Il n’y a pas de mystère en ce qui concerne l’Accord du Vendredi saint qui met un terme au conflit en Irlande. Les termes de celui-ci se lisent comme une liste des souhaits de l’impérialisme britannique pendant ces trente dernières années. L’application de cet accord signifiera une victoire décisive de la Grande-Bretagne et une stabilisation victorieuse de sa domination après 30 années de conflit.
Les articles 2 et 3 de la constitution de la République irlandaise (du Sud) qui exprimaient l’aspiration à une Irlande indépendante et unifiée, seront remplacés par l’affirmation d’un droit de veto de la minorité unioniste du Nord.
L’Assemblée du Stormont (→ Assemblée d’Irlande du Nord + Palais de Stormont), qui incarne la répression sauvage et sectaire et qui a été renversée par une révolte massive, est restaurée sous une forme « améliorée » permettant à la classe moyenne catholique et au gouvernement irlandais de Dublin de la soutenir. Cette « amélioration » consiste à accorder un droit de veto de fait à chaque communauté. Il est aussi question d’un agenda égalitaire très vague incluant des promesses à propos de la culture irlandaise, des droits humains et du maintien de l’ordre. Les Britanniques profiteront d’une assemblée qui les tiendra à l’écart de la réalité de cet l’État sectaire du Nord tout en gardant un contrôle absolu sur les finances publiques et l’appareil d’État.
Ainsi, Dublin peut agiter quelques institutions pan-irlandaises comme preuve de l’issue à long terme de l’unité irlandaise. En fait cet élément de l’Accord a été ramené, dès le début, à une farce, une offre de stabilité capitaliste et un rôle de conseillers subalternes des Britanniques. La classe moyenne catholique au sein de l’État du Nord aurait sa part des privilèges sectaires. Même les divisions au sein de l’Unionisme, qui vont du soutien hésitant à l’hostilité radicale, ne devraient pas surprendre. Elles représentent le débat qui a lieu au sein de l’unionisme sur ses possibilités de survie avec une réduction somme toute minime de ses privilèges sectaires. Pour ceux qui se refusent à céder « même un pouce de terrain », le privilège sectaire n’a de sens que s’il est absolu.
Le soutien des Républicains
Ce qui a surpris beaucoup d’observateurs c’est le soutien des Républicains irlandais à un accord qui est la négation de la base de leur programme traditionnel. L’enlisement de leur campagne militaire et la prise de conscience de l’échec de leur stratégie militaire ont joué un rôle. Mais le mécanisme décisif à l’œuvre fut l’absorption politique du mouvement par la bourgeoisie irlandaise et le remplacement d’un programme nationaliste révolutionnaire par un programme réformiste basé sur la diplomatie secrète sous l’égide du capitalisme et de l’impérialisme. Cet agenda fut présenté comme conduisant à l’égalité entre les deux communautés, la désectarisation du pays et la démocratisation de certains aspects de l’État du nord.
Le retrait politique des Républicains fut absolu. Lors d’un accord antérieur, qui avait précisément mené à la division historique de l’Irlande, la Grande-Bretagne avait livré des armes à ceux qui soutenaient l’accord. Cette fois-ci les gouvernements britanniques et irlandais ont fourni des prisonniers catholiques à la direction républicaine pour l’aider à plaider la cause du nouveau gouvernement du Stormont. La dégénérescence du mouvement est largement illustrée par Gerry Adams. Dans un hymne à l’opportunisme, il pressait les délégués de l’assemblée générale du Sinn Féin a voter « oui » au référendum en faisant un choix à partir de ce qui leur semble bon dans l’accord.
- Des murs à Derry
- Giuseppe Milo/CC.
Les référendums
Le résultats des référendums qui ont eu lieu presque simultanément des deux côtes de la frontière ont montré les effets de cette décadence. Des sondages dans le Sud avaient indiqué que plus de 33 % de la population allait voter « non ». Ce chiffre est tombé à 12 %. En comparaison, une campagne même limité du Sinn Féin contre le traité d’Amsterdam donnait un vote de presque 40 % de « non ».
Même si le vote global atteignait presque 72 %, cela cache des variations substantielles. Dans le Nord, où il y toujours eu un soutien très fort pour les républicains et un vote nationaliste des classes moyennes encore plus ample, population nationaliste a voté massive ment pour l’accord et a participé tout aussi massivement. Le vote « non » représentait à peine 4 %. de la population nationaliste. Mais le fondement de l’Accord étant la reconnaissance du veto unioniste sur le développement démocratique de la nation irlandaise, il devînt rapidement clair que les votes nationalistes perdaient leur poids politique sans un soutien équivalent de l’Accord de la part des Unionistes.
