Après les élections palestiniennes et israéliennes

, par SALINGUE Julien

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Éléments de réflexion sur les élections palestiniennes, israéliennes, sur ce qu’elles nous apprennent quant à l’évolution de la situation en Palestine et sur la tragédie qui vient.

Un vote anti-occupation et anti-collaboration

La récente décision de l’Union Européenne d’interrompre son aide économique à l’Autorité Palestinienne suite à la victoire du Hamas aux élections législatives de Janvier dernier fait figure d’instructif éclairage quant à la situation au Proche-Orient. Les motifs invoqués, explicitement ou implicitement, sont de deux ordres : la non-reconnaissance de l’État d’Israël par le Hamas et son corollaire, l’appel à la poursuite de la lutte armée contre Israël. Éclairage instructif car il souligne a posteriori, pour ceux qui n’en étaient pas encore convaincus, que la précédente direction de l’Autorité Palestinienne (Arafat-Abu Mazen) satisfaisait à ces deux critères, et ce depuis son arrivée aux affaires. Même durant le second soulèvement palestinien, amorcé en septembre 2000, les centaines de millions de dollars et d’euros, que ce soit en aide directe ou via des ONG, n’ont cessé d’être versés à l’Autorité.

Certains commentateurs avisés ont noté que l’un des événements marquants du scrutin de janvier est que le gouvernement qui en est issu est, pour la première fois depuis la création de l’État d’Israël en 1947-1948, une structure de pouvoir officielle qui bénéficie d’un large soutien de la population palestinienne et qui n’est pas liée directement au sionisme et à l’impérialisme (Adam Anieh, « The End of a political fiction ? », The Electronic Intifada, 2 février 2006). D’où le malaise de tous ceux qui avaient fait le pari, essentiellement depuis la première Intifada et les accords d’Oslo, de la mise en place d’un appareil d’État (sans État) palestinien dépendant économiquement et politiquement d’Israël et de l’impérialisme, dont les principales prérogatives étaient d’assurer le contrôle des territoires à forte densité palestinienne et de prévenir tout nouveau soulèvement populaire contre l’occupation de la Palestine. Raccourci simplificateur ? Pas vraiment : « La partie palestinienne prendra toutes les mesures pour empêcher tout acte d’hostilité à l’encontre des implantations (= colonies), des infrastructures les desservant (= routes de contournement et checkpoints) et des zones d’installation militaire » (Accord intérimaire dit de Gaza et Jéricho, paraphé par Arafat).

Et contrairement à ce que certains commentateurs mal intentionnés ont pu dire ou écrire, les Palestiniens n’ont pas voté « pour la charia » ou pour une « talibanisation de la Palestine ». Les menaces agitées par l’ancien chef d’État-major M. Ya’alon, qui parle de la création « d’un Hamastan, d’un Hezbollahstan et d’un Al-Qaedastan » à Gaza n’ont pour objectif que de convaincre l’opinion israélienne (et internationale) que les Palestiniens sont un peuple de terroristes fanatiques. Tous ceux qui connaissent le mode de vie et les convictions de la population palestinienne le savent. Les Palestiniens ont voté contre la soumission de la direction de l’Autorité Palestinienne aux exigences israéliennes et occidentales, contre les privilèges et la corruption, contre la fiction des négociations et d’un « processus de paix » qui n’existe que dans la tête des médias et des politiques occidentaux. Ils ont voté pour affirmer qu’ils sont encore là, pour exprimer leur volonté de continuer à lutter pour leurs droits légitimes tout en exigeant une amélioration de leurs conditions de vie quotidiennes. Et c’est le Hamas, organisation présente dans l’ensemble des territoires occupés, qui a su allier un profil sans compromis vis-à-vis d’Israël et une assistance réelle à la population, qui incarnait le mieux, même si on peut le regretter, cette aspiration.

Un défi au sionisme et à l’impérialisme

Par ce vote, la population palestinienne a lancé un véritable défi au sionisme et à l’impérialisme. Comme le rappelle Khaled Meshal, responsable du Bureau Politique du Hamas, dans un article du Guardian (5 février 2006), « il y avait des voix avertissant [les Palestiniens], localement et internationalement, de ne pas voter pour une organisation étiquetée par les États-Unis et l’Union Européenne comme terroriste parce que ce droit démocratique leur coûterait l’aide financière fournie par les donateurs étrangers ». Ceux qui, parmi les amis autoproclamés des Palestiniens, versent aujourd’hui des larmes suite au vote du 28 janvier, auraient-ils préféré que la population exprime sa résignation, voire son adhésion à un « processus de paix » qui n’a été pour elle que synonyme d’aggravation de ses conditions de vie ? Auraient-ils voulu que les Palestiniens admettent comme un fait accompli la quasi-disparition de la perspective de voire satisfaites leurs revendications les plus élémentaires ? Auraient-ils préféré que le peuple palestinien donne une majorité à ceux qui incarnent la corruption et la collaboration avec la puissance coloniale ?

