La retranscription manuscrite
Pascale Fourier : Mon invité n’aime pas le générique ! Eh bien, ce n’est pas grave parce que peut-être n’aime-t-il pas non plus la mondialisation dont on parlait la semaine dernière... Et je ne crois pas dévoiler un scoop en disant qu’il fait partie du conseil scientifique d’ATTAC et qu’un des mots d’ordre d’ATTAC est de dire qu’une autre mondialisation est possible. Pourtant, ça me semble toujours un petit peu étonnant parce que la mondialisation qui, soit dit en passant, est quand même libérale, c’est-à-dire qui vise à libéraliser les échanges de marchandises, les transactions financières, etc. est quand même, intrinsèquement, au départ, antinomique avec une régulation. Alors je ne vois pas trop comment on peut dire qu’une autre mondialisation est possible.
Michel Husson : Eh bien, oui une autre mondialisation est possible, mais fondée sur d’autres principes ! Par mondialisation, qu’est ce qu’on entend ? La mondialisation libérale ou capitaliste... c’est-à-dire celle qu’on critique et qu’on combat... Fondamentalement, il y a plusieurs choses. D’une part, l’ouverture au commerce de tout le monde. Que ce soit dans les pays du Nord ou dans les pays du Sud, c’est plus on est ouvert et mieux c’est pour tout le monde, tout le monde peut y gagner... Deuxièmement, c’est l’ouverture, la liberté totale de circulation du capital. Finalement, la mondialisation, l’OMC, c’est souvent une déclaration des droits du capital : liberté, égalité, mais pas fraternité. C’est-à-dire que tous les capitaux doivent être traités de la même manière (égalité) : ils ont le droit de se déplacer, d’aller où bon leur semble, de se retirer quand ça ne va plus. Donc, liberté du capital ! Au fond, si on veut regarder, comme conception de l’organisation de « l’économie monde », il y a le postulat de base qui est fondamental et sur lequel est fondé toute l’allégorie : c’est l’idée qu’on peut réellement créer un seul marché mondial, c’est-à-dire mettre en concurrence directe les travailleurs de toutes les zones du monde ! C’est ça l’idée de base ,et que l’aspect positif, c’est une espèce d’émulation qui fera que tout le monde va travailler mieux, de manière plus productive, etc. et qu’au fond tout le monde peut être gagnant dans cette opération. C’est ça le discours officiel. Or ce discours officiel on le condamne, on le critique, on le combat parce qu’il est faux dans la réalité. C’est-à-dire que, en réalité, l’économie mondiale n’est pas homogène. Elle est constituée de zones ultra-productives, de zones peu productives, de zones moyennement productives, et on ne peut pas l’organiser d’une manière rationnelle en ignorant ces différences. Donc le phénomène qui se produit quand on ignore ces différences, ce n’est pas une mise à niveau des moins productifs vers les plus productifs, c’est au contraire une expulsion des moins productifs et, en gros, finalement, l’espèce de règle qui préside à l’organisation de l’économie mondiale, actuellement, c’est « toute production qui n’est pas associée à la rentabilité... disons la plus élevée possible, avec des normes de rentabilité très élevées, est une production potentiellement non rentable, et donc une production qui doit être supprimée et qui tend à être supprimée par, justement, la mise en concurrence directe ». C’est-à-dire qu’on va créer des exigences, des normes de rentabilité tellement élevées que ceux qui n’y accèdent pas, tous les producteurs qui n’y accèdent pas (et donc les besoins sociaux qui sont associés et donc les emplois qui correspondaient, qui réalisaient ces productions) vont être niés, expulsés et supprimés, et évincés si on peut dire, par ces normes de rentabilité.
Pascale Fourier : Et est ce qu’on pourrait avoir un exemple pratique de cela ?
Michel Husson : Eh bien on peut prendre deux exemples pratiques parce que c’est un phénomène réellement universel. Un qui est dans la zone du Sud disons, pour aller vite, et un dans la zone du Nord.
