Un bref rappel de l’historique de IU
Avant d’analyser les choix que doit affronter cette formation, il est nécessaire de revenir sur ses origines et son évolution. IU a été créée après le référendum sur le maintien dans l’OTAN, le 12 mars 1986. Quoique le oui l’ait emporté, la campagne avait permis de regrouper un large mouvement porteur d’espérances, notamment celle de gagner le référendum. Dans cette campagne pour le non, deux composantes sont apparues : l’une, la Coordination des organisations pacifistes, qui regroupait principalement la gauche radicale et des secteurs chrétiens et antimilitaristes ; l’autre, la Plate-forme civique contre l’OTAN, impulsée principalement par le Parti communiste d’Espagne (PCE) et d’autres partis mineurs, ainsi qu’un secteur significatif d’intellectuels.
C’est à l’initiative de cette Plate-forme et du PCE qu’a été lancée l’idée de former une coalition de partis, Izquierda Unida (Gauche unie). Etaient partie prenante également le PASOC (Parti d’action socialiste, un groupe formé par d’anciens membres du PSOE, le Parti socialiste ouvrier espagnol de Felipe Gonzalez) ; Izquierda Republicana (Gauche républicaine, une petite formation qui se réclame du parti dirigé par Manuel Azaña sous la IIe République) et un certain nombre de formations modestes.
L’échec au référendum et le relatif découragement qui en a résulté dans le mouvement anti-OTAN ont retardé l’engagement des noyaux les plus actifs dans la formation de IU, compte tenu également des réticences, dominantes à l’époque, au sein de la gauche radicale face à une initiative clairement dirigée par le PCE. Pourtant ce parti commençait à s’engager dans un processus de réorientation pour surmonter l’échec de la stratégie « eurocommunistes » de Santiago Carrillo, après le sérieux revers électoral de 1982.
À partir du mois d’avril 1986 se dégage alors un projet visant à combiner une plus grande autonomie, pour capitaliser la perte d’influence du PSOE, avec une ouverture plus franche vers les valeurs et les revendications d’autres mouvements — écologiste, pacifique, notamment. IU restait encore marquée par une pratique essentiellement institutionnelle, mais l’adaptation croissante de la social-démocratie au pouvoir à la vgue néolibérale dégageait un large espace our le développement d’une autre force politique à sa gauche.
Cette opportunité était renforcée par la dynamique d’affrontement entre les syndicats et le gouvernement, superbement illustrée par la grève générale du 14 décembre 1988, qui a paralysé tout le pays.
La guerre du Golfe en janvier 1991 et plus tard le débat sur le traité de Maastricht sont deux autres moments forts d’affrontement entre IU et le gouvernement, même si, à propos de l’Union européenne, des divergences notables se font jour en son sein : au cours de la IIIe assemblée d’IU se forme le courant Nueva Izquierda (Nouvelle gauche), partisan d’un oui critique au traité. Auparavant, au lendemain de la chute du mur de Berlin, s’était ouvert un débat interne sur l’opportunité de dissoudre le PCE, débat que la direction de ce parti avait réussi à « congeler » en se servant du « parapluie » de IU.
Pendant la période qui s’étend de 1986 à 1994, IU voit son poids électoral s’accroître régulièrement, grâce au renouveau de son discours politique et au changement de direction qui l’accompagne. C’est en 1989 que Julio Anguita assume à la fois le poste de secrétaire général du PCE et de coordinateur général de IU. Dès lors, les avancées dans la pratique du pluralisme interne, la volonté de dépasser la formule de la coalition de partis au sein de IU et, plus que tout, les progrès électoraux paraissent compatibles avec le maintien du PCE comme colonne vertébrale de cette formation, sous la direction charismatique de Julio Anguita.
IU recueille son meilleur score lors des élections européennes de juin 1994, avec 13,68 % des voix (soit un total de 2 497 671 contre 844 976 en 1982). Ce pourcentage est supérieur aux scores du PCE dans les « meilleures » années de la transition politique de l’après-franquisme. L’écart avec le PSOE reste pourtant important puisque ce dernier obtient 30,83 % et un total de 5 719 707 voix.
