpose plus avec celui des économies nationales ; au Sud, seule
une fraction des sociétés réussit à se hisser aux normes mondiales. Plusieurs études récentes permettent
d’illustrer de manière plus concrète ces considérations. Le rapport que vient de rendre public l’Organisation
Internationale du Travail dresse un tableau qui n’a pas grand chose à voir avec son titre [1] : 188 millions
de chômeurs à travers le monde (plus que le nombre d’actifs dans l’Union européenne), croissance
inférieure à 2% dans 55 pays du Sud, négative dans 23 d’entre eux, concentration démentielle des
revenus, baisse universelle des impôts sur les profits, etc.
Vu du Nord, l’étude de Quinlan [2] souligne le degré d’imbrication entre les Etats-Unis et l’Europe. Ainsi le
chiffre d’affaires réalisé en Europe par les groupes US représente le double des exportations américaines,
et celui des multinationales européennes aux Etats-Unis dépasse de moitié les exportations européennes.
Un autre rapport [3] remarque que 15% des salariés français, soit deux millions de personnes, travaillent dans des entreprises sous contrôle étranger, tandis que trois millions et demi de salariés à travers le monde sont employés par des filiales d’entreprises françaises.
La planète mondialisée est donc soumise aux déplacements de deux « couches » (celle des capitaux et celle des formations sociales) qui déclenchent de profondes lignes de fracture. En géologie, cela donne des tremblements de terre. Il en va de même pour la mondialisation : l’économie fonctionne de manière chaotique, et les sociétés, au Nord comme au Sud, cèdent aux tensions auxquelles elles sont soumises, et se fracturent elles aussi. Cette configuration profondément contradictoire et déroutante, suscite des représentations abusivement simplifiées. Fascinés par l’unification de l’économie mondiale au point d’en oublier la malléabilité toute relative des sociétés, certains théorisent l’avènement d’une supra-économie et d’un gouvernement mondial : c’est l’Empire et ses « multitudes » de Hardt et Negri. D’autres, attentifs à l’inertie des formations sociales, cherchent à faire du concept de nation (éventuellement étendu à l’échelle européenne) le moyen de canaliser une mondialisation aveugle et destructrice, en minimisant l’imbrication réellement existante du monde tel qu’il est. Les uns et les autres n’ont que partiellement raison, et donc profondément tort.
Dans Politis du 26 février dernier, Susan George expliquait que « nous ne sommes pas capables d’abolir le
capitalisme ». C’est (malheureusement) sans doute vrai. Mais la faille logique du raisonnement serait d’en
déduire que nous serions automatiquement en meilleure posture pour « réguler » le capitalisme. Si le
constat esquissé ici est conforme à la réalité, il est permis d’affirmer au contraire que c’est une tâche à peu
près impossible, tant il s’agit aujourd’hui d’un système qui échappe à tout contrôle. « Abolitionnistes » et
« régulationnistes » sont donc appelés à agir ensemble pour longtemps. C’est seulement l’expérience des
mobilisations pour un monde meilleur et l’analyse des obstacles rencontrés qui trancheront la question de
savoir laquelle de ces deux utopies est la plus réaliste et la plus appropriée au degré de décomposition de
ce monde charmant dans lequel nous devons vivre et agir.