Thierry Jouvet dit « Michel Rovère » (1952-2004)

, par MALEWSKI Jan

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Les plus anciens lecteurs d’Inprecor se souviennent encore de ses analyses de la révolution iranienne, des espoirs que nous partagions lorsque le shah a fui devant les mobilisations de masses (en janvier 1979) et lorsque commencèrent à se développer les conseils de travailleurs dans l’industrie pétrolière iranienne. « Michel Rovère » — son nom de plume — y était, décrivant pas à pas la dynamique de la révolution montante. Il y retourna quelques mois plus tard pour comprendre comment le clergé shiite prenait le contrôle du processus, discutant durant des heures avec les « gardiens de la révolution », en majorité des jeunes chômeurs qui voyaient en Khomeiny l’incarnation et le symbole de leur identité nationale bafouée au temps du shah, l’espoir d’une société meilleure et aussi, tout de suite et pour eux-mêmes, une possibilité de promotion sociale. Michel avait alors lu toutes les analyses de l’islam shiite, tout ce qui existait sur l’histoire iranienne. Mais il n’en restait pas là : il fallait voir, écouter, entendre l’imaginaire de ceux qui, au nom d’une idéologie qui mélangeait allègrement l’anti-impérialisme, la fierté nationale retrouvée, les aspirations sociales des « déclassés » produits en masse par l’ancien régime et leurs préjugés religieux, étaient en train de dévoyer une révolution qui avait commencé autour des revendications démocratiques et sociales. Pour comprendre. Et en même temps il essayait d’aider au regroupement des petits groupes trotskystes, issus essentiellement de la radicalisation des étudiants émigrés, revenus en toute hâte au pays et devant confronter leurs connaissances livresques de la révolution à un phénomène vivant, mouvant et si différent de ce qu’ils prenaient pour un acquis.

Thierry avait rejoint ce qui allait devenir la Ligue communiste à l’automne 1968. François Sabado s’en souvient : « Je l’ai connu militant lycéen, au lycée Saint-Louis à Paris, participant activement aux mobilisations antifascistes du Quartier Latin. Mais très vite, Michel Rovère (nom sous lequel beaucoup le connaissaient à la LCR) se « spécialisa » dans le travail international de la Ligue, en particulier dans le secteur Amérique latine, et prit toute sa place dans l’équipe du journal Rouge. Il nous impressionnait déjà par son sérieux militant et son érudition. À une époque hyper-activiste, il se distinguait par l’importance qu’il accordait au travail théorique, à la formation, aux discussions fondamentales. Et ce sérieux, ce souci même de la précision, il le manifestait sur chaque nouvelle question, chaque nouveau pays qu’il allait étudier ou dans lequel il allait aider les sections de l’Internationale. Mais ce n’était pas un barbon : fin gastronome et grand amateur de musique et d’art, il aimait les bons vins et était un fin cuisinier... »

Journaliste à Rouge — il allait couvrir les développements de la « révolution des œillets » au Portugal en 1974-75, les tensions de la transition post-franquiste en Espagne et en particulier l’évolution du mouvement ouvrier espagnol, avec l’analyse des Commissions Ouvrières — il fut de l’équipe qui avait lancé le quotidien et avait tenté de le faire vivre contre vents et marées. Rovère avait une conception du journalisme fort éloignée de celle d’un « organe central » qui se limiterait à décliner « la ligne juste du parti ». Il pensait que les lecteurs étaient adultes et que son boulot était de leur fournir les moyens de comprendre... Ainsi un jour, alors que le quotidien en était à son énième appel au secours, il envoya en PCV depuis Lima une longue interview de Haya de la Torre, une des principales figures du populisme latino-américain. Devant les reproches du responsable de la gestion qui se demandait comment il allait pouvoir payer la facture, Michel n’a eu qu’une phrase : « Est-ce que cette interview t’a appris quelque chose ? »

En 1978 Michel Rovère prit la direction d’Inprecor. Avec Xavier Langlade, alors correcteur la nuit et journaliste à Inprecor le jour, il avait impulsé une « professionnalisation » du bimensuel de l’Internationale et avait participé à la préparation du lancement d’International Viewpoint, son équivalent en langue anglaise.

Journaliste talentueux, Thierry était avant tout un militant. En 1981, lorsque la Ligue décida d’un « tournant vers les entreprises » pour renforcer sa présence dans les grandes concentrations industrielles, il répondit naturellement « Présent ! » et, après un passage par la précarité des agences d’intérim, il s’embaucha comme ouvrier à Rhône-Poulenc de Vitry. Travaillant en 4x8, il participa activement à la construction de la cellule Rhône-Poulenc et à la fédération du Val-de-Marne de la LCR. Élu au Comité central, il était aussi un membre actif de la direction de la Ligue. L’embauche lui a permis de toucher enfin un salaire régulier et de satisfaire — à crédit — son amour de la musique : il acquit une chaîne avec des haut-parleurs sophistiqués permettant d’écouter des basses (j’ai alors découvert, grâce à lui, la voix extraordinaire de Féodor Chaliapine, le grand chanteur lyrique russe, dont Thierry avait dégoté des enregistrements anciens lors de ses pérégrinations). Mais sa superbe installation avait un défaut : pour éviter le retour des vibrations il devait ouvrir la fenêtre dans son petit logement HLM...

Thierry travailla plusieurs années à Rhône-Poulenc, participant activement à la vie syndicale dans son entreprise. Puis, pour des raisons de santé, il a dû se reconvertir à nouveau. Au cours de la dernière décennie, il a mis son expérience et sa compétence au service des représentants du personnel, intervenant à la demande des Comités d’entreprise en France et en Europe, pour les assister dans l’analyse de leur entreprise ou de leur Groupe, particulièrement lors des restructurations ou des plans massifs de licenciements. Là aussi, Rovère-Jouvet, bûcheur acharné, forçait le respect par la qualité de son travail et la force de ses convictions solidement argumentées, toujours pour aider ceux qu’il voulait servir, mais d’une autre façon.

Il participa à la mise sur pied de la formation des militants et des cadres de la LCR et s’engagea au sein de son Groupe de travail économique, écrivit pour Critique Communiste plusieurs analyses de la restructuration capitaliste. Atteint d’un cancer qui eut finalement le dessus sur lui, Thierry fut un militant actif jusqu’à ses derniers jours — encore en juin, lors de la campagne des élections européennes, il préparait des argumentaires sur la politique de l’Union européenne pour la LCR. Persuadé de l’importance de la transmission de l’héritage marxiste aux jeunes générations, il avait promis de trouver du temps pour écrire une analyse des restructuration industrielles en Europe pour Inprecor. Ce temps lui aura manqué...

Pour citer cet article

Jan Malewski, « Thierry Jouvet dit « Michel Rovère » (1952-2004) », Inprecor, n° 498-499, octobre-novembre 2004.

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