Dans un précieux petit livre [1], l’économiste mexicain José Gandarilla dresse un bilan des transferts entre le Nord et le Sud. Les dernières données disponibles montrent qu’en 1998 les pays de la périphérie ont transféré 685 milliards de dollars vers ceux du centre. 316 milliards correspondent au service de la dette, 216 aux capitaux spéculatifs à court terme et 131 aux pertes liées à la dégradation des termes de l’échange. Pour comprendre l’impact de ces transferts, il faut les rapporter au poids respectif des PIB qui étaient d’environ 24000 milliards de dollars au Nord, et 6000 au Sud. Autrement dit, la ponction équivaut à 11 % du PIB au Sud, et représente moins de 3 % du PIB au Nord.
Ces ordres de grandeur montrent que l’on ne peut pas analyser les rapports Nord-Sud sans tenir compte de cette profonde asymétrie. Tous les discours « protectionnistes » qui visent à faire de la concurrence des pays à bas salaires la source de tous nos maux oublient complètement la réalité de cette ponction qui compense, et au-delà, la progression des parts de marché des pays émergents. En sens inverse, ces chiffres invalident une vision « tiers-mondiste » faisant de la spoliation des pays du Sud le facteur essentiel de la prospérité ou de la crise au Nord. Il faut donc relativiser le poids de la ponction opérée du point de vue du Nord, et en même temps constater que ce fardeau pèse terriblement sur les capacités de développement des pays du Sud.
Le livre de Jeffrey Sachs [2] a plus de chances d’être traduit en français que celui de son collègue mexicain. Après avoir monté pour le FMI des plans d’ajustement structurel à travers le monde (en Israël, en Pologne, en Bolivie, en Russie, etc.) Sachs a pris conscience des désastres entraînés par ces politiques, même s’il n’a jamais fait son autocritique. Il faut néanmoins saluer son engagement récent en faveur d’un plan mondial de lutte contre la pauvreté ciblé sur le milliard d’êtres humains qui survivent avec moins d’un dollar par jour. Lui aussi a fait des calculs qui sont hallucinants, tant l’effort financier qui serait nécessaire pour résorber la grande pauvreté est dérisoire. Étalé sur 10 ans, il équivaudrait à un flux d’aide allant de 70 milliards de dollars en 2006 à 130 en 2015, soit au maximum 20 % de ce que le Sud verse chaque année au Nord ! Voilà le prix d’un monde garantissant à toutes et à tous l’éducation primaire, une alimentation décente, un réseau routier minimal, l’accès à l’eau potable et... aux moustiquaires anti-malaria.
Les propositions de Sachs sont un mélange, plutôt sympathique, de sens pratique et de naïveté. Le sens pratique conduit à un effort de définition très concret des besoins essentiels. La naïveté consiste à sous-estimer largement les obstacles sociaux à la réalisation d’un tel programme. Pas complètement cependant, car Sachs montre bien que le contrôle populaire sur l’aide est la condition essentielle pour qu’elle ne soit pas détournée de ses fins. Quant à l’énorme retard des Etats-Unis en matière d’aide (0,17 % de leur PIB soit le tiers des 0,5 % requis) Sachs désigne la solution qui passerait par une taxe de 5 % sur les revenus de plus de 200 000 dollars annuels.
Sachs s’approche ainsi d’un changement de perspective qui est nécessaire pour bien comprendre l’économie mondiale. Les rapports Nord-Sud s’entrecroisent avec des rapports de classes : au Nord, ce ne sont pas les salariés qui profitent des transferts en provenance du Sud, ni des importations à bas prix qui contribuent à légitimer le blocage de leurs rémunérations. Au Sud, les classes privilégiées ne sont en rien lésées par l’échange inégal qui est organisé de manière à concentrer le revenu en leur faveur.
Les transferts des exploités vers les exploiteurs existent donc partout, et c’est ainsi qu’il faut lire l’économie globalisée. Pour revenir en France et à l’actualité, l’OFCE a calculé que 70 % des 3,6 milliards d’euros de baisses d’impôts programmées par la prochaine réforme fiscale bénéficieront à 14 % des foyers imposables [3]. C’est autant de moins pour un programme de contre-transfert vers les quartiers pauvres.