L’Arctique fond, et à vitesse grandissante. Une étude financée par la Nasa parue au début de l’année indique qu’en 2006, les deux pôles ont perdu 475 milliards de tonnes de glace. Depuis 1992, la fonte de l’Arctique et de l’Antarctique a augmenté de 36 milliards de tonnes par an. Entre autres désagréments, cela contribuera à élever le niveau des mers d’une quinzaine de centimètres d’ici 2050, élévation à laquelle il faut ajouter la fonte des autres glaciers de la planète, et la dilatation des océans due à leur réchauffement.
Aubaines
Les catastrophes des uns sont parfois une aubaine pour les autres. Parmi les bénéficiaires de ces aubaines, on trouve souvent les propriétaires du capital. À partir de 2007, le passage du Nord-Ouest qui relie l’Atlantique et le Pacifique par le nord des Amériques s’est ouvert pendant deux semaines. D’aucuns prévoient qu’il puisse l’être tout l’été dès 2013. En 2009, deux navires commerciaux allemands ont emprunté le passage du Nord-Est (ou « route maritime du Nord »), qui longe la côte nord de la Sibérie, et rejoint les Pays-Bas en partant de Vladivostok.
Lorsque ces voies maritimes deviendront durablement praticables, le temps de voyage entre les continents se réduira fortement, diminuant le coût du transport des marchandises, et augmentera d’autant les bénéfices de leurs producteurs.
Par exemple, le voyage de Rotterdam (Pays-Bas) à Yokohama (Japon) – deux ports commerciaux de première importance au plan mondial –, qui s’effectue à l’heure actuelle via le canal de Suez, sera raccourci de 40 % s’il emprunte le passage du Nord-Est. Naviguer de Seattle à Rotterdam en traversant le passage du Nord-Ouest, plutôt que le canal de Panama, accélérera le voyage de 25 %.
Même avec la fonte des glaces, ces voies maritimes demeureront dangereuses pour encore longtemps. Elles supposeront l’emploi de bateaux brise-glaces coûteux et longs à construire, ou encore l’établissement d’une cartographie de l’Arctique à ce jour très lacunaire. Il n’empêche, le pôle Nord se transformera vraisemblablement au cours des prochaines décennies en nouvelle plate-forme du commerce mondial.
Ceci sans compter les abondantes ressources naturelles que contient l’Arctique et que la fonte des glaces rendra de plus en plus aisément accessibles : bois, minéraux, stocks de poissons (le réchauffement des océans les pousse vers le Nord), ainsi que d’importants gisements de pétrole et de gaz.
Lutte sans pitié
L’Arctique renfermerait les dernières réserves d’hydrocarbures de la planète. Leur exploitation supposera l’installation d’infrastructures lourdes et sophistiquées, et la sécurisation de leur acheminement.
Un sérieux problème de nationalisme risque également de se faire jour, comme souvent lorsque des ressources naturelles sont découvertes. Les Inuits des pays alentours, organisés depuis 1977 dans la Conférence circumpolaire inuit, ont décidé de faire valoir leurs droits sur ces ressources. Avec un baril de pétrole à (beaucoup) plus de 100 dollars, on peut parier que la lutte pour l’accaparement de ces hydrocarbures sera sans pitié.
La fonte de l’Arctique a non seulement des conséquences économiques, mais elle a aussi des implications géopolitiques considérables, susceptibles de conduire à terme à une militarisation accrue de la région. On rappellera d’ailleurs que le pôle Nord était une importante ligne de front pendant la guerre froide.
Cinq pays revendiquent des parts de souveraineté sur l’Arctique : les Etats-Unis, la Russie, le Danemark (via le Groenland), la Norvège et le Canada. Ils composent, avec la Finlande, la Suède et l’Islande, le Conseil arctique, un forum intergouvernemental en charge des conflits dans la région.
Inde, Chine, Corée...
La géopolitique de l’Arctique concerne cependant bien d’autres pays. Comment expliquer par exemple que la Corée du Sud soit l’un des principaux pays constructeurs de briseglaces ? Ou que l’Inde, la Chine et le Japon financent régulièrement des missions scientifiques au pôle Nord ?
L’essentiel du commerce mondial (pétrole inclus) s’effectue par bateaux, et ces bateaux traversent un nombre limité de canaux et de détroits. Il en va de même pour le trafic maritime non commercial, en particulier militaire.
Parmi eux se trouve le détroit de Malacca, situé entre la Malaisie et l’île indonésienne de Sumatra, par lequel transite une bonne part des marchandises à destination et en provenance d’Asie (un tiers du commerce mondial au total). Garantir la sécurité de ce détroit est un casse-tête pluriséculaire.
Depuis les origines du commerce international, il est infesté de pirates. L’émergence de la Chine comme grande puissance et sa rivalité grandissante avec les États-Unis promettent en outre d’accroître la lutte pour la suprématie militaire sur ce lieu, et sur la mer de Chine à laquelle il donne accès.
Rapports de force
Le détroit d’Ormuz, où l’Iran et le sultanat d’Oman se font face, est un point de fixation de ce genre sur la route du pétrole. Être en mesure de le contourner réduirait considérablement le pouvoir de l’Iran en cas de crise au Moyen-Orient.
En somme, l’ouverture des routes maritimes arctiques rebattra les cartes de la géopolitique mondiale. Elle réduira la pression qui s’exerce sur certains lieux, pour l’augmenter à terme sur d’autres, modifiant de ce fait la configuration des alliances et des rapports de force.
La chute du taux de profit et les crises qu’elle suscite force le capitalisme a accélérer sans cesse la « vitesse de circulation » des marchandises. Ce système doit en permanence « détruire l’espace grâce au temps », comme dit Marx, c’est-à-dire créer les technologies de communication et de transport qui lui permettent de réaliser la plus-value dans des régions du monde toujours nouvelles. Le colonialisme est à bien des égards une conséquence de ce phénomène, puisque les colonies servaient (entre autres choses) de débouchés aux capitaux surproduits dans les métropoles.
Ecologie politique
Avec les bouleversements environnementaux qui s’annoncent, la destruction de l’espace grâce au temps aborde une nouvelle étape de son histoire. Elle sera désormais inextricablement mêlée à des phénomènes climatiques comme la fonte des glaces arctiques, et cherchera à tirer profit des opportunités qu’ils procurent. Elle n’en fera apparaître que plus clairement la nécessité d’établir un lien entre l’écologie politique et l’anticapitalisme.