Ultimes manœuvres de Slobodan Milosevic

, par SAMARY Catherine

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Le Parti socialiste de Serbie (ex-Ligue des communistes qui s’est sabordée en 1990) et son dirigeant Slobodan Milosevic, président de la Serbie, sont jusqu’à présent sortis victorieux de toutes les élections pluralistes qui se sont déroulées en Serbie depuis le début de la décennie. Les manipulations de la loi et des découpages électoraux, le contrôle des principaux médias n’ont été qu’un des éléments explicatifs (et pas le principal) de cette stabilité.

DANS L’ENSEMBLE, SLOBODAN MILOSEVIC a été jugé par la population comme le meilleur défenseur de ses intérêts dans un contexte perçu à la fois comme « complot anti-yougoslave », « anti-serbe » et « anticommuniste ». La crise et l’éclatement de la fédération yougoslave se sont intimement combinés aux enjeux de la « transition » d’un système à un autre : la guerre pour le contrôle des territoires et de la propriété s’est menée au nom des projets de redéfinition des frontières ethniques. Les transformations socio-économiques à l’œuvre ailleurs (privatisations) ont été ralenties en Serbie, à la fois par les sanctions économiques contre le pays mais aussi par les choix jusqu’alors prédominants du pouvoir serbe. L’heure des bilans et des changements se rapproche. L’écart entre les promesses de réunion des Serbes dans un même État et la politique effectivement menée est grand. Des centaines de milliers de réfugiés serbes frustrés et une population misérable se confrontent aux profiteurs de guerre. Mais le pouvoir serbe dispose encore d’atouts majeurs : la capacité de manœuvre (ou le sens politique) de Milosevic, d’une part ; l’hétérogénéité et le programme peu attractif de son opposition d’autre part. Cet ensemble composite explique les résultats apparemment contradictoires des élections fédérales et municipales du début novembre.

Le 3 novembre dernier, en effet, le Parti socialiste serbe et ses alliés regroupés dans « l’Alliance de gauche » [1] remportaient haut la main les élections législatives au niveau de la République fédérale yougoslave (RFY – Serbie et Monténégro). L’opposition de centre-droit regroupée dans la coalition « Ensemble » (Zajedno) [2] réalisait un score très en-deçà de ses espoirs, laissant aux partis au pouvoir en Serbie et au Monténégro près des deux tiers des sièges. Quelques jours plus tard, Zajedno l’emportait au contraire dans une quinzaine de grandes villes, dont la capitale Belgrade, lors des élections municipales. L’’annulation de ces victoires partielles a provoqué chaque jour, depuis la mi-novembre, des manifestations de dix à cent mille personnes. Une aspiration commune la lutte pour un État de droit respectant les résultats des élections — recouvrait une très grande hétérogénéité de manifestants : des cortèges de jeunes étudiants affichaient tous les jours leur spécificité en se distinguant volontairement de ceux de l’opposition. En outre, celle-ci va des démocrates libéraux aux courants de tradition nationaliste et royaliste soutenus par une Église orthodoxe qui voudrait reprendre pied dans l’État. Il est clair que l’hostilité à Milosevic peut recouvrir toutes les couleurs politiques — de l’extrême gauche à l’extrême droite. La jeunesse est pour l’instant incapable de se confronter au bilan du passé (de tout le passé, y compris la guerre et le nationalisme serve avec lequel elle a pris ses distances). Son choix « d’apolitisme » qui exprime cette faiblesse est en même temps une grande force dans l’immédiat : la lutte pour des organisations indépendantes et pour la démocratie est évidemment l’enjeu actuel central qui permet aux mobilisations de s’étendre, car des victoires sont possibles sur ce terrain. Par contre l’émergence d’une gauche radicale et indépendance du pouvoir est encore plus difficile dans le contexte serbe qu’ailleurs... Elle passe par une crise ouverte des partis au pouvoir qui recouvrent à la fois des variantes néo-communistes aux pratiques staliniennes et social-démocrates, des anciens et des nouveaux apparatchiks. Leur perte de pouvoir accélérera des différenciations... En attendant, la population exprime dans ses votes des aspirations multiples qui ne s’incarnent dans aucun projet cohérent.

