L’image du corps des femmes, les normes qui la régissent, la facon dont elles sont produites socialement, puis ensuite interiorisées par chacune, devraient être au coeur du combat feministe. Pourtant, ce sont aussi des questions qui, si elles ont resurgi épisodiquement dans les débats depuis les grandes heures du mouvement des femmes, paraîssent beaucoup plus difficiles que d’autres à aborder dans une perspective militante. Beaucoup plus difficiles que l’avortement, que le droit au travail, voire même que la violence....
Un problème toujours individuel
A cela, plusieurs raisons. La première est qu’en ces temps de chômage massif, de précarisation de l’emploi, de paupérisation, de SIDA, de menaces intégristes et fascistes et le retour de l’ordre moral, il y a tellement de priorités plus urgentes ! Il était plus facile, en période de croissance économique et d’espoir révolutionnaire immédiat ou presque, de parler de droit au plaisir et au contrôle de sa propre image, comme faisant partie intégrante du droit disposer de son corps. La deuxième raison tient peut-être à la nature même du sujet : par définition, l’existence d’une norme corporelle renvoie chaque femme, individuellement, à sa propre réalité physique, et c’est une réalité vécue parfois douloureusement, mais toujours isolément. Si on classe comme anecdotiques (encore que...) les mouvements de personnes obèses aux Etats-Unis qui affirment publiquement leur fierté de l’être et cassent leurs balances, il n’existe pas jusqu’à présent de mouvement collectif de refus des normes, et il paraît difficile d’en imaginer un. La lutte — ou l’acceptation — est dès lors toujours entre soi et soi.
Est-ce pour autant qu’on a affaire une face atemporelle de l’oppression ? Ou bien voit-on plutôt une offensive concertée, et récente, contre la liberté des femmes ?
C’est cette derniere idèe que défend une jeune journaliste féministe américaine, Naomi Wolf, dans une étude publiée en 1990 et intitulée « Quand la beauté fait mal. Enquête sur la dictature de la beauté » [1]. Ses hypothèses et sa méthode rappellent Backlash, de Susan Faludi [2], mais sur un sujet spécifique (que S. Faludi traite d’ailleurs dans un chapitre de son livre) : les normes imposées aux femmes en matière d’apparence physique.
Naomi Wolf analyse comment se construit le mythe de la Beauté, défini comme la fiction de critères absolus et universels, vécus par toutes comme un impératif à atteindre. Elle analyse les enjeux symboliques — dévalorisation de soi, aliénation de son image — politiques et surtout économiques de l’existence de ce mythe : les femmes, écrit-elle, sont, par une offensive de persuasion lancinante, convaincues de ne valoir dans la société que par leur ressemblance plus ou moins fidèle à l’idéal du mythe. Cette conviction les maintient dans un état permanent de vulnérabilité, de dépendance par rapport au regard et à l’approbation des autres, et dans la certitude globale, quelle que soit leur qualification, de « valoir moins » [3] que les hommes. Certitude qui a une traduction directe dans leur position sur le marché du travail. Elles sont dès lors prises dans un piège : pour rester à la hauteur, elles s’imposent un parcours harassant de maquillage, régimes, transformations physiques passant parfois par le bistouri, parcours qui, comme le décrit N. Wolf avec précision, mine leur santé et peut, parfois, les conduire jusqu’à l’hôpital ou au cimetière. Dans tous les cas, de facon quotidienne cela leur prend du temps et absorbe une énergie qu’elles ne peuvent plus consacrer, ni à elle-mêmes, ni à leur formation, ni à leur travail, ni à occuper l’espace public : militer, faire partie d’associations, etc. N. Wolf n’hésite pas à parler, à propos de cet effort « inépuisable mais éphémère comme le travail domestique » [4], de « triple journée » de travail.
Des mécanismes insidieux...
Cette idéologie a une puissance particulière. Elle exploite, explique N. Wolf, des « réserves de culpabilité » [5] des femmes. Elle les conduit à ne pouvoir jamais être satisfaites de leur apparence. Elle mise sur les sentiments de honte que finit toujours par ressentir une femme attaquée sur ce sujet. « Cette discrimination s’infiltre au plus profond d’un être, empoisonnant le puits privé d’où l’on tire le respect de soi. ». [6] écrit l’auteure en évoquant les témoignages de femmes professionnellement mises à l’index en raison de leur apparence physique.
De là à vouloir récupérer la maîtrise perdue de sa propre apparence en cherchant à arranger les choses, il n’y a qu’un pas. La lecture de cet ouvrage permet de mieux comprendre pourquoi toutes les femmes ou presque, à un moment donne de leur vie, se sentent concernées, et par quels mécanismes insidieux la plus féministe pourra être un jour tentée, à son corps défendant, de se lancer dans un régime...
Le mythe utilise d’abord les ressorts de l’idéologie de la réussite : on est responsable de son apparence, de rage qu’on paraît (thème de bien des publicités). Bref, être grosse et ridée, c’est manquer de volonté.
