Séisme médiatique

, par LAMONTAGNE Françoise

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Par le fait du Prince, l’audiovisuel public est plongé dans un imbroglio économique sans précédent. Chronique d’une asphyxie préméditée.

Le 8 janvier, Nicolas Sarkozy a annoncé sa décision de supprimer la publicité sur les chaînes de France Télévisions, surprenant ainsi la quasi-totalité du monde médiatique et sa ministre de la Culture, Christine Albanel. L’effet de surprise passé, il s’avère que l’hyperprésident a probablement pris cette décision sous l’influence conjointe de TF1, présidée par « son ami de 25 ans », Martin Bouygues, et d’Alain Minc, auxquels s’ajoute Frédéric Lefebvre, l’un des porte-parole de l’UMP. Loin d’être un coup de tête, c’est un véritable « piège mortel » pour l’audiovisuel public qui se met en place, une attaque sans précédent depuis la privatisation de TF1, en 1986. Son but, sous couvert de libérer France Télévisions (FTV) du carcan publicitaire et de « débarrasser le service public de la dictature de l’audimat » (discours du 25 juin), est de réduire les chaînes publiques à la portion congrue, en leur ôtant les moyens de vivre tout en transférant la manne publicitaire au privé.

La commission Copé sur « la nouvelle télévision publique » est chargée de réfléchir à la question du financement. Composée de parlementaires et de producteurs audiovisuels, mais d’aucun représentant syndical, salarié du secteur public ou chercheur spécialisé, elle se targue néanmoins de sa représentativité. Sa lettre de mission est déjà tout un programme : « Cette modification du financement de la télévision publique doit s’accompagner de la redéfinition en profondeur de son identité et de sa stratégie. »

Effet pervers

Auditions, rumeurs, démentis, claquage de porte des parlementaires de gauche se succèdent. Les professionnels du secteur se sont mobilisés, notamment le 13 février et le 18 juin, une semaine avant la remise du rapport Copé à Sarkozy. Des manifestations se sont déroulées à Paris, mais aussi en régions, avec les antennes de France 3, de Radio France et de RFO. Le 25 juin, jour de la remise du rapport, les salariés ont déployé, devant leurs entreprises, des banderoles dénonçant « le hold-up sur l’audiovisuel public ».

À l’occasion de la remise du rapport Copé, Sarkozy a annoncé ses décisions : arrêt de la publicité sur les chaînes de FTV à partir de 20 heures dès le 1er janvier 2009 puis arrêt total à partir de janvier 2012, alors que la commission préconisait un arrêt partiel à partir de septembre 2009 (coût total : environ 800 millions d’euros) ; taxe de 0,9% sur le chiffre d’affaires des opérateurs de téléphonie fixe et mobile, ainsi que sur les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) pour 378 millions d’euros ; un nouveau prélèvement sur les recettes publicitaires de toutes les chaînes, de l’ordre de 3%, qui devrait rapporter 80 millions d’euros ; mise en place de l’entreprise unique à FTV ; nomination du président de FTV par l’exécutif, après avis conforme du Conseil supérieur de l’audiovisuel et accord d’une majorité qualifiée de parlementaires (lire Rouge} n° 2259). Une mesure impopulaire auprès de 71% des Français, selon un sondage paru dans Le Parisien. C’en est même fini de la préconisation d’une augmentation de la redevance indexée sur l’inflation… même si les couloirs bruissent de l’introduction de cette mesure dans le projet de loi confié à Christine Albanel et prévu pour l’automne.

La redevance audiovisuelle constitue 77% des ressources de l’audiovisuel public. Créée en 1933 pour les « installations réceptrices de radiodiffusion », étendue en 1949 à la télévision, elle concerne, chaque année, les détenteurs d’un poste de télévision ou de tout dispositif permettant la réception d’émissions de télévision. Taxe parafiscale, puis taxe affectée, versée sur un compte spécifique, dit « compte d’avances », la réforme de 2005 a adossé son recouvrement à la taxe d’habitation. Son taux et sa répartition entre les différentes sociétés bénéficiaires doivent être approuvés par le Parlement, à l’occasion des lois de finance.

