Marx écrivait que les « révolutions sont le produit des contre-révolutions ». La situation actuelle n’en est bien sûr pas là, mais l’interaction entre les différentes forces en présence, entre les différentes stratégies mises en œuvre, est essentielle pour comprendre ce qui peut ressortir du conflit en cours.
Le Sarkozysme à l’épreuve
Le premier obstacle auquel les classes populaires sont confrontées dans la bataille des régimes spéciaux est l’extrême détermination du gouvernement et de Sarkozy à aller jusqu’au bout. Pour le gouvernement, la remise en cause des régimes spéciaux n’est pas une réforme parmi d’autres. Dès les premiers discours de campagne de Sarkozy en 2006, c’est le drapeau de rassemblement de la droite derrière son candidat et un pilier du dispositif politique pour mettre en œuvre la « rupture » annoncée. L’éditorial du 14 novembre du Figaro est explicite : « Nicolas Sarkozy ne peut céder car, s’il cédait sur les régimes spéciaux, c’est la volonté de réforme qui s’évanouirait. Comment engager un second combat quand on a perdu le premier ? Il faudrait remiser tous les projets, réformer à minima, [...] Mener cette réforme-là, c’est se donner les moyens de mener toutes les autres. »
La détermination du gouvernement est affichée depuis plusieurs semaines et soigneusement mise en scène pour s’imposer dans les consciences comme un fait politique majeur : faire régner l’idée que tout conflit serait perdu d’avance.
À l’inverse, imposer une défaite à Sarkozy sur la question des régimes spéciaux serait un retournement majeur de la situation sociale française. Ce serait la victoire du 6 mai dernier qui serait brisée. Le projet de « contre révolution conservatrice » que porte la droite sarkozyenne en serait profondément déstabilisé. Mais cela exige des forces politiques et sociales engagées dans cette bataille de construire un rapport de force à la hauteur de la situation.
Construire un bloc social et politique majoritaire
Mettre en échec les projets du gouvernement implique l’ouverture d’une véritable crise politique nationale, suffisamment forte pour disloquer les bases populaires du pouvoir en place, marginaliser celui-ci auprès de la population, ouvrir des fractures au sein des milieux économiques et financiers.
Cette bataille se mène à plusieurs niveaux :
- La poursuite de la grève reconductible des salariés de la SNCF et de la RATP. C’est évidemment la question clef. Et le seul levier pour cela, c’est le maintien de l’unité des salariés pour le retrait du projet gouvernemental. En particulier l’unité de l’ensemble des salariés et de leurs organisations syndicales. Cette unité a déjà été affaiblie par le retrait de la FGAAC et, dans une moindre mesure, de la CFDT. C’est pourquoi beaucoup de choses se jouent au sein de la CGT Cheminots. L’implication de l’immense majorité des équipes syndicales CGT, qui sont parfois les mêmes qui ont appelées à la reprise après le 18 octobre, est un élément déterminant dans la poursuite du conflit. Cela pourrait ouvrir une crise potentielle entre la Fédération CGT Cheminots et la Confédération qui n’est pas sans rappeler les crises internes à la CGT au moment du référendum à EDF en 2004, et surtout pendant la campagne contre le TCE en 2005. C’est pourquoi les analyses qui décrivent le conflit comme une simple opposition entre la base et le sommet sont trop superficielles (sans parler de la théorie du complot, très en vogue, qui réduit les problèmes actuels à la « trahison des directions syndicales » comme seul élément d’explication d’une situation complexe).
- La question de la convergence des différentes mobilisations est la deuxième condition pour construire un rapport de force. Il est évident que les cheminots et traminots ne gagneront pas seuls. C’est la convergence des différents secteurs mobilisés (étudiants, avocats, fonctionnaires, salariés du privé...) qui peut être décisif pour faire basculer le soutien de l’opinion en faveur des mobilisations. La convergence des mobilisations tend à globaliser les enjeux des conflits, affaiblit les reproches de « corporatisme ».
