On savait que les résultats seraient serrés ; ils l’avaient déjà été en 2016, lorsque Kuczynski [3] avait battu Fujimori de 42 000 voix. Mais contrairement à cette époque où deux projets de droite s’affrontaient, là c’est la survie même du régime qui était en jeu, et les élites n’étaient pas prêtes à accepter facilement une victoire de Pedro Castillo.
Le 15 juin, après le dépouillement de 100 % des bulletins de vote, l’Office national des processus électoraux (ONPE) a annoncé que Pedro Castillo avait remporté l’élection avec 50,12 % des voix contre 49,87 % pour Keiko Fujimori, soit une différence de plus de 44 000 voix. Pedro Castillo aurait pu être proclamé président à l’heure qu’il est, mais la contestation de milliers de voix par le fujimorisme et les manœuvres du jury national des élections ont retardé la proclamation. Le fujimorisme et ses alliés tentent d’empêcher l’inévitable : la fin du cycle politique néolibéral et l’ouverture d’un nouveau cycle favorable aux majorités.
Le Pérou néolibéral et le cycle qui se termine (ou devrait se terminer)
Au début de l’année 1990, le Pérou se trouvait dans une situation de crise généralisée, laminé par l’hyperinflation, la violence subversive et la crise politique. Le cycle de démocratisation ouvert dans les années 1960, marqué par le modèle de substitution aux importations et l’expansion des droits sociaux et politiques entérinés par la Constitution de 1979, se désagrégeait à un rythme vertigineux. Le 5 avril 1992, le coup de force de Fujimori, avec l’appui des forces armées et des groupes de pouvoir économique, a mis fin à ce cycle par des moyens autoritaires. Comme au Chili en 1973, le néolibéralisme a été imposé sans aucune forme de démocratie, avec un grand pouvoir discrétionnaire pour annuler les droits et consacrer la primauté du marché. Afin de garantir la permanence des changements, le modèle a été constitutionnalisé : une nouvelle Constitution politique a été approuvée en 1993.
Le cycle néolibéral s’est imposé, profitant du recul des syndicats, des organisations populaires et des partis de gauche frappés par le conflit armé et la crise économique. Ce régime a été consolidé, il garantissait une gouvernance technocratique sur le plan politique, avançait sur le plan économique en libéralisant des secteurs stratégiques et, sur le plan social, imposait de nouvelles normes exaltant l’individualisme. Particularité péruvienne : sous la direction de Fujimori et Montesinos [4], une mafia corrompue a été mise en place pour contrôler les pouvoirs de l’État, garantissant la continuité et l’impunité.
En 2000, devant l’ampleur des scandales de corruption, Alberto Fujimori a été démis de ses fonctions. Mais loin d’être affaibli par la crise politique, le néolibéralisme a pris un nouveau souffle, encouragé par les prix élevés des matières premières sur le marché mondial. Les gouvernements élus démocratiquement n’ont pas changé le régime ni démantelé les réseaux corrompus du fujimorisme ; au contraire, ils ont renforcé le modèle d’exportation primaire, administrant l’État avec la même logique entrepreneuriale qui leur apportait des bénéfices.
Parallèlement, les contestations du néolibéralisme s’exprimaient tant dans les conflits socio-environnementaux de communautés paysannes et de territoires indigènes confrontés à l’avancée du grand capital que sur le terrain électoral, où des choix critiques gagnèrent du terrain – comme Humala en 2011 [5], même s’il a vite trahi sa plateforme de changement, ou Verónika Mendoza en 2016 [6].
L’hégémonie du régime néolibéral s’est encore plus détériorée en 2018 avec les plaintes pour corruption liées à l’affaire Odebrecht [7]. L’implication de l’ensemble de la classe politique dans des pots-de-vin, des marchés publics détournés et d’autres délits a entraîné la chute des anciens présidents et des autorités locales et judiciaires, suscitant l’indignation des citoyens. La démission de Kuczynski, la réorganisation du Conseil national de la justice et la dissolution consécutive du Congrès ont configuré une crise de grande ampleur où presque tous les pouvoirs de l’État se sont effondrés.