- Dans la zone du Sud l’exemple typique, enfin le plus parlant à mon sens parmi beaucoup d’autres, c’est l’exemple des paysans mexicains qui produisaient du maïs et qui étaient protégés doublement. D’une part, par des tarifs, des quotas d’importation vis-à-vis du marché mondial et, d’autre part, par des prix garantis vis-à-vis du marché intérieur. On a fait sauter ces deux protections en même temps, et c’est bien là qu’on voit que la mondialisation est à la fois un programme d’organisation de l’économie mondiale mais aussi un programme des organisations à l’intérieur. On a fait sauter ces deux protections, et le résultat c’est que les producteurs de maïs ou de café d’ailleurs dans les Chiapas mexicains sont confrontés à des producteurs mondiaux, notamment dans le cas du maïs : la production des Etats-Unis. Ils ne sont pas rentables. Ils coûtent deux à trois fois plus cher... disons pour des raisons historiques, pour la raison aussi que les Etats-Unis subventionnent leur agriculture. Bref ils sont évincés. Au lieu d’être tirés par cette concurrence qui est l’argument, la thèse néo-libérale, ils sont évincés, ils disparaissent et en même temps plein d’industries de transformation, intermédiaires, traditionnelles, pas très rentables mais qui avaient été un début, d’ailleurs assez avancé, de l’industrialisation au Mexique. Donc il y a eu cette éviction. Ils ne sont pas rentables parce qu’ils ne sont pas rentables par rapport aux normes internationales avec lesquelles on les confronte brutalement. Premier exemple.
- Deuxième exemple, mais qui est le même avec une dimension plus sociale que spatiale, c’est la pression énorme qui existe, y compris dans les pays très riches et très productifs, sur les systèmes de protection sociale. C’est la même idée. C’est-à-dire que tout ce qui dans les services publics, dans la protection sociale, dans la santé, etc. n’est pas rentable va être, potentiellement, menacé d’expulsion au profit de ce qui, dans ces secteurs, est rentable.
- Donc, à travers les processus de privatisation, au sens large, des secteurs publics, de l’énergie mais aussi de la protection sociale, on va extraire ce qui est rentable et le reste potentiellement sera expulsé. C’est-à-dire que l’expulsion du paysan mexicain par rapport à la concurrence de l’agro-business américain et l’expulsion des travailleurs de la santé dans des secteurs pas rentables parce qu’on aura remplacé des notions, des règles de service public par des notions de rentabilité, c’est la même structure. C’est-à-dire que c’est une expulsion découlant de l’exigence de normes de rentabilité marchande très élevées qui mettent à l’écart tout le reste. Et la mondialisation joue un rôle clé qui n’est pas seulement « la forme d’économie-monde », mais qui est aussi un « modèle social » mais il joue un rôle clé en retirant, de manière très systématique, tout ce qui empêchait la confrontation directe entre des producteurs pas productifs ou des secteurs où il y a un mode de satisfaction des besoins sociaux fondé sur d’autres critères que la rentabilité. Donc en gros, c’est l’avancée de l’essor de la marchandise en expulsant ce qui protégeait d’une certaine manière ou organisait d’une manière protectrice des secteurs pas immédiatement hyper-rentables.
Pascale Fourier : Pour reprendre un autre mot d’ordre d’ATTAC, finalement, il semblerait que l’économie ne soit plus du tout mise au service de l’homme par cette structure de la mondialisation.
Michel Husson : Cette mondialisation instaure une dictature de la marchandise. C’est-à-dire que la satisfaction des besoins humains qui est, théoriquement, le but de l’économie, où l’économie est un moyen pour satisfaire cet objectif, est subordonnée, dorénavant, et de plus en plus sans aucun contrôle, sans aucune nuance, est subordonnée à l’objectif de rentabilité. Donc, au lieu de dire : « on va satisfaire les besoins » et on s’organise de manière à le faire de manière rationnelle, économique, sans gaspiller les ressources, les choses sont inversées. C’est-à-dire que l’économie va dire : « quels sont les besoins qui sont dignes d’être satisfaits parce qu’ils correspondent aux normes de l’économie ? » et les autres sont niés, expulsés ou rabaissés au niveau de service minimum qu’on va satisfaire vraiment parce qu’on est bien obligé de le faire, etc. mais sans que ce soit un projet, un objectif réel, donc, ça sera une espèce de condition d’accompagnement du vrai fonctionnement de l’économie. Donc il y a un renversement total dans la hiérarchie où l’économie devient quelque chose qui, au lieu de définir le moyen... disons au lieu d’être une technique permettant de définir le meilleur moyen de satisfaire les besoins, renverse complètement les choses , une espèce de mécanisme qui va déterminer quels sont les besoins qu’on peut ou qu’on doit réellement satisfaire.
Pascale Fourier : Pourtant, quand j’écoute ce qui se dit à la radio, dans les médias en général, le système qu’on a actuellement est vraiment le plus pertinent parce que moi, en tant que consommateur, je vois les coûts baisser, je vois mes besoins satisfaits tous azimuts !! Donc je suis un petit peu étonnée de ce que vous dîtes.