Le montant de la redevance est bloqué, depuis 2002, à 116 euros par foyer dans l’Hexagone et à 74 euros outre-mer, contre une augmentation de 36% entre 1990 et 2002. Le dernier rapport de la Cour des comptes considère que l’absence de réévaluation a fait perdre 10% à la redevance. La commission des Finances de l’Assemblée nationale estime qu’une simple indexation sur l’inflation l’aurait portée à 128 euros en 2008. Ce n’est pas le seul manque à gagner pour l’audiovisuel public, puisque l’État ne rembourse pas la totalité des exonérations de redevance accordées aux plus démunis, de même que les dégrèvements : 572 millions d’euros en 2006, dont 509 ont fait l’objet d’un remboursement par l’État. Selon la CGT de l’audiovisuel, le cumul des exonérations non remboursées par l’État est estimé entre 2 et 3 milliards d’euros depuis 1982 ! De quoi largement alimenter le budget de France Télévisions… Quant à la publicité, elle fait son apparition en octobre… 1968. Peu à peu, elle a pris place dans le paysage, produisant des effets pervers sur la programmation (course à l’audimat, formats) et sur la notion même de financement public.

Manque à gagner

L’état de fait du panachage des recettes a rendu rapidement difficile l’hypothèse d’un financement entièrement public. La Cour des comptes conclut ainsi son rapport 2008 : « La réforme [de la redevance] n’apporte pas de solution au problème du financement de l’audiovisuel public, dans un contexte rendu difficile par les charges accrues prévues par les contrats d’objectifs et de moyens et l’évolution défavorable des recettes publicitaires des chaînes publiques. » Prenant acte de la volonté présidentielle de janvier, elle ajoutait : « Entre la redevance, le remplacement des ressources publicitaires par le produit de nouvelles taxations et les ressources budgétaires, l’équilibre sera difficile à trouver, a fortiori de manière pérenne. »

Si la publicité sur FTV baisse, c’est également le cas sur l’ensemble des chaînes hertziennes généralistes, dont TF1 et M6, au profit d’une réorientation vers les chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT). Les décisions présidentielles doivent, avant tout, être mises en regard de la situation économique des groupes privés dominant le secteur : Bouygues, Bertelsmann, Vivendi Universal et Bolloré.

Si Sarkozy s’est engagé à remplacer le manque à gagner « à l’euro près », il faut bien constater que le compte n’y est pas : les ressources prévues pour 2009 ont été surestimées pour un volume de 100 à 300 millions d’euros (le groupe a déjà perdu 100 millions d’euros, depuis l’annonce du 1er janvier 2008) ; les 140 millions d’euros annuels de gains de productivité ne peuvent qu’inquiéter les personnels et leurs organisations car, alliés aux réformes de structure nécessaires à la mise en place de l’entreprise unique, ils ont un avant-goût de plan social ; le volume publicitaire, qui restera sur les chaînes, est estimé par défaut à 350 millions, puisque c’est 327 millions d’euros qui partiraient vers TF1 et 127 vers M6 ; et rien n’est pris en compte pour la production de nouveaux programmes amenés à remplacer la publicité (1 h 20 d’antenne à combler dès le 1er janvier 2009, soit 400 millions d’euros à trouver).

Du sur-mesure pour le privé

Les taxes envisagées se heurtent, pour l’une, à l’opposition frontale des groupes concernés, pour l’autre, à la méfiance extrême de la Commission européenne qui ne voit pas d’un bon œil l’idée de taxer un secteur qui tire la croissance. En cas d’application, elles seront bien évidemment répercutées sur les consommateurs qui, s’ils ne paient pas de redevance augmentée, règleront le « prix du public » via les opérateurs privés ! Et que dire d’un service public dépendant financièrement du volume de publicité engrangé par ses concurrents ?

Entre les 450 millions d’euros provenant de la publicité enlevée à FTV, la deuxième coupure publicitaire dans les films, les fictions accordée au privé et la transposition de la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (SMA, ex-télévision sans frontières) attendue avec impatience par les groupes privés car elle permet, outre le placement de « produits », une augmentation du temps publicitaire, rendant ainsi plus importante la « vente de cerveaux disponibles », c’est le jackpot ! L’opération apparaît finalement sous son vrai et unique visage : celui de l’étranglement du secteur public au seul profit des grandes entreprises capitalistes d’un secteur industriel en proie à une restructuration en profondeur.

Il pourrait suivre une « vente par appartement », véritable spoliation du bien public, comme l’ont été par le passé la privatisation de Télédiffusion de France et la vente de la Société française de production à Bolloré. La restructuration pourrait également entraîner, dans un proche avenir, la remise en cause des acquis sociaux des salariés à travers leur convention collective, maintes fois critiquée par les employeurs publics pour ses « coûts » et ses « lourdeurs ». Sans parler des conséquences pour la création audiovisuelle, la production privée et l’emploi intermittent. Quant au pluralisme, corollaire de la démocratie, on n’ose plus y penser ! Un effet de domino dont on n’a pas fini de voir les conséquences tous les jours… sur les écrans et dans les têtes.

Source

Rouge, n° 2262, 24 juillet 2008.

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