David Trumble et les autres forces unionistes qui soutiennent l’Accord, obtinrent à peine plus que 50 % des voix du camp unioniste. Il y avait un goulot d’étranglement entre ceux qui voulaient l’accord et ceux qui s’accrochaient au maintien de leurs privilèges sectaires.
Les Britanniques furent l’autre force qui intervint pour définir la nature de l’Accord. Le désarroi des Unionistes signifiait que les Britanniques étaient acculés à reprendre en charge la campagne pour le « oui ». Blair fut en pointe par une affiche suggérant que tout cela est une défaite du républicanisme : il fallait absolument son soutien constant au processus afin d’assurer la survie politique du courant de Trimble.
Les votes | Assemblée des 6 comtés [1996] en % | Chambre des Communes [1997] en % | Assemblée des 6 comtés [1998] en % | Sièges au Stormont [1998] |
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UUP, David Trimble | 24,2 | 33 | 21,28 | 28 |
SDLP, John Hume | 21,4 | 24 | 21,99 | 24 |
DUP, Ian Paisley | 18,8 | 14 | 18,03 | 20 |
Sinn Féin, Gerry Adams | 15,5 | 16 | 17,65 | 18 |
UDP (milices unionistes UDA) | 2,2 | . | 1,07 | 0 |
PUP (milices unionistes UVF) | 3,5 | 3,5 | 2,55 | 2 |
UKUP (scission de l’UUP) | 3,5 | . | 4,52 | 5 |
Alliance (autonomie dans R.U.) | 6,5 | 8 | 6,5 | 6 |
Coalition de femmes | 1,1 | 1 | 1,61 | 2 |
Labour (ex-Militant) | 0,9 | 1 | 0,34 | 0 |
Indépendants non unionistes | . | . | . | 3 |
Sigles utilisés : DUP, SDLP, UDA,UUP, UVF.
L’Assemblée de Stormont
La fragilité du vote unioniste en faveur du « oui » et la nécessité du soutien britannique furent confirmées par les élections du 25 juin à l’assemblée du Stormont, où la loi électorale réduisait légèrement l’implication britannique. Le dirigeant du Parti unioniste d’Ulster (UUP, principale force unioniste), David Trimble, fut humilié parce que son parti n’arriva qu’en seconde position, derrière le Parti travailliste social-démocrate (SDLP, premier parti de la communauté catholique qui est minoritaire au Nord).
Techniquement, cela reste une victoire, parce que les adversaires des accords qui ont appelé à voter « non » au référendum, n’ont pas atteint le nombre de sièges — 30 — qui permette de bloquer l’Assemblée. Mais le nombre d’élus fragiles ou douteux, du côté protestant, signifie qu’à terme l’Accord, pour survivre, devra évoluer dans un sens plus favorable aux unionistes.
La stratégie du Sinn Féin a été réduite à l’électoralisme et à sa propre construction en tant que Parti. Le résultat électoral suffit pour encourager cette démarche, mais ce qui frappe surtout c’est le gain électoral du SLDP. La victoire impérialiste a stoppé le déclin de celui-ci et Stormont rétabli sera leur maison naturelle, où ce Parti de la bourgeoisie catholique aura l’avantage sur le Sinn Féin, l’avantage de faire partie des structures de l’État sectaire.
Le recul électoral des unionistes paramilitaires constitue une bonne nouvelle. Avec le soutien de certaines fractions du mouvement républicain et de la gauche ils s’étaient présentés comme la voix socialiste de la classe ouvrière. Mais cela paraissait trop improbable et leur vrai rôle comme le bras fort de la bourgeoisie unioniste s’était clairement révélé. Malheureusement la droite unioniste (Parti unioniste du Royaume-Uni, UKUP) s’est drapée maintenant de la bannière « socialiste ».
La coalition des femmes, un groupe postmoderniste et post-féministe soutenu par le parti communiste et des bureaucrates syndicaux avait un programme réduit au soutien de l’initiative impérialiste. Cette absence d’autonomie programmatique met en question la survie de la coalition.