Michel Husson : Non, mais ça, c’est le discours très rase-mottes !!... En revanche, ce qui est intéressant de voir c’est, justement, qu’il y a une remise en cause de cette espèce d’autosatisfaction du système et parmi les exemples de remise en cause, là encore, je pense qu’il est bon, parce que, justement, la mondialisation universalise ces problèmes, de relier des remises en cause qui viennent des pays du Sud et des remises en cause de pays du Nord. Dans le cas de la prétendue souveraineté du consommateur, l’objection majeure c’est la situation de tous les besoins qui passent par des services publics. Et, d’une certaine manière, on peut dire que cette espèce d’ultra raffinement dans la satisfaction d’un besoin très précis du genre l’automobile, la couleur, le choix... etc. a pour contrepartie un coût social énorme. C’est-à-dire que ce que vous gagnez, éventuellement — on peut discuter de ce côté là — se paie par ce phénomène massif d’insécurité sociale qui est la contrepartie de ce prétendu supplément de bien-être et qui passe par l’insécurité sur l’emploi, l’insécurité sur les trajectoires sociales, l’insécurité sur le devenir de vos enfants... etc. qui est cette société du risque que le MEDEF a désignée comme « la valeur des valeurs », une formule qui est absolument terrible. C’est-à-dire que le choix du modèle de voiture est une espèce de dictature, encore une fois, qui a pour contrepartie une dégradation considérable et qu’on peut y compris mesurer dans les résultats des élections récentes, une dégradation réellement considérable de la qualité de la vie sociale et surtout de la perception des trajectoires sociales. Et dans les pays du Sud on a aussi, maintenant, des éléments critiques et je crois, un des points les plus intéressants c’est le livre de Stieglitz, La Grande Désillusion - Stieglitz, c’était l’économiste en chef de la Banque Mondiale qui a démissionné, mais qui, en réalité, s’est fait virer parce qu’il était très critique vis-à-vis du FMI, qui depuis a eu le prix Nobel, ce qui lui donne une grande légitimité — et ce livre est un plaidoyer d’une violence extraordinaire où il montre...alors, par exemple, j’ai sous les yeux cet exemple : il montre que dans les préceptes du FMI et de la Banque Mondiale, il y a justement cette marchandisation de tout, et donc il y a cette idée qu’il faut rendre payant l’enseignement parce que, paradoxalement, l’enseignement gratuit ne profiterait qu’aux riches, etc, donc avec un vernis social dans l’argumentaire. Et Stieglitz donne à chaque fois des arguments très concrets. Il dit : « En Ouganda, le Président avait un autre point de vue que celui des experts. Il disait qu’il devait créer un nouveau climat culturel où on s’attendrait à voir tous les enfants aller à l’école. Il dit qu’il savait qu’il n’y arriverait pas tant qu’il y aurait quelque chose à payer. Il ignora donc les avis des experts étrangers et abolit purement et simplement les frais de scolarité. La scolarisation monta en flèche. Voyant que, chez les voisins, tous les enfants allaient à l’école, chaque famille avait décidé d’y envoyer ces filles elles aussi ». C’est-à-dire, un des objectifs de la Banque Mondiale, justement, dans son nouveau discours, c’est de mettre en avant le rôle des femmes, la revalorisation du rôle des femmes et de la scolarisation des filles. « Ce qui avait échappé aux études statistiques simplistes, c’est la puissance du changement systémique ». Donc, il y a une accumulation très riche d’exemples comme ça où... par exemple, un autre exemple qui est tout à fait... et qui même a fait vaciller un autre expert, qui est un expert du FMI, Jeffrey Sachs, à savoir le problème de la santé publique, à la fois sur le sida, mais aussi sur des maladies qu’on sait guérir comme la malaria où il montrait à quel point l’organisation marchande de l’économie mondiale allait à l’encontre d’une manière absolument brutale, cynique, à l’encontre des exigences de santé publique. C’est-à-dire que pour reprendre cette idée marchande de prix unique, de marché unifié au niveau mondial, la Bible, la philosophie des industries de la pharmacie qui produisent les médicaments contre le sida, c’est le refus de moduler le prix en fonction de la réalité du pouvoir d’achat des clients potentiels. Et donc, c’est vendre à ceux qui ont les moyens, parce que baisser les prix pour les plus pauvres, qui sont les plus touchés par le sida, ça serait réduire leurs possibilités de rentabilité. Et Sachs insiste aussi sur le fait qu’on ne fait pas des études et on ne fait pas de la recherche de médicaments, y compris dans des épidémies qui tuent beaucoup de gens comme la malaria parce que ce n’est pas rentable et parce que c’est ce règne de la marchandise qui s’est imposé ! Donc il y a des éléments, même venant de l’intérieur, qui sont des éléments très critiques sur des problèmes absolument essentiels, basiques de la vie en société qui font que cette dictature de la marchandise a des effets terribles et est en train de perdre beaucoup de sa légitimité comme modèle social.