Mais le néolibéralisme a survécu, soutenu par deux piliers fondamentaux : l’institution présidentielle et l’acceptation sociale. C’est la pandémie qui a donné le coup de grâce à ces deux niveaux. Pour commencer, la destitution du président Vizcarra en novembre 2020 [8] par un Congrès dominé par les intérêts privés a généré une réponse populaire massive dans les rues, qui a empêché la consolidation d’un coup d’État, tout en faisant de Sagasti un président transitoire précaire.
Ensuite, la tragédie sanitaire de la pandémie (avec son corrélat dans la sphère économique) a révélé une société dévastée. Le désengagement de l’État, les profits acumulés par les cliniques, le monopole de l’oxygène, la faillite des petites entreprises et les millions de travailleurs informels qui ne pouvaient pas survivre avec les confinements, ont accru la faim et la pauvreté, liquéfiant l’hégémonie sociale que le modèle maintenait. Le régime néolibéral imposé en 1992 s’est effondré sur toutes les lignes. Les résultats des élections présidentielles de 2021 ont confirmé cet épuisement.
Ce qui peut commencer : un gouvernement pour les majorités
Pedro Castillo a gagné principalement grâce aux votes des Péruviens qui attendent un changement. C’était aussi un vote identitaire, moins idéologique et plus vindicatif, s’identifiant à l’enseignant qui gagne deux salaires minimums, qui est repoussé lorsqu’il proteste et est considéré comme inepte ou dangereux. Il a gagné face aux groupes de pouvoir économique, face aux médias et aussi face à l’intelligentsia déliquescente dirigée par Mario Vargas Llosa, l’ancien ennemi de Fujimori.
Bien que Castillo ait élargi son cadre d’alliances en signant un accord avec Verónika Mendoza, en convoquant des professionnels reconnus et en articulant un secteur libéral « anti-fujimoriste », rien n’a rassuré les élites, qui ont persisté dans une croisade anticommuniste avec des fake news, des insultes racistes et des affabulations sur la catastrophe que signifierait son gouvernement. Pire encore, une fois le décompte des voix de l’ONPE terminé, le fujimorisme et ses alliés ont déployé une stratégie de coup d’État qui ignore les résultats et cherche à empêcher l’investiture de Castillo.
Si le désespoir de la droite face à la fin imminente du cycle est évident, la question est maintenant de savoir à quoi ressemblera ce nouveau moment politique. On pourrait dire qu’un autre temps est déjà en train d’émerger, marqué par la trajectoire de Castillo, par son milieu et son entourage. Contrairement à Humala, Castillo a une origine populaire, une expérience syndicale et une sensibilité de gauche, mais il est aussi un petit agriculteur et un entrepreneur, ce qui influence le pragmatisme, les capacités de négociation et le sens de l’opportunité avec lesquels il a développé et gagné la campagne électorale.
Ce profil plébéien et pragmatique se manifeste également dans les milieux qui l’accompagnent et pourrait préfigurer un nouveau cabinet. D’un côté, il y a le cercle de gauche : Perú Libre [9], un parti régional de gauche qui l’a porté à la présidence et qui, avec le Nuevo Perú [10] et d’autres forces, devront agir en coordination pour favoriser la mise en œuvre des changements promis, notamment en économie et concernant le processus constituant. Mais il y a aussi des groupements — et surtout des personnes — de diverses tendances politiques qui ont approché le professeur de manière opportuniste, en profitant de réseaux de parenté ou territoriaux. Ils aspirent, avec les secteurs de la droite politico-affairiste, à neutraliser la réalisation de changements substantiels et à profiter d’une administration présidentielle semblable aux précédentes.
La question tourne autour des actions que Castillo pourrait entreprendre pour commencer à ouvrir un nouveau cycle, sous la pression comme en ce moment d’une droite golpiste, de l’absence de majorité parlementaire et de la tentation centriste. Tout d’abord, il devra s’assurer qu’il reste au gouvernement, en convainquant ceux qui n’ont pas voté pour lui tout comme ceux qui l’ont fait. Cela implique le renforcement d’un premier cercle socio-politique de la gauche et des progressistes, ouvert au centre, ce qui aidera aussi à changer la corrélation des forces adverses au Congrès.