Des fictions bien commodes permettent de contourner ces questions. On peut ainsi lire dans un texte de Bernard Ravenel, président de l’Association France-Palestine Solidarités, daté du 22 février, que les élections palestiniennes sont « l’écroulement du monde palestinien [qu’il a] connu, laïque, démocratique, “de gauche”, socialisant ». On peut émettre des réserves quant au caractère « socialisant » d’une direction qui compte en son sein des hommes liés directement à la CIA (M. Dahlan et J. Rajoub) et des entrepreneurs qui gagnent leur vie en construisant les routes reliant les colonies et les camps militaires israéliens (J. Tarifi, ancien ministre) ou le mur d’annexion (A. Qoreï, ancien Premier Ministre d’Arafat). Même avec beaucoup de guillemets, on a du mal à caractériser comme étant « de gauche » un pouvoir composé de chefs d’entreprises, d’hommes d’affaires et de banquiers, et qui a accepté de mettre en prison le secrétaire général du FPLP, A. Saadat, à la demande d’Israël, en échange d’un allègement du siège de la Mouqata’a en 2002 (pour les résultats que l’on sait...). Quant à la démocratie, on pourra rappeler que jusqu’à l’an dernier, c’est le très laïc président de l’Autorité Palestinienne (qui prend ses fonctions en jurant sur le Coran) qui nommait directement les maires palestiniens, sans perdre de temps à organiser des élections (y compris avant septembre 2000). Il est temps d’abandonner les fictions et de parler de la Palestine telle qu’elle est, pas telle qu’on voudrait qu’elle soit.

Il ne s’agit pas ici de décrier la direction sortante pour mieux mettre en avant le nouveau leadership Hamas. Mais d’essayer de comprendre les dynamiques qui ont porté à la victoire un parti qui existe depuis moins de 20 ans. Et d’en tirer des leçons. Nous l’avons dit, le vote populaire en faveur du Hamas est un défi lancé par la population palestinienne à tous ceux qui voudraient les voir s’agenouiller définitivement devant le projet sioniste. Un nouveau défi, après celui du soulèvement de septembre 2000, lancé en connaissance de cause. La maturité politique des Palestiniens et leur expérience de la répression sous toutes ses formes exclut toute hypothèse selon laquelle ils auraient voté de manière inconsidérée, sans mesurer les conséquences de leur vote. Il ne s’agit pas non plus d’un blanc-seing donné à la direction fondamentaliste du Hamas pour mettre en place une politique d’islamisation de la société palestinienne. Le résultat des élections à Qalqilya le montre bien, ville dans laquelle le Hamas, après avoir gagné les élections municipales l’an dernier, a interdit un concert (« non compatible avec l’Islam ») et a été immédiatement sanctionné en perdant les législatives. Le nouveau gouvernement est prévenu.

La fin de la fiction d’Oslo

On peut espérer qu’en découvrant que le peuple palestinien a donné une majorité à une organisation qui refuse de négocier sans un minimum de préalable (reconnaissance de tous les droits nationaux des Palestiniens, y compris le droit au retour des réfugiés, fin de l’occupation de la Palestine sous toutes ses formes) tout en refusant les diktats impérialistes, les amis sincères des Palestiniens prendront pleinement conscience de la situation sur le terrain et des aspirations réelles de la population palestinienne. Derrière le rideau de fumée d’un « processus de paix » qui n’a jamais existé, la colonisation et la destruction de la société palestinienne se poursuivent, méthodiquement, sans discontinuer depuis des décennies. Les accords d’Oslo et la fiction de l’État palestinien indépendant n’étaient qu’une étape dans ce processus, et la population palestinienne n’a depuis bien longtemps aucune illusion dans le « processus de paix ». C’est en effet non seulement contre des individus, la direction Arafat, que la population a voté, mais aussi contre le projet politique qui leur était lié et son incarnation la plus concrète : les accords d’Oslo. On a déjà cité plus haut des extraits significatifs de ces accords, montrant le rôle dévolu à l’Autorité dans le cadre du projet sioniste. Pour ceux qui pensent encore que les accords d’Oslo n’étaient pas par essence imposés aux Palestiniens pour étouffer leurs revendications nationales, citons ici un article de T. Reinhart, daté de février 1994, aux apparences prophétiques :

« Depuis le début, on peut identifier deux conceptions sous-jacentes au processus d’Oslo. La première est que ce processus peut réduire le coût de l’occupation grâce à un régime palestinien fantoche, avec Arafat dans le rôle du policier en chef responsable de la sécurité d’Israël. L’autre est que le processus doit déboucher sur l’écroulement d’Arafat et de l’OLP. L’humiliation d’Arafat, sa capitulation de plus en plus flagrante conduiront progressivement à la perte de son soutien populaire. L’OLP va s’effondrer ou succomber à des luttes internes. La société palestinienne va ainsi perdre sa direction politique et ses institutions, ce qui constituera un succès car il faudra du temps aux Palestiniens pour se réorganiser. Et il sera plus facile de justifier la pire oppression quand l’ennemi sera une organisation islamiste fanatique ».