ON PEUT ESTIMER SANS DOUTE que, dans les élections fédérales, elle a voté pour la stabilité interne et externe. Alors que dans les municipales, elle s’est exprimée contre les gens corrompus au pouvoir. Il y a eu aussi derrière les résultats, un clivage villes/campagnes : les couches moyennes paupérisées des villes ont voté pour l’opposition, alors que le régime a puisé sa base sociale principale dans les campagnes et les entreprises. Les paysans/travailleurs dotés de leur lopin de terre, ont peur de perdre les maigres avantages de sécurité sociale, et les biens et services que continuent à distribuer les syndicats officiels. Les syndicats indépendants qui soutiennent l’opposition — et souvent aussi les projets de privatisation — sont donc restés marginaux et divisés ; leurs appels aux travailleurs pour qu’ils rejoignent les manifestations de l’opposition sont restés lettre morte. La coalition majoritaire, malgré ses responsabilités dans l’état désastreux de la situation socio-économique (plus de 60 % de gens sont au-dessous du seuil de pauvreté), offre plus de protection que son opposition libérale qui s’aligne sur les préceptes du FMI. Sur le plan de la politique extérieure, Slobodan Milosevic est crédité des accords de Dayton c’est-à-dire de l’arrêt de la guerre en Bosnie-Herzégovine, et de la levée des sanctions contre la Serbie et le Monténégro — alors qu’un des principaux dirigeants de la coalition Zajedno, Zoran Djindijic, s’est affiché aux côtés du dirigeant bosno-serbe ultra-nationaliste Radovan Karadzic... Le parti de ce dernier (le SDS) soutient explicitement l’opposition à Milosevic, ce qui n’est pas sans inquiéter Sarajevo...

Doté d’une « flexibilité absolue », Slobodan Milosevic est un homme de pouvoir pragmatique, capable de jouer sur plusieurs cordes à la fois, ou successivement.

À la fin des années 80, lors de son ascension, il fut d’abord perçu par la population serbe comme plus rassurant que son opposition nationaliste, tournée vers le passé royaliste. Milosevic a gravi les premiers échelons du pouvoir en s’appuyant sur des purges contre un appareil corrompu et en tenant un discours pro-yougoslave (mais en faveur d’une redéfinition de la fédération au profit de la majorité serbe) ; il espérait jusqu’en 1991 le maintien dans la Yougoslavie de la Macédoine et de la Bosnie-Herzégovine, même après le départ de la Slovénie et de la Croatie (juin 1991). À la même époque, le dirigeant du Mouvement du renouveau serbe, Vuk Draskovic, prônait la Grande Serbie partout où se trouvaient des tombeaux serbes et tenait des propos guerriers radicalement anti-musulmans. La droite nationaliste et anti-communiste formait ses milices.

MILOSEVIC LUI A EMPRUNTÉ UNE PARTIE de son programme dès 1989 en reprenant en main le Kosovo à majorité albanaise (berceau du premier État serbe médiéval), et en se présentant comme le défenseur des minorités serbes, qu’elles soient au Kosovo, en Croatie ou en Bosnie.

Après son retrait de Slovénie au cours de l’été 1991, l’armée yougoslave, purgée, a basculé dans le rôle de grand arrière des milices d’extrême-droite pratiquant les nettoyages ethniques visant à construire des États serbes en Croatie et en Bosnie. Dans cette phase, Milosevic a fait le choix de consolider son pouvoir dans l’alliance avec son extrême-droite (le parti radical serbe de Vojislav Seselj, soutenu par Le Pen).

Mais il a bientôt perçu que ce jeu d’apprenti sorcier risquait de le déstabiliser. Parallèlement, son épouse, Mirjana Marković, fonda la JUL — Union de la Gauche yougoslave — qui a poussé à la rupture du parti socialiste avec ses alliés d’extréme-droite nationaliste en 1993. Dénonçant publiquement les crimes commis par le parti nationaliste bosno-serbe de Karadzic et se réclamant de la tradition multiculturelle du communisme yougoslave titiste, la JUL a œuvré en même temps à la stabilisation du pouvoir en place : cherchant à le dédouaner des responsabilités des crimes de guerre, elle a également joué sur les méthodes classiques du clientélisme et de la corruption parmi les managers-ministres, tout en s’adressant aux catégories sociales les plus défavorisées, dans les campagnes et les entreprises. La résistance aux pressions du Fonds monétaire international et la dénonciation de l’opposition comme « soumise à l’Occident — et payée par lui » (ce qui est malheureusement dans une grande mesure vrai), fait aussi partie de son bagage propragandiste. Le fait est qu’à partir de 1993, Milosevic a mis des bémols sur la grande Serbie, soutenant les plans de paix internationaux contre son ex-allié Karadzic.

