Au cinquième congrès depuis sa fondation en 1991, le Parti de la Refondation communiste a confirmé son caractère spécifique, voire unique, dans l’histoire du mouvement ouvrier italien. Encore plus que dans le passé, il serait aujourd’hui difficile de trouver son équivalent non seulement parmi les partis de la gauche européenne, mais aussi dans des partis se réclamant de la classe ouvrière et du socialisme en Europe et dans d’autres continents.
Le choix du mot d’ordre de ce congrès — « Refondation » — repris sous des formes presque obsessionnelles dans la décoration de la salle, pourrait de prime abord apparaître comme un pléonasme ennuyeux. En fait, il constituait un aveu et indiquait un but : la refondation n’avait été pas encore réalisée et il était nécessaire de l’entreprendre maintenant.
En 1991 la naissance du parti avait été marquée essentiellement par un réflexe identitaire. Face à la palinodie de la majorité de l’ancien Parti communiste italien (PCI) et de sa direction il fallait réaffirmer une exigence primordiale : continuer la lutte du mouvement ouvrier sous le signe du communisme. Mais, en dépit des bonnes intentions exprimées par l’adoption même du nom du nouveau parti et en dépit des analyses et des concepts introduits dans les textes des quatre congrès de 1991 à 1999, une refondation au sens plus large du mot ne s’était pas produite d’une façon conséquente au niveau des définitions théoriques et stratégiques. Elle s’était encore moins produites au niveau de la pratique politique et de la prise de conscience d’une bonne partie de ses membres.
Les choix politiques et les déchirements qui s’en suivirent à des moments cruciaux en sont une confirmation éclatante. Ce n’est pas par hasard que le parti a eu le mal de mer une première fois au début 1995 lorsque, après la chute du premier gouvernement de centre-droite, le problème se posa d’une participation éventuelle à la coalition hétéroclite dirigée par Lamberto Dini, ancien ministre de Berlusconi. À cette occasion avait éclaté une première crise majeure débouchant sur la sortie du parti de la majorité des parlementaires et du secrétaire national élu au congrès de fondation, Sergio Garavini. Après les élections de 1996, c’est à une très large majorité que le parti s’enfonça dans le soutien stérilisant au gouvernement Prodi, qu’il a très lourdement payé, par des reculs électoraux au cours des années suivantes. Troisièmement, lorsqu’en automne 1998 Bertinotti, en constatant la dérive de la coalition du centre-gauche, proposa de sortir de la majorité parlementaire, c’est Armando Cossutta lui-même, le président du parti, qui prit l’initiative d’une deuxième scission, encore plus importante que la première. C’était une confirmation supplémentaire qu’une réflexion d’ensemble sur la stratégie du mouvement ouvrier dans une dynamique anticapitaliste n’avait pas eu lieu jusqu’alors. Et qu’une telle réflexion n’avait pas eu lieu non plus sur la nature du stalinisme et sur la problématique de la transition vers le socialisme.
Relancer la refondation
Il faut reconnaître à Fausto Bertinotti le mérite d’avoir compris que le parti risquait de se trouver dans un cul-de-sac, pouvant s’enliser, voire de subir une usure irréversible. Il décida d’ouvrir une campagne contre le stalinisme et de stimuler en même temps une réflexion stratégique en partant d’une analyse mise à jour des traits fondamentaux et de la dynamique du capitalisme à l’heure de la mondialisation. En principe, on pourrait légitimement remarquer que le fait même qu’une campagne contre le stalinisme soit lancée plus de soixante-dix ans après la lutte des premiers opposants communistes à la bureaucratisation de l’Union Soviétique est révélateur de la dérive prolongée du mouvement ouvrier, en Italie et ailleurs. Mais, pour ainsi dire, mieux vaut tard que jamais. L’initiative de Bertinotti est, d’ailleurs, d’autant plus appréciable qu’elle a été prise dans un contexte où, sur le terrain international, la réaffirmation d’une perspective anticapitaliste, socialiste, reste ardue malgré les contradictions croissantes du système et l’essor des nouveaux mouvements contestataires.
Nous ne reviendrons pas sur les thèmes abordés dans les textes soumis au débat pour le congrès [1]. Nous devons rappeler qu’au mois de novembre dernier le Comité politique national (CPN) avait adopté à une large majorité un projet de thèses auquel une minorité « historique » avait opposé un texte alternatif d’ensemble [2]. Mais le fait nouveau avait été qu’au sein de la majorité sortante s’était produite une différentiation importante débouchant sur la présentation de quatre amendements par une minorité notable du CPN, de la Direction nationale et par deux membres du Secrétariat. Ces amendements concernaient la question de l’impérialisme (les minoritaires rejetant l’affirmation des thèses que la notion classique d’impérialisme serait dépassée) ; l’appréciation du mouvement contre la mondialisation néolibérale et le rapport entre le parti et les mouvements (les minoritaires expliquant que la majorité estompait la centralité du conflit capital-travail et glissait vers une dilution du parti dans le mouvement) ; le jugement sur l’histoire du mouvement communiste (selon la minorité, la majorité exprimerait un jugement trop négatif) ; l’auto-réforme du parti (les minoritaires s’en tenant, selon la majorité, à une approche trop traditionnaliste) [3].