Pascale Fourier : On entend sans arrêt dans les médias : « Il faut réguler la mondialisation, il faut mettre un gouvernement mondial » Visiblement, on peut se sortir de cette mondialisation et faire en sorte qu’elle soit, finalement, presque ou tout à fait bénéfique.
Michel Husson : Eh bien je crois que c’est un des symptômes de la crise de légitimité. C’est-à-dire que dans la théorie pure, la mondialisation se suffit à elle-même, elle n’a pas besoin d’être régulée, les mouvements de capitaux assurent cette régulation. Et donc si on parle de régulation, il ne faut pas tordre le nez ou faire le difficile parce que je crois que c’est un aveu, justement, de reconnaissance de ces difficultés évidentes, de ces résultats de fonctionnement qui sont autant de désaveux. Donc, le problème, c’est que sous le terme de régulation on veut passer quelque chose qui maintienne pour l’essentiel la réalité de la mondialisation et qui formellement essaie d’organiser ça. Mais en même temps on ne peut pas être contre la régulation parce qu’il y a... comment dire... des extrémistes de la dérégulation qui sont y compris contre toute forme d’organisation. Par exemple, il y a des ultra-libéraux qui sont contre l’OMC parce qu’elle est déjà un instrument de régulation ; nous, on est contre l’OMC pour d’autres raisons, parce qu’elle n’est pas suffisamment un instrument de régulation. Et donc, je pense que les questions clés, de manière symétrique dans le Nord et le Sud, c’est : un, affirmer la priorité, le droit absolu aux pays du Sud d’être protectionnistes. Je dis ça exprès parce que le protectionnisme est un mot qui est mal vu, mais qui est le droit absolu de ces pays de s’organiser de manière à maîtriser, contrôler leur insertion dans le marché mondial. C’est ce droit (ensuite on peut discuter) avoir des idées sur comment ils doivent s’y prendre, etc. ... mais je pense que, vu des pays du Nord, on n’a pas non plus à décider ce qui est bien pour eux.
— Ce qui est en cause aujourd’hui, c’est le fait que dans la mondialisation, le fonctionnement, — l’OMC, les accords par exemple comme l’AMI (l’accord multilatéral sur les investissements) -, l’espèce de règle du jeu, c’est de leur dénier ce droit. C’est-à-dire de leur dire que tout contrôle, toute tentative d’organiser va être déclarée comme illégale. C’est affirmer ce que j’appelais tout à l’heure les droits du capital, de liberté de mouvement etc. Et donc je pense que les gens qui sont favorables à une autre mondialisation, doivent, du point de vue des pays du Sud, être absolument fermes sur cette question et dire : « c’est un droit absolu pour ces pays de prendre des mesures de protection contre une insertion qui a des effets, en retour, très pervers ». Et dans les pays les plus riches, je pense que la question clé, c’est de réduire la sphère de la marchandise et de revendiquer, notamment en matière de service public et de protection sociale, et en matière de droit des licenciements, des droits qui sont opposés au droit de propriété et au principe que la marchandise est le meilleur des systèmes. Donc, par exemple, pour prendre une question concrète qui a eu un grand rôle, enfin un rôle assez important dans la discussion programmatique dans les élections, je pense qu’il faut être contre le discours consistant à dire que le meilleur des mondes, c’est celui où on paie le moins d’impôts, que c’est une régression absolue et que les impôts sont justement un moyen de redistribuer les revenus et de rendre rentables des choses qui, au niveau strictement marchand, ne le sont pas et donc de réduire la sphère de la marchandise et que c’est très dangereux que le débat se soit limité dans les dernières élections à savoir s’il fallait réduire les impôts beaucoup, très vite, ou un petit peu ou progressivement, alors que la question ça aurait dû être, normalement de savoir si on était pour une socialisation, pour une répartition différente des revenus, contre un principe marchand qui est, effectivement, de réduire au maximum tout ce qui est intervention de l’État, tout ce qui est redistribution, répartition dans le système de retraite, etc. Et tout ça forme un tout. C’est-à-dire que de la même manière que la mondialisation veut faire sauter ces obstacles, l’idée d’une mondialisation autre, (parce qu’il ne s’agit pas de supprimer absolument les échanges entre les pays, mais c’est de les maîtriser et de faire que la vraie priorité ça soit le développement et la satisfaction des besoins sociaux dans chacun de ces pays en tenant compte de leurs différences etc. ) — et donc la priorité absolue c’est de réduire le champ, l’extension, le domaine de la marchandise.
Pascale Fourier : Je vous remercie Michel Husson. Je me permets de conseiller la lecture de votre livre qui s’appelle Le Grand Bluff Capitaliste. Il est publié aux éditions La Dispute.
Michel Husson : Merci pour votre émission.