Il n’y a pas de trucage, cet extrait est bien daté de 1994. 12 ans avant les élections de janvier dernier (On pourra aussi se référer à l’excellent article « Le sionisme et la paix, du plan Allon aux accords de Washington », de Gilbert Achcar). À la lecture de ces lignes, on ne peut que s’interroger quant à la sincérité des « experts » qui parlent de « vote-surprise ». Les choses sont malheureusement assez simples à comprendre : les Palestiniens ont tout bonnement voulu, par l’intermédiaire de ce scrutin, faire ce qu’ils ont fait depuis des décennies en recourant à tous les moyens dont ils pouvaient disposer : dire non à la politique d’expansion sioniste. Avec cette fois un élément supplémentaire : ils ont pour la première fois depuis la signature des accords d’Oslo pu exprimer leur désaccord, lors d’élections nationales, avec ceux qui étaient prêts à vendre les droits nationaux de tout un peuple contre une (illusoire) petite place dans le processus de globalisation capitaliste. Ce qui s’était déjà manifesté avec l’écrasante victoire du Hamas lors des élections municipales organisées il y a quelques mois. Alors, surpris ?

Depuis qu’il existe, le projet sioniste s’est fixé un objectif clair : l’établissement d’un État juif sur la plus grande superficie possible en Palestine. D’où l’expulsion des Palestiniens en 1947-48 et en 1967. D’où la construction de colonies, les expropriations et la fragmentation des zones palestiniennes, fragmentation qui s’accompagne de la réduction drastique de leur superficie. Le projet du parti fondé par Sharon, Kadima, est l’annexion de 50% de la Cisjordanie à Israël, via l’intégration des blocs de colonies, des « zones de sécurité », des routes de contournement et de la Vallée du Jourdain. Les Palestiniens vivront dans des cantons, isolés les uns des autres, sur le modèle des bantoustans d’Afrique du Sud, reliés les uns aux autres par des routes que les Israéliens contrôleront à leur guise. Comme le disent avec cynisme les habitants de Palestine : « Arafat voulait un État palestinien, nous aurons beaucoup plus. Nous aurons 4, 5, peut-être 6 États palestiniens ! L’État de Ramallah, l’État de Bethléem, l’État d’Hébron... Merci Oslo ! ».

En Israël : derrière les décisions « unilatérales », le racisme...

Ce ne sont pas les récentes élections en Israël qui vont inverser ce mouvement. Certains, comme U. Avnery, y voient un glissement vers la gauche en Israël. On se frotte les yeux... À moins que l’on considère que Kadima soit un parti « du centre » (et le Parti Travailliste un parti « de gauche »). On peut lire dans la défaite du Likoud l’expression d’un ras-le-bol de la guerre sans fin contre les Palestiniens et la volonté de trouver une issue au « conflit israélo-palestinien ». Mais quelle issue ? Comme l’analyse très justement G. Levy (Haaretz, 26 mars), « plus personne ne parle de paix avec [les Palestiniens]. Une seule aspiration unit tout le monde : se débarrasser d’eux, d’une manière ou d’une autre. Transfert ou Mur, “désengagement” ou “repli sur soi”, l’essentiel est qu’ils disparaissent de notre vue. La seule pièce qui se joue en ville (l’“accord unilatéral”) ne prend pas seulement sa source dans le mensonge qu’il n’y a pas de partenaire, elle n’est pas seulement basée, par un sentiment de supériorité, sur nos seules et exclusives “nécessités”, mais elle imprime un comportement dangereux consistant à ignorer totalement l’existence de l’autre peuple ». L’ascension du parti russophone Notre Maison Israël (qui passe de 3 à 11 sièges et fait jeu égal avec le Likoud) n’est pas anodine : « [Ce parti] veut exclure des frontières d’Israël les régions peuplées d’Arabes israéliens afin de parvenir à un État juif “homogène”. Ce parti, qui prône ouvertement une épuration ethnique, jouit désormais d’une pleine légitimité dans la vie politique israélienne » (Shlomo Sand, historien israélien, Le Monde, 14 avril). E. Olmert, le « centriste », leur a proposé de rejoindre le futur gouvernement...

