La construction européenne

Résurgences nationales et régionales

, par VERCAMMEN François

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Comment parler au singulier de « la » question nationale ? Et comment ne pas s’interroger sur les implications des nouveaux rapports entre l’Union européenne et les régions ?

Quelle place occupe, aujourd’hui, dans l’Union européenne les questions nationales et régionales ? Quand nous organisions en 1970, à Bruxelles, une spectaculaire assemblée « Pour une Europe rouge », nous défendions certes le droit à l’autodétermination des peuples, mais la poussée vers le socialisme nous semblait si proche que nous rêvions d’une Europe nouvelle, rapidement « sans frontières ». Depuis, les mouvements d’émancipation ont reculé. La dynamique d’internationalisation des capitaux domine, s’émancipant des Etats (bourgeois) et de la société. La période d’expansion économique a pris fin et les politiques néolibérales contribuent à affaiblir, appauvrir et discréditer les Etats nationaux.
L’inégalité de développement frappe des régions entières auxquelles l’UE doit consacrer un budget croissant (700% d’augmentation en 20 ans !). Elle n’a, pourtant, nullement les ressources des Etats nationaux (acte fondateur, tradition et mémoire, références culturelles, langue) et son odieuse politique sociale lui a aliéné les populations. La question nationale reste, avec son double volet : le sentiment d’appartenance (d’identité) et l’exercice de la démocratie (lieu du pouvoir, appareils d’Etat, instrument de contrôle de la société). Mais en plus compliqué.

L’archétype et au-delà

Les mouvements de libération nationale basque et irlandais ont longtemps fait à la fois figure d’exception et d’archétype : dotés d’une forte conscience nationale, inspirés par l’espoir d’une révolution socialiste en Europe, leur lutte armée légitimée par la dictature (franquiste) ou l’occupation militaire (Angleterre) et un fort enracinement dans leurs communautés. Militairement incapables de vaincre, mais invincibles aussi, Sinn Fein et Herri Batasuna risquaient l’isolement. Une stratégie « vers la paix » et l’émergence de la nouvelle question nationale-régionale dans l’UE leur ont offert une porte de sortie.
Les classes dominantes espagnoliste et anglaise ont tenté de banaliser l’octroi d’une certaine autonomie en la diluant dans une décentralisation régionale plus large. L’Etat espagnol a imposé 19 (!) communautés autonomes. Blair a amorcé la « dévolution » des pouvoirs, élément d’une « modernisation » de l’Etat britannique, l’Ecosse et le Pays de Galles se voyant concédés des régimes spécifiques d’autonomie : signe des temps et de l’affaiblissement de l’Etat central. Sans que cela suffise à étouffer les dynamiques autonomes en cours. Ecosse, Pays basque : deux pays où l’exigence d’indépendance se nourrit aujourd’hui moins de la violence d’une oppression que de la volonté d’autogouvernement. Et de sa possibilité : de petites unités étatiques sont jugées économiquement viables avec la richesse symbolisée par la Banco di Bilbao d’une part, et le pétrole de la mer du Nord d’autre part.

Régions riches et pauvres

En Belgique, pas de minorités nationales, mais deux peuples d’un poids numérique équivalent, coiffés par un Etat central à la légitimité particulièrement aléatoire : sans tradition nationale ni racine. Chacun de ces peuples a sa propre histoire ancienne et récente. Bruxelles, la capitale, est encore moins légitime que l’Etat qu’elle incarne : pour les Flamands, c’est le bastion de l’oppression culturelle ; pour les (travailleurs) wallons, c’est de là qu’opère le capital financier, cause du déclin de l’industrie lourde.
Le problème n’est pas que linguistique : ces deux peuples n’ont jamais été tentés par le « rattachement » aux Pays-Bas ou à la France. Question sociale et question nationale restent étroitement liées. Durant un siècle, le fédéralisme fut la revendication montante. Aujourd’hui, la dynamique est celle de l’autodissolution de l’Etat central. Le noyau de la bourgeoisie « bruxelloise » a été pulvérisé sous les coups de boutoir des multinationales étrangères. La Flandre, libérée de toute oppression linguistique, est devenue riche et veut « mettre fin aux flux financiers » qui transitent via l’Etat central vers une Wallonie partiellement sinistrée. La Belgique (dotée d’un roi) tient à sa manière et grâce à l’UE, mais avec deux peuples qui sont devenus deux sociétés différentes.
La vraie « question nationale » est en général incontournable : l’oppression a engendré une longue résistance qui a marqué la société. Mais n’importe quelle démarche nationale ne réussit pas nécessairement, comme le montre le cas de la Padanie (l’Italie du Nord), une région riche et « euro-égoïste ». La Lega Nord (de Bossi) a profité de la décrépitude de l’Etat italien pour lancer une campagne « poujadiste » à relents racistes contre les « voleurs de Rome » (l’Etat) et « les paresseux du Sud » (le Mezzogiorno pauvre). Afin de payer moins de taxes, de limiter les transferts vers l’Etat central et les régions pauvres du pays. Son succès fut immense, inquiétant, parmi les petits entrepreneurs, les professions libérales, un secteur de la classe ouvrière. Mais quand Bossi a voulu opérer la sécession, ces couches sociales ont pris peur. La très grande bourgeoisie du Nord est intervenue. C’en fut terminé. L’Etat italien devra certes se décentraliser, avec moins de transfert, donc de solidarité. Mais, bien que « mal » et tardivement unifié, il a tenu (contrairement à l’Etat belge).
La vraie question nouvelle est l’émergence d’une dynamique de type « régional » alimentée par l’exacerbation de la concurrence, la multiplication des échanges au sein de l’UE (marché et monnaie uniques), la réorganisation et la concentration à large échelle de l’appareil productif, une marginalisation rapide de zones sous-développées. Pour enrayer la dislocation sociale, l’UE s’est ici substituée à l’Etat national à coup d’aides financières.
La « région » est devenue une notion forte, mais qui recouvre une multitude de réalités : zones transfrontalières, pôles de développement inter-régions (clustering), régions traditionnellement riches opérant comme des lobbies (Bavière, Flandres, Lombardie, Catalogne), régions pauvres. « L’Europe des régions », notion fourre-tout, est en marche et on mesure encore mal ses conséquences sur le plan de l’organisation étatique.
Ainsi, le chancelier Kohl avait réussi à désamorcer la révolution antibureaucratique en RDA, en imposant l’unification brusque et mercantile du pays. Mais il a créé une nouvelle question nationale (avec des Allemands de l’Est, citoyens de seconde zone). L’économie la plus forte de l’UE se juxtapose à un « autre » pays industrialisé, doublement dévasté (par la bureaucratie, par l’économie de marché).
Il est cependant clair qu’un lien direct UE-région s’affirme, court-circuitant les canaux usuels de l’Etat national. La notion de subsidiarité a une résonance positive (décider au plus proche des populations concernées). Mais on ne peut manquer de percevoir une menace pour la démocratie : l’Etat national décline alors que la structure de l’UE est en deçà des régimes parlementaires nationaux, sans société civile européenne équivalente, et sans que les régions offrent un contrepoids institutionnel éprouvé.
La diversité des situations nous interdit de traiter de la question nationale « en soi ». Mise en garde bénéfique. Mais l’affaiblissement du mouvement social s’avère un handicap terrible pour agir et, partant, pour y voir clair.

Source

Rouge, n° 1841, 16 septembre 1999.

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