Il faut aussi souligner l’hétérogénéité relative de la base électorale de IU. À côté d’un électorat fidèle situé dans un secteur de la classe ouvrière traditionnelle, on trouve de nouvelles couches de salariés et de jeunes, plus préoccupés par les valeurs qu’incarnent dans d’autres pays les partis verts. Cette diversité a des implications programmatiques, stratégiques et tactiques que la direction de IU est loin d’assumer avec cohérence.
La période écoulée entre la IIIe assemblée fédérale en mai 1991 et la IVe en décembre 1994 traduit une évolution importante dans l’autodéfinition politique de IU. Sur le terrain programmatique, IU adopte un discours rouge et vert fédéraliste, combiné à une critique radicale de l’involution en faveur du néolibéralisme des gouvernements de Felipe Gonzalez. Sur le plan organisationnel, IU affirme sa volonté de dépasser la vieille forme parti et de se transformer en « mouvement politico-social », où prennent place les discours de la gauche transformatrice et anticapitaliste [1].
Cette ouverture politique et organisationnelle coïncide avec la crise des mouvements sociaux sur lesquels la gauche extraparlementaire s’était appuyée dans le passé, ce qui a conduit à une perte du poids politique autonome de celle-ci et laisse un plus grand espace pour IU « sur sa gauche », si on excepte le cas d’Euskadi, de la Galice et, en partie, de la Catalogne (Iniciativa per Catalunya, associée à IU, tient en effet un discours plus modéré).
Tout cela explique que se soient regroupés dans IU, ces dernières années, des secteurs significatifs du syndicalisme agricole et radical andalous, de l’écologie politique et de la vieille extrême-gauche (telle que Izquierda Alternativa — Gauche alternative).
Transcroissance ou marasme
Avec l’ouverture du procès des GAL début 1995 et jusqu’aux élections de mars 1996, on assiste à une aggravation de la crise politique, avec une vaste convergence entre un important secteur de l’opinion publique et des forces politiques pour dénoncer le terrorisme d’État et la corruption pratiqués ou tolérés par le gouvernement de Felipe Gonzalez. Refusant d’en assumer la responsabilité politique, celui-ci resserre les rangs de son parti en dénonçant une « conspiration » des médias et, plus encore, ce qu’il qualifie de prise en « tenaille » permanente par les deux principaux partis d’opposition, le Partido Popular (Parti populaire, de droite) et IU.
Dans ces conditions, malgré la démobilisation des principales organisations sociales, la direction fédérale de IU avance l’hypothèse que le PSOE pourrait connaître de nouveaux déboires sociaux et électoraux, accréditant l’idée que IU pourrait « devancer » ce parti.
Il est vrai que les élections municipales et celles des régions autonomes de mai 1995 reflètent un certain progrès de IU (2 590 301 voix aux élections locales), mais bien en deçà des espérances, sauf en Andalousie. Quant au PSOE, même s’il connaît un recul significatif dans quelques grandes villes, cela reste limité. Par ailleurs, la situation qui en résulte dans certaines municipalités importantes et quelques Communautés autonomes ouvre un vif débat dans IU : faut-il voter pour des gouvernements PSOE ou laisser le Parti populaire (PP) accéder à de nouvelles parcelles de pouvoir ? Après discussion dans la direction fédérale et même si reste ouverte la possibilité de voter pour le PSOE avant de passer dans l’opposition, la tactique qu’impose en pratique le PCE consiste à exiger un pacte programmatique non viable entre IU et le PSOE dans des endroits comme les Asturies, Malaga ou Cordoba, et ces bastions traditionnels de la gauche passent alors aux mains du PP. Cela dit sans dédouaner le moins du monde la direction du PSOE qui a pris une responsabilité importante dans la division en prétendant aussi imposer à IU un pacte global impossible.
ll est difficile de justifier cette absence de flexibilité tactique aux yeux de l’électorat de IU et surtout du PSOE, face à l’offensive des médias à commencer par le quotidien El Pais et la télévision officielle.
