L’Union européenne définie par les traités de Maastricht (1992) et d’Amsterdam (1997) s’apparente aujourd’hui plus à un supermarché qu’à un ensemble politique cohérent et démocratique. Pour les 380 millions d’Européens, les premières des préoccupations demeurent le chômage, la précarité et les inégalités sociales. En 2001, 16 millions de chômeurs (plus de 10% de la population active) et plus de 50 millions de pauvres (plus de 14,5% de la population totale) sont dénombrés au sein de l’Union européenne.
Simultanément, les profits et les pouvoirs des multinationales se sont accrus. La dictature des marchés impose sa loi sur l’économie, comme l’ont illustré entre autres les licenciements boursiers à Moulinex, à Lu-Danone ou à Marks & Spencer. Rien qu’en 1999-2000, les Bourses de Paris (+40 %), de Londres (+5 %) et de Francfort (+37 %) ont toutes battu, à plusieurs reprises, leurs records de séance. Le 20 mars 2000, ParisBourse a fusionné avec les Bourses de Bruxelles et d’Amsterdam pour créer Euronext, assurant la cotation de 1 602 sociétés représentant, en 2001, une capitalisation boursière de 2 122 milliards d’euros et 1 700 milliards de capitaux échangés.
La part des salaires dans le PIB des Quinze ne cesse, elle, de reculer devant la domination du capital : plus de 75 % en 1960, 65 % en 1999. L’emprise des intérêts privés se fait sentir dans tous les domaines de la société, à commencer par la marchandisation des besoins les plus élémentaires des populations. Ainsi, l’Union européenne est un véritable cheval de Troie de la mondialisation contre les services publics lorsqu’elle organise, lors du Conseil de Lisbonne en mars 2000 et de celui de Barcelone en mars 2002, le hold-up des groupes privés sur la propriété sociale. Poste, transports aériens, énergie, transports ferroviaires ou services portuaires sont désormais des secteurs libéralisés.
Démocratie confisquée
À cette financiarisation et monétarisation de l’Union s’ajoute un approfondissement du déficit démocratique et du non-respect des libertés. Les élites européennes, avec la participation active des Etats, tentent de mettre en place une « nouvelle gouvernance », une sorte de démocratie sans le peuple. Ceci a déjà été esquissé lors du Conseil européen de Nice de décembre 2000, au travers d’un traité et d’une charte des droits fondamentaux. L’UE ne cesse de déposséder les citoyens de leurs droits démocratiques. Dans la plus grande des opacités, les pouvoirs se concentrent entre les mains d’experts et de technocrates.
Les processus décisionnels de l’Union relèvent quasi exclusivement des sphères diplomatique et intergouvernementale, ils ne sont soumis à aucun contrôle parlementaire direct et, encore moins, à celui des citoyens.
Les grands choix se font en dehors de tout contrôle, notamment en ce qui concerne les relations internationales. L’Union européenne, depuis les attentats du 11 septembre 2001, s’est engagée dans la création d’une force militaire pour des opérations coup de poing et dans le développement de la coopération entre les services de renseignements. Elle a mis en place une législation « antiterroriste » qui permet tous les abus comme la criminalisation des mouvements pour une autre mondialisation. Le discours officiel sur la libre circulation des personnes et des marchandises se heurte à l’Europe de Schengen. Entrée en vigueur en 1995, la convention de Schengen a permis d’abolir les frontières intérieures entre les Etats signataires et de créer une frontière extérieure unique où sont effectués les
contrôles restreignant l’obtention de visas et du droit d’asile. Mais en cas de nécessité, comme lors des sommets de Nice, de Gênes et de Barcelone, les Etats peuvent boucler en toute légalité (article 2.2 de la convention de Schengen) leurs frontières.
