Rebonds

Europe : « faux-culs » et vrais libéraux

, par KRIVINE Alain

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Socialistes et Verts, en France ou au Parlement européen, fuient leurs responsabilités face à un projet de Constitution ultralibéral.

Dans une récente déclaration, Daniel Cohn-Bendit s’en prend aux socialistes européens et les qualifie de « faux-culs » pour avoir renouvelé l’accord sur la répartition des postes et la présidence du Parlement européen avec le principal groupe de droite, le Parti populaire européen (PPE). Alain Lipietz récidive dans Libération. Ils n’ont pas tort, mais malheureusement ce qualificatif peut leur être retourné ainsi qu’à d’autres, la campagne électorale européenne s’étant achevée dans un climat d’hypocrisie totale.

« Faux-culs » sans doute, les socialistes, d’avoir prôné pendant plusieurs semaines la nécessité d’une « Europe sociale », et de terminer par un accord qui n’est pas que « technique » avec le PPE pour se partager tous les postes clés du Parlement. Ils vont pouvoir continuer, comme ces cinq dernières années, à voter avec la droite la plupart des textes, pompeusement intitulés « résolutions communes ». Qu’attendre d’autre d’un Parti socialiste européen (PSE) dominé par Blair et Schröder ?

Mais était-il plus progressiste pour les Verts de s’allier avec Bayrou et le groupe des Libéraux qui porte bien son nom, et qui sur le plan social est à la pointe du démantèlement des acquis sociaux et des services publics ? Le point d’orgue étant la présentation à la présidence du Polonais Bronislav Geremek, partisan de l’intervention américaine en Irak, sans doute au nom des « valeurs de liberté de l’Europe ». Le passé antistalinien de Geremek ne peut être suffisant pour légitimer une politique présente. Le pape aussi avait condamné le stalinisme !

« Faux-culs » tout autant, les Verts quand ils se sont félicités de la démarche exemplaire suivie par la « Convention européenne » pour élaborer le projet de Constitution. En fait, la centaine de députés de cette assemblée qui n’ont été mandatés ni de près ni de loin sur ce sujet par leurs électeurs, a adopté le projet de Giscard au « consensus » et sans vote. Un projet où le chapitre III (plus de cent pages, résumant le contenu des traités libéraux de l’Europe) a été ajouté une fois les travaux de la Convention terminés. Un projet dans lequel la participation de la « société civile » s’est soldée par l’audition-alibi de quelques syndicalistes et associatifs. Un projet présenté enfin comme une avancée sociale grâce à l’introduction de la Charte des droits fondamentaux adoptée à Nice, alors que ce texte certes pavé de bonnes intentions n’impose cependant aucune obligation et, sur certains points, est en retrait des Conventions européennes ou même du droit français. Ainsi le droit à l’avortement est absent, et le droit au travail est remplacé par « tout citoyen a la liberté de chercher un emploi et de travailler » (art. 15). Merci pour le droit à faire la queue devant l’ANPE !

« Faux-cul » d’avoir fait semblant d’hésiter sur le projet giscardien pendant la campagne électorale, alors qu’un vote indicatif avait eu lieu au Parlement européen le 24 septembre et que l’écrasante majorité de la droite, la quasi-totalité des socialistes et la majorité des Verts européens l’avaient voté. « Faux-cul » d’avoir fait croire qu’on pouvait discuter par chapitre le vote du projet constitutionnel, et qu’on pouvait renégocier le document. En fait on votera comme prévu sur la totalité d’un texte de plus de trois cents pages qui a été amendé à la marge par les gouvernements. Une dizaine de fois, il est répété comme dans le projet initial que les critères impératifs de cette Europe sont la « libre concurrence sans entrave » et le marché. Tout le reste n’est que poudre aux yeux, alors que les vrais choix sont rentabilité ou satisfaction des besoins sociaux, et qu’ils sont contradictoires. On le voit quand le service public est démantelé, quand une gare, un hôpital de proximité ou un bureau de poste sont fermés. Tout le discours sur l’économie sociale de marché n’est que le masque d’une Europe libérale que seule l’unanimité des pays concernés pourrait remettre en cause.

« Faux-cul » enfin, l’attitude de Jack Lang ou d’Alain Lipietz qui consiste à approuver « à regret » cette Constitution mais à ne toujours pas se prononcer sur la consigne de vote en attendant de voir le sens du vent électoral. Pour le PS, tout dépend du contexte, de l’engagement de Chirac, du sens que prendra le vote au moment du scrutin... Quelle clarté et quel courage ! Pour Alain Lipietz le calcul paraît être d’attendre qu’un pays refuse le projet avant la France, et, dans ce cas, ouf !, on votera « non » pour renégocier une Constitution que d’autres auront déjà annulée, sinon on vote « oui » « pour ne pas revenir à Nice », sommet symbole du bricolage institutionnel européen.

Que l’Europe soit plus difficile à gouverner à 25 pays qu’à 15, cela peut être un constat. Mais c’est surtout une façon erronée de prendre le problème en privilégiant la forme, « la gouvernance », sur le fond, « le projet de société ». Répétons-le, l’Europe des traités de Maastricht, Amsterdam, Schengen, Nice ou celle de Giscard n’est pas celle des peuples, du monde du travail, de toutes et tous les opprimés. Les récentes années montrent qu’elle n’est pas amendable, et qu’il est vain de donner des conseils de gouvernance aux libéraux qui nous dirigent. Refuser d’être leurs complices en refusant leur Constitution, c’est paraît-il ouvrir une crise. Chiche ! Car une crise peut être salutaire si elle permet de réconcilier les peuples avec l’idée européenne. C’est notre pari !

Alors que la tour d’ivoire de l’Union européenne actuelle tend en fait à nourrir les replis souverainistes et nationalistes, le référendum sur le traité constitutionnel peut être l’occasion de se démarquer d’eux et de les marginaliser, comme de refuser les « béni-oui-oui » de l’Europe libérale, en rassemblant les forces disponibles pour répondre par un « non » de gauche, anticapitaliste et antilibéral à cette Europe. Les principaux dirigeants du Parti socialiste et des Verts lui tournent le dos. Cet enjeu, porteur d’espoir pour « ceux d’en bas », voit converger de plus en plus de militants de gauche, de syndicalistes, d’associatifs, y compris un grand nombre de socialistes et de verts pouvant se retrouver avec la LCR, le PCF ou encore Attac et bien d’autres pour une telle campagne. Il s’agit bien de reprendre en positif les revendications portées par les Forums sociaux de Florence ou de Paris-Saint-Denis, et de donner à l’Europe de nouvelles fondations sociales harmonisant par le haut les meilleurs acquis sociaux ou démocratiques. Car c’est à travers ces mobilisations européennes que commence à se construire par en bas une autre Europe.

P.-S.

Article paru dans Libération, édition du 3 août 2006.

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