Le principal bilan que l’on peut tirer des élections israéliennes, c’est que le racisme a le vent en poupe dans « l’État juif et démocratique ». Un sondage effectué peu de temps avant le scrutin nous apprenait même que 68 % des Israéliens ne voudraient pas avoir un Arabe pour voisin. L’idée selon laquelle « il n’y a pas de partenaire côté palestinien », popularisée notamment depuis les mensonges de Barak après la rencontre de Camp David en juillet 2000 et renforcée par la politique « unilatérale » de Sharon, est plus forte que jamais. La victoire du Hamas a été instrumentalisée en ce sens par l’ensemble des Partis sionistes israéliens. Ce qu’ils disent à la population israélienne, chacun avec ses nuances, c’est à peu près ceci : « Israël veut la paix, les Palestiniens veulent la guerre. C’est pourquoi la paix que nous allons imposer, quelle que soit la forme qu’elle prendra, vaudra toujours mieux qu’une paix négociée avec eux ». Dès lors, tout est permis, et un proche du Premier Ministre peut déclarer, sourire aux lèvres, « [qu’] Israël va mettre les Palestiniens à la diète [en détournant l’argent des exportations palestiniennes] » sans que cela ne choque outre mesure. On peut également mesurer à l’aune de l’absence de réaction suite à l’assaut contre la prison de Jéricho le grand cas que la « gauche israélienne » fait de la notion d’autonomie palestinienne. Autonomie oui, sauf si nous ne sommes pas d’accord avec une décision (en l’occurrence la libération annoncée d’A. Saadat).

La prison de Jéricho : à l’image de la future « autonomie palestinienne »

À y regarder de plus près, l’histoire de Saadat et de la prison de Jéricho est à une petite échelle ce qui attend les Palestiniens si le rapport de forces continue de se dégrader. Emprisonné par Arafat sur demande d’Israël, le secrétaire général du FPLP a passé plus de trois ans dans une prison palestinienne « supervisée » par des Britanniques et des Américains, lesquels avaient officiellement pour fonction de prévenir tout incident entre forces palestiniennes et israéliennes. Tout allait bien jusqu’à ce que le Hamas annonce qu’il avait l’intention de libérer Saadat, élu député sur les listes FPLP le 28 janvier. Il aura suffi d’un coup de téléphone pour que les Britanniques et les Américains disparaissent. Quelques heures plus tard, l’assaut était donné. Et Saadat arrêté et transféré dans une prison israélienne. Si l’on peut s’amuser de la réaction indignée d’Abu Mazen, exigeant la libération de Saadat (alors que lui et ses amis ont eu des années pour le libérer mais qu’ils n’en ont jamais évoqué l’hypothèse), cette histoire ne prête pas malheureusement pas à sourire. Car si on la transpose à l’échelle des cantons/bantoustans qui composeront le futur « État palestinien » si le projet d’Olmert et de ses alliés gouvernementaux arrive à son terme, on a une idée de ce qui attend le peuple palestinien : des îlots « autonomes », sous contrôle palestinien, au milieu d’un océan sous contrôle israélien. Avec peut-être des « observateurs internationaux » (refusés par Israël jusqu’à présent) qui s’assureront de l’harmonieuse cohabitation entre forces d’occupation et peuple colonisé. Et qui décamperont au moindre coup de sifflet d’Israël.

On mesure mal l’impact qu’a eu dans la population palestinienne l’assaut contre la prison de Jéricho. Une fois de plus, c’est tout un peuple qui s’est senti humilié en suivant en direct à la télévision la reddition de Saadat, figure de la résistance palestinienne. Une fois de plus, la population a pu mesurer à quel point l’armée israélienne pouvait aller où elle voulait, faire ce qu’elle voulait, arrêter et humilier (en lui ôtant ses vêtements devant les caméras) qui elle voulait, au mépris de toutes les lois, de toutes les conventions, de tous les accords, sans que personne ne réagisse. L’assaut contre la prison de Jéricho est un avertissement à tout un peuple et à son gouvernement : tout ce que vous ferez et qui n’est pas conforme à notre volonté sera immédiatement sanctionné. Les bombardements quotidiens de la bande de Gaza (en moyenne plus de 350 obus par jour sur le Nord de la Bande à la mi-avril), la multiplication des assassinats de militants (et des passants qui se trouvent à proximité), le renforcement de l’asphyxie économique (« la diète ») vont dans le même sens. Israël a compris que le vote du 28 janvier était un signe que la population palestinienne refuse encore et toujours de se soumettre. Plusieurs hypothèses sont envisagées. La plus probable étant de faire s’écrouler le Hamas en durcissant encore un peu plus les conditions de vie de la population, en s’appuyant sur la direction qui a été mise dehors lors des élections et en la remettant en place par un coup d’État militaire. Tous les signes actuels vont en ce sens (« Aux côtés des Palestiniens sans réserve ni condition », P-Y. Salingue, 13 avril 2006).

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