Quelle pourrait être la base d’une telle convergence ? Il est probable que le scénario du CPE où un mot d’ordre unique avait été essentiel pour donner sa force au mouvement ne se reproduise pas. Car il y a déjà dans la situation politique actuelle une pluralité de revendications mises en avant par différents secteurs (retraites, service public, emploi, salaires, etc.) et il semble difficile qu’un seul mot d’ordre s’impose. Cette difficulté est le produit de la stratégie de Sarkozy. Mais l’existence d’une pluralité de revendications, qui répond à la multiplicité des fronts ouverts par Sarkozy depuis son élection, peuvent renforcer réciproquement leur propre légitimité. Cela peut permettre une unification politique des luttes en cours dans le rejet global de Sarkozy. C’est aussi une des conséquences de l’hyper présidentialisme et du volontarisme mis en œuvre par le Président de la République. Il peut devenir le point de cristallisation et de convergence des mobilisations.
Au problème du contenu de la convergence s’ajoute la question du calendrier. Le 20 novembre est la prochaine étape de rassemblement des différents secteurs. Il est vital de mettre en débat une nouvelle date de mobilisation pour que chaque secteur puisse faire entendre ses exigences. C’est l’existence d’une nouvelle journée interprofessionnelle dans les premiers jours de décembre 2007 qui permettrait de donner un élan à la convergence, et qui donnerait une nouvelle perspective à la grève reconductible engagée de la SNCF et de la RATP. Le risque est qu’une nouvelle journée d’action interprofessionnelle soit repoussée au mois de janvier 2008 et que les salariés des transports se retrouvent isolés dans la bataille.
- La spécificité du Sarkozysme a été sa compréhension très fine de l’importance de gagner un soutien large également dans les classes populaires. C’est pourquoi infliger une défaite au projet sarkozyen implique de briser ce qui a fait sa force, sa capacité à mobiliser l’opinion. La droite a clairement engagée la bataille à ce niveau. Dans le Figaro, plusieurs députés UMP appellent à « mobiliser les alliés du changement ». La mouvance antigrève s’organise, en se servant d’Internet, à la façon dont la mouvance altermondialiste avait utilisé cet outil. L’UMP veut faire de ses élus les « portes voix du mécontentement des Français contre les grévistes ». Pour contrer cette offensive, gagner un soutien majoritaire dans la population, il est indispensable que les grévistes et leurs organisations syndicales ne restent pas isolés. Ils ne peuvent pas répondre seuls à l’ampleur de l’offensive.
Il est de la responsabilité des organisations de la gauche qui s’opposent réellement à la réforme de prendre les initiatives unitaires pour mettre en œuvre une véritable campagne, massive de soutien aux grévistes. Meetings unitaires à la manière de ce qui avait été fait en 2005 en soutien à la SNCM ou aux salariés d’EDF, comités de soutien, développement de réseaux... Aucune organisation ne peut le faire seule. Ensemble, PCF, LCR, antilibéraux, syndicalistes, etc. peuvent prendre ces initiatives, qui ont déjà été engagées depuis plusieurs semaines à une échelle locale, par en bas. Une véritable campagne nationale permettrait de leur donner toute leur ampleur.
De telles initiatives, au-delà de la solidarité avec les luttes en cours, seront des outils précieux pour faire face à l’ensemble de la contre révolution conservatrice à laquelle nous sommes confrontés. Mais elles permettront aussi de reposer concrètement la nécessité de construire une véritable alternative politique au sarkozysme. Les différentes dimensions de l’opposition à Sarkozy – grève reconductible, convergence des luttes, campagne massive pour gagner un soutien populaire... – se combinent et dessinent un véritable front social et politique que la situation exige de développer. Les luttes sociales ont permis de nouveau à une aspiration forte à l’unité de s’exprimer dans les classes populaires, celle-ci fait pression sur les organisations et cherche un débouché sur le terrain politique. C’est aussi l’enjeu de la bataille en cours.