De même, il peut se renforcer en mettant en œuvre des changements concrets pour améliorer les conditions de vie de la population, en donnant la priorité à la santé et à la réactivation économique avec la création d’emplois. Pour cela, il est essentiel d’augmenter les ressources fiscales avec des mesures telles que la nationalisation du gaz ou l’impôt sur les bénéfices miniers, qui en même temps seraient pertinentes en termes de récupération de la souveraineté et du projet national.
Il sera également fondamental d’initier le processus constituant, en impliquant les citoyens dans une initiative de collecte de signatures pour consulter par référendum s’ils sont d’accord ou non avec une nouvelle Constitution issue d’une Assemblée constituante. Le processus constituant favoriserait un grand débat national ainsi que la discussion et l’approbation de cette nouvelle Constitution, expression, espérons-le, d’une représentation plurinationale et paritaire. En outre, elle permettrait l’affirmation d’un nouveau cycle, avec un État qui garantit les droits, la redistribution et la justice sociale.
Épilogue : un intermède de monstres
Gramsci disait que « la crise consiste précisément dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître », et que dans cet interrègne, des monstres émergent. Précisément, aujourd’hui, au Pérou, de dangereuses « monstruosités » défilent. L’ascension d’une extrême droite réactionnaire, raciste et violente, semblable à celle de Bolsonaro au Brésil ou à celle de Vox en Espagne, est ainsi remarquable.
Si, pour le second tour, les (néo)libéraux et les ultra-droitiers se sont joints dans leur soutien au fujimorisme, ils prennent à nouveau leurs distances. Keiko Fujimori est usée, ses liens avec Vladimiro Montesinos — qui est réapparu en donnant des instructions par téléphone depuis sa prison pour modifier le résultat des élections — compliquent encore sa situation. En face du désarroi des (néo)libéraux qui avaient lié leur sort au fujimorisme, le secteur le plus fort est l’extrême droite dirigée par Rafael López Aliaga [11], qui se développe dans les classes supérieures et les secteurs populaires urbains de Lima en se nourrissant du conservatisme et de la hargne antigauchiste exacerbée pendant la campagne.
D’autre part, il y a la population stressée et un environnement asphyxiant, attisé par le fujimorisme et ses alliés. Parallèlement aux mobilisations massives des partisans de Castillo et du fujimorisme qui ont eu lieu pendant trois semaines consécutives, il y a eu des actions violentes de harcèlement contre les autorités électorales, des lettres appelant à un coup d’État par d’anciens militaires, des attaques contre des ronderos et des enseignants et enfin l’agression physique contre le chef de l’ONPE.
Dans tout cela, les médias ont joué un rôle désastreux : c’est le cas du groupe El Comercio, qui a complètement subordonné sa ligne éditoriale au fujimorisme, ou de la chaîne de télévision Willax, avec sa machinerie de fake news, de trucages et de diffamations. Les réseaux sociaux ont également fonctionné comme un bastion de la désinformation, propices aux matrices d’opinion imposées par les groupes de pouvoir afin de délégitimer le triomphe de Castillo.
Ouvrir la voie à un processus de transformation est une tâche difficile. Le succès dépendra en grande partie de la volonté et de l’articulation des acteurs politiques au gouvernement, en gérant les alliances et les contrepoids avec d’autres secteurs démocratiques, mais surtout en visant à consolider une base politique et sociale pour soutenir et défendre ces changements.
Dans une société comme celle du Pérou, avec des partis politiques faibles, un tissu social fragmenté et des mafias enracinées dans l’appareil public, les actions de l’État seront fondamentales pour démanteler les structures néolibérales (par exemple, dans la gestion des ressources naturelles, la réforme fiscale ou le système de retraite par les fonds de pensions). Mais l’action de l’État sera insuffisante si elle se fait sur le dos des personnes qui ont voté pour le changement. Il sera donc essentiel d’impliquer les citoyens et leurs différentes organisations — qu’il s’agisse de communautés paysannes, de peuples autochtones, d’organisations de quartier, d’associations professionnelles ou autres — afin qu’ils s’engagent à défendre leurs droits.
Ce nouveau moment est celui des controverses, il est ouvert à toutes les éventualités. Ce que nous espérons est possible, même si cela peut aussi ne pas se réaliser. Mais comme dirait Alberto Flores Galindo, « il y a de la place pour l’espérance » [12].
Lima, le 29 juin 2021