Lors des élections de 1996 une tentative de lancer un Parti travailliste (Labour Party) avait été faite. Mais cette alliance était sans principe et trop droitière. Ces composantes — opportuniste, social-démocrate et le Parti socialiste (ex-Militant) — ont repris leur autonomie. La tentative du Parti socialiste de continuer cette orientation s’est terminée par un désastre.
Marches orangistes
Les affrontements à Dumcree où les orangistes ont voulu forcer le passage pour leurs Marches, ont succédé aux élections. Ils ont dévoilé le processus du paix, destiné à imposer les structures de l’accord avant que les travailleurs ne se rendent compte de sa portée. Les Marches Orangistes à Dumcree I, Il et III avaient déjà montré comment une meute sectaire exigeait « le droit » de marcher à travers un territoire catholique. Les Britanniques ont abordé Dumcree IV en s’appuyant sur la capitulation politique du républicanisme, et en s’étant assurés de la majorité de la population nationaliste. Mais ils avaient compris que cette capitulation était conditionnée par l’illusion nationaliste en un changement graduel. Si les Orangistes pouvaient marcher à travers la catholique Garvagh Road, cela apparaîtrait comme une victoire des éléments les plus réactionnaires chez les Orangistes. Le soutien nationaliste à l’accord, et l’alliance entre les classes moyennes unioniste et nationaliste en sortiront affaiblis. Défendre l’Accord de Stormont impliquait de contenir l’émeute orangiste. Les Britanniques s’interposèrent, tentant ainsi de diviser les orangistes, tout en gardant le contrôle (notamment par le biais de « la commission sur les manifestations »). Le nouveau premier ministre David Trimble pouvait ainsi occuper la position du centre. L’opposition orangiste un moment désarçonnée, refit son unité dans la défense inconditionnelle de ses privilèges. Mais l’assassinat sectaire de trois jeunes enfants Quinn fit basculer la situation. Finalement il y eut un faux compromis avec les Britanniques dans le beau rôle : la marche orangiste la plus offensive à travers Ormeau Road eut lieu après une protestation catholique symbolique orchestrée par le Sinn Féin. Le jeu politique derrière tout cela était clair. La direction unioniste n’était pas prête à sacrifier le pouvoir que lui offrait potentiellement la nouvelle Assemblée pour affirmer son programme de privilège sans restriction, ce qui exige de toute évidence le soutien britannique. La stratégie britannique de son côté a besoin de l’unionisme.
Le Sinn Féin nouveau
Où aller ? Le Sinn Féin est prêt à « prendre sa place dans le gouvernement » — un gouvernement colonial dirigé par des sectaires notoires et organisé autour du veto sectaire. Ils se préparent à appliquer un programme réformiste. Ce basculement reflète un changement dans la base sociale du Sinn Féin, de plus en plus intégré dans les milieux prospères et le secteur de l’économie nourri par les fonds de pacification de la Grande-Bretagne, de l’Union Européenne et des États-Unis.
Il y a une base pour des réformistes, mais très peu pour des réformes. La colonie nord-irlandaise restera incapables de satisfaire les besoins de la classe ouvrière. Le sectarisme, l’impulsion fondatrice de l’État, subsistera. L’Accord de Stormont suggère que les privilèges vont être partagés, mais ils ne le seront pas sur une base égalitaire. Cet État aura besoin d’établir des privilèges inégaux, et d’utiliser l’appareil d’État pour les défendre. La promesse vague d’un « agenda de l’égalité » n’est que fumée.
Les promesses de reconnaître la langue irlandaise et les droits humains ne sont jamais passées dans la législation de Westminster (le parlement britannique). Cela vaut aussi en ce qui concerne la réforme de la police. Mais l’illusion la plus forte c’est le nouveau rôle progressiste assigné à l’impérialisme. Les Unionistes de Trimble n’ont toujours pas rencontré le Sinn Féin et exigent le désarmement préalable avant toute entrée dans le gouvernement. Les Unionistes sont divisés entre eux et sont fortement attaqués sur leur droite. Le cessez-le-feu des loyalistes est de plus en plus illusoire, avec des attaques sectaires fréquentes. Trimble est pris au piège par l’Accord, mais ne se presse pas de le mettre en application, parce qu’il existe une puissante coalition qui passe à travers les Unionistes officiels, les Unionistes « britanniques » et certaines sections du DUP de Paisley qui complote contre lui. La fragilité du soutien unioniste à l’Accord signifie que l’Assemblée pourrait facilement tomber à droite. Ce que les Républicains refusent de voir, c’est que les impérialistes et les nationalistes bourgeois pourraient à ce moment trouver qu’ils sont trop durs pour les unionistes et faire de nouvelles concessions à ceux-ci.