Il serait abusif de caractériser les partisans de ces amendements comme « staliniens » ou « néo-staliniens », les staliniens au sens strict ne représentant dans le parti qu’une frange tout à fait marginale. On pourrait plus pertinemment utiliser la qualification « continuistes » car ils se réclament surtout des traditions et des conceptions de l’ancien PCI. C’est à ce sujet que le texte majoritaire a été souvent la cible des critiques. Plus généralement, les défenseurs des amendements ont adopté dans les débats des attitudes parfois fort différentes, avec des oscillations au cours d’une même réunion : d’un coté, ils s’efforçaient de minimiser les divergences soulignant leur appartenance à la majorité, de l’autre, ils dénonçaient en termes véhéments les tendances prétendument liquidatrices du parti de la majorité [4].
Stalinisme et communisme incompatibles
Au congrès national les différents alignements n’ont pas changé. Il faut souligner toutefois, que Bertinotti a accentué davantage ses critiques du stalinisme et prôné encore plus vigoureusement l’innovation. En répondant à Claudio Grassi, membre du Secrétariat sortant et le plus représentatif des partisans des amendements, il a affirmé en haussant le ton : « Le stalinisme est incompatible avec le communisme ». Il a rejeté également la théorie du socialisme dans un seul pays et, à propos des critiques à Staline lors du XXe congrès du PCUS, il a rappelé que d’autres courants s’étaient opposés au stalinisme bien plus tôt [5].
Le congrès s’était ouvert avec une intervention longuement applaudie du représentant palestinien en Italie. Bertinotti, pour sa part, a énergiquement rejeté les accusations d’antisémitisme lancées contre ceux qui défendent les droits des Palestiniens en réaffirmant la solidarité avec toutes les minorités opprimées : « nous sommes Juifs — s’écria-t-il très ému —, nous sommes Palestiniens, nous sommes Aborigènes, nous sommes immigrés, nous sommes homosexuels, nous sommes chrétiens ! ».
De l’atmosphère enthousiaste des conclusions de Bertinotti on passa, lors de la dernière session du congrès, à des séances beaucoup plus mornes et assez tourmentées. Il fallait élire le nouveau CPN avec deux difficultés : réduire sa taille de plus de 350 à 135 membres — réduction tout à fait rationnelle, mais de toute évidence douloureuse — et respecter le quota statutaire d’au moins 40 % des femmes en son sein. Il existait une complication supplémentaire : si la distribution à la proportionnelle des sièges entre le texte majoritaire et le texte alternatif allait de soi, les choses étaient plus compliquées concernant la représentation de ceux qui avaient présenté des amendements. Finalement la liste a été adoptée grâce à quelques mesures draconiennes — dont l’exclusion des parlementaires (mais les présidents des deux groupes seront invités permanents à tous les niveaux) — avec 350 voix favorables, 120 contre et 12 abstentions (sur 549 ayant droit). Bertinotti a été réélu secrétaire par le CPN avec 105 voix contre 13 à Ferrando, candidat du texte alternatif et 2 abstentions [6].
La majorité qui a partagé les choix de Bertinotti a remporté un succès politique incontestable, qui aura également des répercussions internationales. Mais ce serait une très grande erreur de sous-estimer le décalage entre l’adoption d’une ligne par un congrès et sa traduction dans la pratique. C’est Bertinotti lui-même qui a souligné encore une fois les faiblesses persistantes et très graves du parti. Ajoutons qu’il est quand même assez négatif que, lors d’une échéance si importante, seulement un peu plus de 30 % des militant(e)s se soient rendu(e)s aux congrès de base pour voter. Par ailleurs, notre propre expérience directe nous a permis de constater à quel point la majorité qui soutient Bertinotti est hétérogène, au-delà des sensibilités qui existent ouvertement depuis longtemps. Il en découle que la majorité est loin d’être de tout repos : d’autant plus que ce courant majoritaire n’a que la majorité relative dans deux des quatre villes les plus importantes (Milan et Turin).
Le renouveau du PRC selon les indication du congrès ne pourra être réalisé qu’à deux conditions. La première ne dépend que partiellement de nous : que le mouvement dit contre la mondialisation néolibérale se maintienne, voire se développe, sous ses formes actuelles ou sous d’autres formes, ce qui apparaît aujourd’hui fort possible. La deuxième condition est que la composition du parti change substantiellement par l’afflux de militant(e)s des nouvelles générations. Ces derniers temps le PRC a recruté de nombreux jeunes : il faut que dans un futur rapproché les jeunes y acquièrent un poids spécifique déterminant et que ces nouvelles recrues mûrissent dans les mouvements de masses en y faisant leurs expériences. Qui plus est, il est crucial que les jeunes soient immunisés contre les poisons insidieux produits par des mécanismes pervers de fonctionnement qui ont subsisté, malgré tout, lors des congrès préparatoires et dans le congrès national lui-même. Voilà l’enjeu politico-organisationnel, en dernière instance, décisif.