Mais plus subtilement, on trouve aussi récupérés des thèmes qui ont traversé le féminisme, comme la notion d’autonomie : je choisis ce à quoi je veux ressembler ; plus encore, comme l’explique bien N. Wolf, le mythe est facilement réintégré dans la quête d’identité. Certaines, « conscientes du caractère sinistre et peu glorieux de la plupart des emplois féminins » ont cru en le reprenant à leur compte injecter « une dose de créativité, de plaisir et de fierté dans leur travail » [7]. Il peut aussi s’agir d’une critique, détournée et souvent impuissante, des normes et des valeurs de l’univers masculin. Le maquillage, la recherche vestimentaire peuvent ainsi traduire « le désir des femmes de donner vie à l’espace de travail traditionnellement masculin, gris et asexué ». Toutes celles qui ont eu affaire, dans les couloirs ou les bureaux des administrations et des entreprises, à des hordes de costumes gris ou beiges arrogants, pour qui le pouvoir est suspendu au bout de la cravate, comprendront l’idée exprimée... Mais il s’agit d’une illusion : « Les hommes n’ont pas répondu en jouant la fantaisie. Les hommes ont garde leur uniforme, alors que les femmes n’en portent pas. » [8]
« Acquérir une nouvelle vision de la réalité » est la seule solution, selon N. Wolf, pour sortir du piège. Ce qui impose évidemment de « dénaturaliser » le mythe, de le démonter, et de voir les intérêts et les enjeux qu’il cache. Bref, de comprendre sa signification politique.
La revanche
Naomi Wolf part de plusieurs hypothèses : il y a complot contre les femmes. Ce complot prend la forme d’une revanche, depuis le début des années quatre-vingts, contre leurs acquis en matière d’emploi, de statut dans la société et de liberté de choix. Et son instrument principal est l’omniprésence du mythe de la Beauté, venu remplacer le mythe précédent, arrive à épuisement, de la bonne épouse — bonne mère — bonne ménagère.
Sur la façon dont le mythe de la Beauté « légitime la discrimination à l’égard des femmes » [9], en particulier sur le marché du travail, et y introduit des critères de jugement basés aussi bien sur l’âge, le gabarit, que l’apparence vestimentaire, aucun doute — même si la discrimination en Europe est en général plus insidieuse et implicite qu’aux Etats-Unis, où les licenciements de femmes sur des critères physiques semblent fréquents. Pas de problème non plus sur la dénonciation de l’immense réservoir de profits que représente, pour les firmes, le recours, par de nombreuses femmes, aux produits « de beauté » ou de régime. Ce qui paraît plus discutable, vu d’ici, c’est l’explication de cette contre-offensive par une réaction de peur — des hommes, des reprêsentants de l’ordre établi, du patronat — face au pouvoir conquis par les femmes dans la socié té depuis dix ou quinze ans.
Il est vrai que le statut des femmes est vécu aux Etats-Unis comme un enjeu politique central. En témoigne la place prise par la question de l’avortement et des « valeurs familiales » dans toutes les campagnes électorales. Le feminisme est vu par la réaction comme une menace, dénoncé publiquement, et non ignoré ou tourné en dérision comme en France. Ce qui surprend, c’est la facon dont N. Wolf envisage cette lutte des sexes : d’abord comme une compétition professionnelle, justifiant que les hommes se sentent menacés. On peut douter que les femmes en tant que groupe aient réellement acquis du pouvoir, et considérer que c’est voir la réalité par le petit bout de la lorgnette. Cela n’empêche pas N. Wolf de pointer de façon récurrente la sous-remunération permanente des femmes et leur cantonnement dans des ghettos professionnels.
Le mythe de la Beauté est-il vraiment récent ? Est-il apparu « à mesure que les femmes se sont libérées du mythe de la femme au foyer » [10] ? Rien dans les sociétés des pays industrialisés n’indique une telle libération, et il paraît beaucoup plus probable que les deux mythes peuvent très bien coexister. Il existe d’ailleurs deux types de magazines féminins : les uns, à tonalite « moderne », s’adressent aux femmes actives (Cosmopolitan, Marie-Claire, etc.) ; les autres, « traditionnels », s’adressent plutôt aux femmes au foyer. Cela n’empêche pas les premiers de comporter des recettes de cuisine, et tous, à leur maniere, distillent le message : faites de la gymnastique, comptez les calories, etc.
Il ne semble pas — mais il faudrait une étude systématique — que, depuis une vingtaine d’années, le poids de ces thèmes ait sensiblement augmenté dans la « presse féminine ». En revanche, sur le plan qualitatif, il se pourrait qu’on assiste à un durcissement de la norme.
Tout d’abord par une tentative de banalisation de la chirurgie esthétique : dans un article sur la lutte contre la cellulite, la liposuccion sera de plus en plus mise sur le même plan que la crème « amincissante » ou le régime, et traitée comme une formalité. Entre le matraquage publicitaire et ce que les femmes — celles qui en ont les moyens — sont réellement prêtes à faire, difficile d’apprécier la distance qui existe encore en Europe. Reste que ce nouvel aspect renforce le caractère absolu de l’idéal à atteindre. A cet égard, la récente affaire des prothèses mamaires en silicone ressemble à l’arbre qui cache la forêt. D’une part elle révèle un cas extrême : le degré de destruction de soi auquel peuvent être entraînées certaines. Mais n’y aurait-il pas eu de danger, nul n’y aurait vu scandale...
De meme, on assiste dans les médias à un changement dans le statut des métiers dits de représentation. Des tops-model deviennent des célébrites, dont le rôle n’est plus de mettre en valeur des vêtements, mais de dire leur avis dans des débats télévisés sur l’avenir du monde — et de figurer en photo sur les fournitures scolaires. Les acteurs de feuilletons pour adolescents (Hélène et les garcons) sont recrutés dans des agences de mannequins. Et les types physiques ainsi promus sont de plus en plus stéréotypés (blancs, blonds, minces, etc.).
On peut y voir une conséquence directe de la dégradation du paysage audiovisuel et de l’« américanisation » de la sous-culture de type TF1. Ce n’est pas une raison pour sous-estimer l’impact massif de ce matraquage.