Les évolutions de la politique de Milosevic n’ont pas manqué de troubler et diviser son opposition... Lorsque le président serbe rompit avec son extrême-droite, il fut rejoint par une partie de son opposition de gauche (Nouvelle démocratie, formation soutenant l’autogestion et hostile à la guerre), mais dénoncé comme traître à 1a cause serbe par son opposition nationaliste. Les démocrates libéraux de l’Alliance civique et le Mouvement du renouveau serbe (qui avait basculé dans le camp du mouvement anti-guerre quand Milosevic avait soutenu la guerre...) ont été ébranlés par le nouveau cours pacifiste du régime — et ils ont amèrement regretté de ne pas être les interlocuteurs des pouvoirs occidentaux... Ils ont fait le choix d’une coalition avec des partis soutenant Karadzic pour faire front contre Milosevic... Cette orientation à provoqué au Printemps dernier une scission de l’Alliance civique — la moitié de sa direction et son secteur jeune ont alors constitué une petite formation social-démocrate hostile à toute coalition sans principe unificateur autre qu’être anti-Milosevic. Les scissionnistes reprochaient aussi à l’Alliance civique de vouloir faire table rase des acquis sociaux du régime et de la propriété sociale. Ils sont la huitième formation groupusculaire à se revendiquer d’une orientation social-démocrate (que ne renie pas le régime lui-même)...

L’arrêt de la guerre après les accords de Dayton ouvre l’heure des bilans et des nouvelles polarisations. Les grandes puissances se sont adossées sur les États forts de Serbie et Croatie pour tenter de stabiliser la région. Milosevic a été leur point d’appui, faute de mieux. Les manifestations de masse ont perturbé le jeu. Jusqu’à quel point ?

Le début de la fin ?

Le président serbe n’est pour l’instant pas directement menacé dans son pouvoir, mais il est affaibli et confronté à deux risques qui sont les premiers résultats des tenaces exigences populaires :

  • reconnaître, comme le recommande la mission de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) qu’il a lui-même sollicité, le passage à l’opposition d’une dizaine de grandes villes et surtout de la capitale, Belgrade, c’est admettre qu’il y a eu fraude. Et c’est laisser entre les mains de son opposition des moyens considérables, notamment des médias sous contrôle municipal, qui pèseront pour la préparation des législatives et des présidentielles de l’an prochain en Serbie ;
  • mais s’il ne reconnaît que quelques victoires partielles et conserver la capitale, c’est perdre en crédibilité internationale.

Quoi qu’il en soit, la crise produit déjà une décomposition de la coalition majoritaire. Dans la palette d’évolution/mutation des « ex », le parti socialiste du Monténégro ressemble déjà bien plus aux sociaux-démocrates de Pologne qu’à son « grand frère » de Serbie — qui préférerait quant à lui le « modèle chinois » mâtiné d’un pluralisme limité. La loi sur les privatisations au Monténégro est déjà beaucoup plus libérale que celle en vigueur en Serbie. L’aspiration des dirigeants monténégrins à contrôler leurs recettes en devises — notamment issues du tourisme — a déjà fait l’objet de conflits. Les socialistes monténégrins utilisent la crise actuelle pour élargir leurs marges de négociation et de pouvoir. Ils ont menacé de remettre en cause les accords fédéraux si les victoires de l’opposition n’étaient pas reconnues. Nouvelle démocratie a menacé de quitter la coalition majoritaire si les résultats électoraux favorables à l’opposition restaient annulés. Enfin, le parti socialiste serbe lui-même a commencé à se diviser. Le maire de Belgrade, membre de ce parti a démissionné de ses fonctions... avant d’être mis à l’écart du parti socialiste. L’aile la plus intransigeante dans le sens néo-communiste s’exprime derrière l’épouse du président, Mirjana Markovic qui joue manifestement un rôle actif dans les purges qui commencent... Le parti socialiste est lui-même composite, « en transition ». L’armée a tenu à afficher sa neutralité et son état-major joue la conciliation : il n’y a eu aucune mesure répressive contre les unités qui ont déclaré leur soutien à l’opposition et l’état-major a promis aux étudiants de ne pas intervenir... contrairement à 1991, quand Milosevic a envoyé ses tanks contre les manifestants. Mais les basses œuvres du régime ont plutôt été le fait des forces paramilitaires et policières... et pourraient encore l’être.

Dans l’immédiat, Milosevic semble opter pour une stratégie qui combine concessions et raidissement. Il n’est pas question pour lui de reconnaître une quelconque responsabilité du régime dans l’annulation des résultats électoraux. Par contre plusieurs magistrats ont dénoncé les ambiguïtés d’une loi qui se prête à des manipulations ; or ces « défauts » ont été reconnus dans les commentaires, très conciliants, adressés par le pouvoir à la mission de l’OSCE. Le parti socialiste de Belgrade ainsi que le Parti radical persistent à soutenir les décisions de la commission électorale qui a annulé la victoire de Zajedno dans la capitale. Mais dans le même temps, le pouvoir propose de placer Belgrade sous administration provisoire, de changer la loi électorale (façon de dire qu’elle a été appliquée, mais qu’elle est mauvaise) et ensuite d’organiser de nouvelles élections. Le parti au pouvoir lance parallèlement une opération de « resserrement des rangs » qui prend la forme d’une purge. Celle-ci se dissocie des « brebis galeuses », dont le responsable socialiste de la ville de Nis, particulièrement détesté : ces extrémistes-là sont limogés et présentés comme la cause des bavures électorales, là où l’on décide de reconnaître la victoire de l’opposition. Mais si des « durs » du régime sont touchés par les purges, il en va de même de quelques « trop mous », comme le maire de Belgrade qui a osé prendre ses distances à titre individuel en condamnant les décisions des commissions électorales...