Le vote « oui » de la part des nationalistes est une victoire majeure pour l’impérialisme, mais il représente aussi une série d’expectatives. Il y aura pas mal d’explosions, sans beaucoup de résultats à cause de la faiblesse de l’opposition politique.
La recomposition est difficile à cause de la débâcle des Républicains. Des opposants parmi eux n’ont fait aucune critique fondamentale et sont eux-mêmes incapables de rompre avec le concept de la famille nationaliste. Ils sont incapable d’expliquer la faillite du mouvement républicain et ils pataugent dans la stratégie militariste — aveugles devant le fait que la défaite de cette stratégie est au cœur du processus de paix. Toutes les critiques marxistes traditionnelles du militarisme s’appliquent encore plus aux nouveaux groupes armés qui sont apparus. Leur analyse politique est encore plus faible. Au mieux, ils démobilisent les travailleurs, et au pire ils portent tort à la cause. [1]
L’Irish Republican Socialist Party vient d’annoncer que son bras armé, l’INLA, appelle à un cessez-le-feu. Il est clair qu’il y aura aussi un cessez-le-feu politique et ils vont se situer sur le flanc gauche du processus de paix.
La gauche révolutionnaire ne fait pas mieux. En théorie, le Socialist Party (ex-Militant) et le SWP sont contre l’Accord, mais en pratique le premier a appelé à voter « oui », et le dernier a déclaré que l’Accord ouvre la voie à « un socialisme par en bas ».
Socialist Democracy a correctement caractérisé l’Accord comme étant une offensive impérialiste, dès les premiers pourparlers entre le représentant capitaliste John Hume et la direction républicaine. Nous sommes en train de préparer la bataille d’idées et nous résisterons au recul politique dirigé par le Sinn Féin.
La direction de Sinn Féin présentait son soutien à l’Accord comme un reflet de « l’adaptation de sa stratégie et de ses tactiques aux conditions objectives à chaque étape précise de la lutte ». Elle considère être parvenue à cet accord grâce à « une offensive politique d’une telle intensité et poursuivie avec tant de détermination qu’elle a réorganisé le paysage politique Nord et Sud » et pense que le Sinn Féin doit se battre avec « une confiance en soi politique » pour « transformer la situation actuelle en une étape de transition vers l’unification irlandaise » [2]
Il ne fait pas de doute que la nouvelle situation, en premier lieu le cessez-le-feu de l’IRA (suivi, depuis l’attentat meurtrier d’Omagh, par deux forces nationalistes dissidentes, l’INLA et Real IRA), est un soulagement énorme pour la population nord-irlandaise, fatiguée après trente ans de guerre. La libération des prisonniers politiques qui est prévue dans l’Accord sera dans l’immédiat un autre point très important.
L’espoir que les nouvelles générations connaîtront autre chose que la guerre civile et l’occupation militaire, qui fut le sort des tous les moins de trente ans aujourd’hui, est palpable.
L’horreur et la condamnation exprimées par tous après l’attentat à la bombe à Omagh le 15 août en est la preuve. Néanmoins, le conflit qui a duré un certain temps début août concernant les marches de l’Ordre orangiste (unionistes pro-britanniques) avait déjà montré que la situation est loin d’être stabilisée. L’introduction d’une nouvelle législation « anti-terroriste » risque encore de provoquer un durcissement de l’attitude de la population nationaliste, qui se sentirait visée par ces mesures, pendant que des députés unionistes affirment qu’ils refuseront de sieger à la nouvelle Assemblée à côté des représentants du Sinn Féin.
Quelques voix significatives de la population nationaliste, notamment Bernadette McAliskey (Bernadette Devlin), ont exprimé des dures critiques envers l’accord et l’attitude du Sinn Féin, et considèrent qu’il sera en fait un obstacle pour l’avancée vers les objectifs historiques du mouvement nationaliste parce qu’il est formulé dans les termes proposés par les gouvernements britannique et irlandais et qu’il entérine donc la partition de l’Irlande entre les Six Comtés du Nord qui font partie de l’État britannique et la République du Sud.
Inprecor a déjà présenté le point de vue du Sinn Féin [3]. Nous publions ci-contre un article soumis par Socialist Democracy, groupe sympathisant de la IVe Internationale en Irlande, qui exprime une position critique.
Philomena O’Malley