Image d’une philosophe qui se réclamait de Rosa Luxemburg et de l’idée des conseils ouvriers, et qui s’est inspirée de l’expérience juive pour formuler une critique radicale du racisme et du colonialisme impérialiste. Le beau livre de Martine Leibovici [1] nous montre ainsi comment cette expérience « particulière » et « minoritaire » l’a aidée à saisir des significations universelles et déchiffrer le sens du politique « en général ».
La pensée de l’auteur des Origines du totalitarisme — pensée d’une juive mais non « pensée juive » — part de quatre grandes expériences historiques : l’émancipation des Juifs, la montée de l’antisémitisme moderne, la tentative d’extermination par le nazisme, le sionisme et la création de l’État d’Israël.
L’antisémitisme moderne
L’affaire Dreyfus, première manifestation massive de l’antisémitisme moderne, à la fois politique et social, ébranla l’illusion d’une émancipation inéluctable qu’avait nourrie l’Aufklärung, et permit l’émergence d’une réflexion juive prenant l’antisémitisme au sérieux, et non plus comme un « vestige du passé » : c’est Bernard Lazare. Les sionistes allemands comme Kurt Blumenfeld, eux, n’ont pas compris la spécificité de l’antisémitisme totalitaire, ce produit de l’impérialisme moderne, et du nationalisme tribaliste d’Europe centrale, qui se distingue radicalement de l’antijudaïsme traditionnel.
Comment les Juifs ont-ils réagi à ces événements ? C’est ici qu’Arendt introduit la célèbre distinction — inspirée de Lazare — entre parias et parvenus, c’est-à-dire entre la masse des Juifs exclus des droits et une minorité rapace et servile qui se dissocie des premiers pour se hisser au sommet. Souvent, le paria et le parvenu font système, comme dans les rapports de « philanthropie » entre les banquiers juifs (Rotschild) et les Schnorrer (mendiants) de la communauté.
Les rapports des parias entre eux, l’entraide et la fraternité, souffrent d’une tendance apolitique, l’« acosmisme ». Ce terme, qu’Arendt reprend à Max Weber, renvoie dans le cas des parias juifs à un comportement d’abolition de toute distance, qui refuse le conflit externe ou interne. Les tentatives pour transcender l’acosmisme constituent ce qu’elle appelle « la tradition cachée » des parias juifs : des intellectuels atteignant l’universalité sans renier leur identité juive, que ce soit sous forme littéraire — Rahel Varnhagen, Heine, Kafka — ou politique, comme Lazare. L’héritage de ces penseurs, en apportant une « nouvelle idée d’humanité », contribue à la résistance contre la tentation nihiliste qui menace la culture européenne moderne.
Au-delà des individus isolés qui constituent ce courant souterrain du judaïsme, Arendt s’intéresse au mouvement sioniste, qu’elle considère — à tort me semble-t-il — comme la première tentative et la plus significative pour transcender l’acosmisme et constituer le peuple juif, en tant que peuple opprimé, comme sujet politique. Ce qui frappe ici, c’est l’absence de toute référence au Bund, le grand mouvement ouvrier juif de l’Europe de l’Est, qui a été une autre tentative, non moins importante, de faire passer la question juive du social au politique. Il s’agit là d’un véritable point aveugle de son analyse qui mérite une réflexion critique.
Son adhésion de principe au sionisme n’empêche pas Hannah Arendt d’être une « dissidente » du mouvement, comme le montre sa critique des injustices commises envers les Arabes palestiniens et son soutien aux propositions d’Etat binational avancées par son ami Judah L. Magnes, recteur de l’Université hébraïque de Jérusalem.
Responsabilité
La distinction entre paria et parvenu disparaît avec l’avènement du totalitarisme nazi, qui réduit tous les Juifs à la condition de parias. La compréhension du phénomène totalitaire, qui trouve dans le camp de concentration son laboratoire, et celle du génocide, ce crime contre la pluralité humaine commis sur le corps du peuple juif, exige la rupture avec l’idéologie du progrès et la prise en compte de la discontinuité du temps historique — une problématique qu’Arendt emprunte à son ami Walter Benjamin. Faut-il pour autant identifier camps de concentration et camps d’extermination, stalinisme et nazisme ? Ce fut là la principale critique de Raymond Aron à la conception arendtienne du totalitarisme. M. Leibovici montre, en s’inspirant des analyses d’Enzo Traverso, les hésitations de la philosophe à ce sujet, et propose la conclusion suivante, qui me semble très pertinente : on peut comparer la Kolyma et Buchenwald, mais non le Goulag et Treblinka.
Comme dans ses réflexions sur l’émancipation et l’antisémitisme, Arendt s’intéresse, dans son analyse du génocide, aux réactions des Juifs, en refusant de les considérer uniquement comme victimes passives. C’est un des thèmes, avec celui de la « banalité du mal », de son livre controversé Eichmann à Jérusalem. Fidèle à son idée de la responsabilité de l’individu, elle met en question deux types de comportements durant les années tragiques du Troisième Reich.
Realpolitik et coopération
D’une part, la realpolitik des Conseils juifs en Allemagne jusqu’en 1938, leur tentative de maintenir une vie juive sous les nouvelles autorités : ces notables ont failli à leur responsabilité politique en ratant le seul réel significatif pour l’action : le possible — dans ce cas l’émigration. D’autre part, la pratique de la « coopération » — à distinguer de la collaboration, véritable trahison - des Conseils juifs avec les autorités nazies pendant la période de la « solution finale » : dans ce cas, il s’agit d’une responsabilité morale, puisque les alternatives politiques étaient très limitées. Mais il aurait été possible pour les dirigeants — certains l’ont fait — de démissionner, en refusant de coopérer.
L’argumentation puissante d’Arendt a été affaiblie par certaines formulations maladroites qui ont prêté le flanc aux attaques. Elle semble ainsi effacer la distinction entre bourreaux et victimes, en parlant de leur commun « effondrement moral », ou en comparant les membres des Judenräte qui n’ont pas démissionné avec les SS qui n’ont pas demandé à être relevés de leurs fonctions. Non moins discutable est sa tentative d’« expliquer » le comportement d’Eichmann par — entre autres — le fait qu’il « ne rencontra personne, absolument personne qui était contre la solution finale » — un argument dangereusement proche des autojustifications avancées par le criminel lui-même.
Dans sa conclusion, M. Leibovici nous fait entrevoir, en quelques pages denses et lucides, l’actualité des idées de la philosophe juive-allemande comme alternative aux faux débats entre libéralisme et communautarisme. On voit ici que l’œuvre d’Arendt, quelles que soient les réserves qu’on puisse avoir, est une source inépuisable pour la réflexion critique sur les contradictions de la modernité politique.