On comprend alors l’aggravation des tensions entre le courant Nueva Izquierda et la direction du PCE, et le poids croissant de ce dernier dans IU comme à l’extérieur. Ainsi, lors de son congrès en décembre 1995, il déclare vouloir lutter pour « l’hégémonie » dans l’IU, pour renforcer un « pôle communiste » au sein de cette formation. Cette déclaration d’intention se heurte non seulement au refus de Nueva Izquierda mais aussi de bon nombre d’indépendants et de collectifs présents et jusqu’à un secteur du PCE lui-même. De plus, ce congrès se tient un mois et demi avant celui du syndicat des Commissions ouvrières, au sein duquel un secteur « critique » — proche du PCE tout en étant pluraliste — s’oppose à la direction, ce qui renforce la critique sans doute exagérée et intéressée dénonçant les « communistes » désireux de revenir à la théorie de la « courroie de transmission » dans IU et les Commissions ouvrières.
La préparation et la tenue des élections générales de mars 1996 voient se combiner d’une part la « peur de la droite » dans les rangs d’une gauche sociologique démobilisée et de l’autre les erreurs tactiques et de pédagogie politique de la part de IU. Il s’ensuit non seulement une stagnation électorale (particulièrement grave en Andalousie, le fer de lance de cette formation) mais aussi une stagnation du projet lui-même de IU, cé que son coordinateur reconnaît en privé au soir même des élections. IU connaît une timide hausse en chiffres absolus (2 629 846 voix) mais le haut niveau de participation profite au PSOE, qui s’en sort avec une défaite « en douceur », à une courte distance du PP (9 318 510 voix contre 9 658 519).
Nouveau cycle et projets divergents
Ces élections ont ainsi conduit à une situation où le PP n’a pas obtenu la majorité « suffisante » qu’il escomptait, et où il doit former une majorité parlementaire avec les nationalistes catalans, basques et canariens. La nécessité de parvenir à une alliance plus ou moins stable pour des raisons de « gouvernabilité » oblige ces forces à rectifier leurs discours, en particulier celui traditionnellement « espagnoliste » du PP, sur des questions où ils ont des divergences appréciables. Ils cherchent à renforcer ce qui constitue la base d’un large consensus entre eux sur des thèmes fondamentaux, en particulier sur le terrain socio-économique et les critères de Maastricht.
Face à ce bloc non exempt de conflits comme celui qui touche au débat permanent concernant la lutte contre le « terrorisme » en Euskadi, le PSOE commence à émerger de la relative paralysie où l’a plongé la direction de Felipe Gonzalez, à qui les dirigeants du PP rappellent sans cesse son passé corrompu et les fils conducteurs qui assurent la continuité dans la politique des deux partis. Pourtant, le PSOE reste l’unique « alternance » possible, avec une majorité de citoyens qui se sentent tenus de choisir entre les deux options crédibles en matière de gouvernement.
Il ne faut donc pas s’étonner qu’apparaissent dans IU des projets manifestement divergents. Il y a d’un côté le nouveau Partido Democrático de la Nueva Izquierda, (PDNI — Parti démocratique de la nouvelle gauche), issu du courant Nueva Izquierda. Il tient un discours proche de celui du PDS italien, c’est-à-dire un projet de social-démocratisation qui tend à confluer avec le « social-libéralisme » pour occuper le « centre-gauche » [2] : il considère donc l’alliance stratégique avec le PSOE comme essentielle, par delà les divergences programmatiques entre ce parti et IU, pour autant qu’on s’accorde pour laisser de côté les questions comme le GAL, la corruption et les abus néo-libéraux commis par Felipe Gonzalez au gouvernement, ou ce qu’ils considèrent comme relevant du « fondamentalisme anti-Maastricht » d’Anguita.
Mais ce tout jeune parti se heurte à deux problèmes essentiels : d’abord la réticence énorme de Felipe Gonzalez, souceux de maintenir son emprise sur le PSOE sans se tourner vers sa gauche, dont il n’a guère besoin sur le plan électoral à en croire les récents sondages ; ensuite sa condition de minorité marginale au sein de IU, si l’on excepte quelques fédérations, ce qui le conduit à mener la bataille directement dans les médias comme le ferait un parti indépendant et à enfreindre les règles de débat et le cadre identitaire commun avec l’ensemble de IU.