En ce qui concerne Belgrade, la balle est dans le camp de l’opposition

Celle-ci est convaincue que Milosevic est en train de fomenter des troubles au Kosovo pour détourner l’attention des enjeux démocratiques centraux et, dit-elle, tenter une opération similaire à celle qui a porté le président serbe au pouvoir à la fin des années 80 : la boucle serait bouclée au Kosovo, là où elle a commencé. Les récents attentats dans la province, la mise en avant d’une soi-disant « armée de libération du Kosovo » qui pourrait justifier un engrenage répressif, sont-ils le début d’un tel scénario ? Il est certain que la situation au Kosovo demeure explosive. Mais la situation est très différente de celle qui prévalait en 1989. L’autonomie du Kosovo a déjà été supprimée. Et c’est un échec. Les Albanais du Kosovo qui ont proclamé l’indépendance de leur « république », ont en même temps organisé depuis le début de la décennie des institutions parallèles (parlement, gouvernement, scolarité et santé) refusant de se placer sous la botte serbe. Des accords signés récemment entre le pouvoir serbe et le président Ibrahim Rugova, visent au retour des élèves albanais dans les écoles. Ils sont restés largement lettre morte, à la fois boycottés par les Serbes du Kosovo et contestés par une partie de la classe politique albanaise critique envers Rugova : tant que le statut du Kosovo n’est pas réglé, rien ne pourra progresser réellement dans la province. Il y règne une situation d’apartheid et de ni guerre ni paix, sans véritable vainqueur. La tentative de changer la composition ethnique de la province a échoué : alors même qu’il y a plus de 500 000 réfugiés serbes, ceux-ci refusent d’aller au Kosovo. Quant à la population de Serbie proprement dite, elle est aujourd’hui dans sa grande masse plus soucieuse de vivre en paix et d’avoir du travail que de reconquérir par la violence le « berceau historique » d’un État moyenâgeux. Milosevic pourrait certes avoir intérêt à « relancer » et exploiter la tension (mais pas la guerre) 1°) pour mettre à nu un point sur lequel son opposition peut éclater et 2°) pour s’appuyer sur les pressions internationales afin de trouver une issue de compromis où il pourrait à nouveau s’avérer un recours plus crédible que son opposition aux yeux de la « communauté internationale ».

On sait que les États-Unis s’opposent à tout projet d’unification des territoires albanais (qui ferait éclater la Macédoine) ; une telle unification n’est d’ailleurs pas populaire en Albanie. Les Albanais du Kosovo voudraient une indépendance ou une « neutralité sous protectorat international ». Les projets « les plus ouverts » qui circulent du côté du pouvoir serbe, vont d’une indépendance reconnue au Kosovo moyennant le détachement de parties dites essentielles au patrimoine serbe, jusqu’à un statut de république (sans droit de sécession) dans une fédération yougoslave redéfinie...

L’opposition pourrait-elle représenter une relève à un pouvoir jugé aux États-Unis sinon comme encore trop « socialiste » au moins comme trop indépendant ? Elle essaie en tout cas de le devenir : sa récente déclaration en faveur des accords de Dayton allait dans ce sens. Zajedno peut évoluer également sur le Kosovo... Quand il s’agit d’aller au pouvoir et d’obtenir un soutien international... L’heure de l’alternance se rapproche en Serbie.

Notes

[1Celle-ci incluait outre le Parti socialiste serbe, la « Gauche yougoslave – JUL » dirigée par l’épouse du président, Mme Mirjana Markovic, et « Nouvelle démocratie » (ND), une petite formation d’opposition qui a rejoint la majorité depuis la rupture du parti socialiste avec son extréme-droite, en 1998.

[2Elle comportait quatre formations : l’Alliance civique, dirigée par Mme Vesna Pešić, regroupement très minoritaire de démocrates libéraux anti-nationalistes et animant le mouvement anti-guerre serbe depuis ses débuts et trois organisations plus ou moins nationalistes : le Mouvement serbe du renouveau dirigé par l’écrivain Vuk Drašković, le Parti démocratique (Serbie) de Zoran Đinđić et le Parti démocrate (Serbie), scission du précédent et qui faisait campagne seul pour les municipales.

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