Il y a ensuite la majorité organisée autour de Anguita et de la direction fédérale du PCE. Ce bloc est de moins en moins homogène et il concilie des positions proches de celles de Nueva Izquierda avec d’autres qui s’identifient clairement à ce que représente actuellement la direction de Refondation communiste en Italie, ou d’autres encore proches des PC traditionnels. C’est surtout au sein de ces « sensibilités » que se joue l’avenir de IU. Leur principal problème stratégique consiste à définir une gauche transformatrice et alternative, différente du PSOE, mais en évitant de tomber dans le sectarisme ou l’illusion de la « transcroissance ».
Il va de soi qu’avec le PSOE dans l’opposition, il ne faut pas écarter la possibilité d’accords partiels dans la lutte contre la droite, surtout si cela s’accompagne d’une remobilisation qui permette de pousser vers une convergence des différentes forces politiques et sociales. Mais parallèlement, si on n’en profite pas pour accroître la capacité d’initiative et de proposition alternative de IU, et pour améliorer les relations avec les syndicats et d’autres mouvements sociaux, on peut prévoir que IU n’en sortira pas renforcée et ne verra pas progresser. son score lors des prochaines élections. La crainte de ce scénario provoque d’ailleurs une attitude excessivement timorée, alors que l’étape actuelle exige de passer à l’offensive.
Cette majorité se heurte aussi à un autre problème, avec un secteur du préconise un discours de pure « résistance » et « anti-PSOE », paradoxalement compatible avec un projet marqué au sceau du néo-réformisme et de l’espagnolisme. Cette évolution contradictoire se produit alors que s’affirme le rôle du PCE sur la scène publique et que certains dans ses rengs voudraient reconstruire une identité « communiste » nostalgique du passé et bienveillante avec les PC tels qu’ils réapparaissent à l’Est [3]. Le plus préoccupant c’est de voir que, face à l’activité de plus en plus scissionniste du PDNI, peut se produire une perte de confiance dans la viabilité d’une formation politique d’un type nouveau, où cohabitent différents courants issus des multiples traditions de la gauche anticapitaliste.
C’est dans ce contexte où la diversité de IU se réduit pour les médias à un affrontement croissant entre ceux qui cherchent un accord d’appareil entre IU et le PSOE, et ceux qui préconisent une IU plus « communiste », que prend tout son sens l’apparition début octobre d’un nouveau regroupement, Espacio Alternativo (Espace alternatif). Il réunit différents collectifs (Ekaitza Taldea d’Euskadi, Espace alternatif d’Estramadure, les Verts de Madrid, Ecosocialistes du Pays valencien et la Gauche alternative), ainsi que des personnalités indépendantes ayant des responsabilités dans IU). Il s’agit d’une minorité au sein de cette organisation, mais d’un poids politique réel dans les discussions et l’élaboration programmatique de IU et dans l’activité des mouvements sociaux les plus dynamiques.
Ce qui nous unit au sein d’Espace alternatif, c’est d’abord une double aspiration : la recherche, en premier lieu, d’une cohérence quotidienne entre le discours « rouge-vert-violet » que prétend assumer IU et une pratique toujours plus éloignée de cet idéal : la volonté ensuite de faire de IU une formation politique d’un type nouveau, au sein de laquelle les partis renonceraient à leur place propre au profit de la convergence de sensibilités et de courants, quel que soit le parti de provenance. Une tâche essentielle de notre regroupement vise à offrir des réponses à des thèmes comme le partage du travail, la défense du secteur public et la lutte contre les privatisations, la reconversion écologique de l’économie, la lutte pour un modèle fédéral respectueux de l’exercice premier du droit à l’autodétermination, l’élaboration d’alternatives au processus de construction européenne, la revendication d’un pacifisme antimilitariste face au modèle d’une armée de métier intégrée à l’OTAN.
Un autre trait distinctif de notre regroupement, c’est sa vocation à se transformer en passerelle entre IU et les secteurs les plus actifs des mouvements sociaux, et cela permet que s’y retrouvent des camarades qui, sans faire partie de IU, partagent nos vues dans le cadre des différents collectifs sociaux où ils travaillent.
La préparation de la Ve assemblée fédérale de IU qui doit se tenir fin 1997 sera l’épreuve de vérité quant à sa capacité à maîtriser les risques d fracture interne qui la menacent. D’ici là, la participation active dans la remobilisation sociale actuelle sera le meilleur encouragement pour avancer dans la construction d’une gauche plurielle et alternative.
Madrid, décembre 1996.