La construction de l’Union européenne est désormais en marche. Il ne peut y avoir de retour en arrière ni de repli nationaliste. Car, contrairement aux idées reçues, ce n’est pas la Commission de Bruxelles qui est responsable des politiques antisociales en Europe. Ce sont les gouvernements qui décident en toute connaissance de cause de faire le jeu du marché, comme lors du sommet de Barcelone. La Commission n’est qu’un exécutant des choix arrêtés par les Etats membres. C’est donc au niveau national comme au niveau européen qu’il s’agit d’infléchir le cours des choses. Le cadre européen de la riposte est aujourd’hui incontournable. Les eurogrèves des cheminots, les euromarches contre le chômage ou les euromanifestations organisées lors des sommets européens comme à Nice, Göteborg ou Bruxelles, montrent la voie pour une autre Europe. C’est aux mouvements ouvriers, sociaux et progressistes de toute l’Europe de poursuivre leur coopération pour fédérer, à l’échelle du continent, les forces sociales et politiques qui peuvent porter un projet alternatif d’une autre Europe, démocratique et harmonisée sur les meilleures acquis sociaux.
Une Europe au service des populations
La priorité est de promouvoir une Europe de l’emploi et de la justice sociale. Il faut lutter contre le chômage et la précarité en réduisant le temps de travail et en créant des emplois socialement utiles. Une loi européenne interdisant les licenciements dans les entreprises qui font des profits est indispensable.
Les régimes de protection sociale de haut niveau et de retraite par répartition pour tous dès 60 ans (à 55 ans pour tous les travaux pénibles) doivent être garantis. Il faut harmoniser par le haut le droit du travail, les conventions collectives et les salaires. Il n’est pas normal, par exemple, qu’une infirmière du secteur hospitalier public, avec dix ans d’ancienneté, gagne en moyenne 3 300 euros au Luxembourg, 2 150 euros en Belgique et 1 950 euros en France.
Il faut imposer une autre répartition des richesses, notamment par la mise en place d’un salaire minimum européen de 1 500 euros, par l’arrêt des subventions publiques aux groupes privés ou par la taxation des mouvements des capitaux et l’interdiction des paradis fiscaux. Contre les lois du marché et de la concurrence, l’urgence est de développer et de rénover des services publics répondant aux besoins des populations en matière de santé, d’éducation, de transports, d’énergie et de communication.
L’Europe doit également être celle des citoyens. Il faut la démocratie partout et jusqu’au bout, notamment par la mise en place d’un droit de veto, de consultations ! systématiques par voie de référendum et de contrôle. Aucune institution comme la Commission ou le Conseil ne pourrait avoir la légitimité de décider, si elle n’est pas issue du suffrage universel direct.
La crise de la vache folle, les catastrophes du tunnel du Mont Blanc ou les naufrages de l’Erika et du Levoli Sun montrent le besoin impérieux d’une législation européenne en matière de protection de l’environnement. Sortir du nucléaire, réorganiser les réseaux de transports, reconstituer un grand service public de l’eau ou encore interdire les OGM doit être prioritaire. L’Union européenne doit être un outil au service de la paix et de la solidarité. Sur le plan international, il faut qu’elle s’engage, entre autres, dans le conflit israélo-palestinien pour imposer au gouvernement Sharon une paix juste et durable. Il faudrait redéfinir les programmes de coopération avec les pays d’Afrique ou d’Amérique latine, mais plus sur des bases économiques ou commerciales. La dette du tiers-monde, qui a été remboursée six fois depuis 1980 mais qui a quadruplé suite à l’échec des programmes du FMI et de la Banque mondiale, doit être annulée. L’Union devrait également s’engager d’urgence dans un programme de dénucléarisation de la planète et dans une politique de désarmement. Enfin, il faudrait réorienter radicalement l’élargissement de l’Union européenne à l’Est, mais également au Sud en redonnant le pouvoir aux peuples de s’associer, de se séparer ou encore de décider des modalités d’adhésion.
Patrick Auzende
3 questions à Olivier Besancenot
- L’euro peut-il être l’élément fondateur de l’Europe ?
Monnaie commune, monnaie unique... Là n’est plus le problème. Je ne suis pas un nostalgique du franc. Si l’euro peut faciliter les échanges entre les pays d’Europe, s’il peut contribuer à comparer les différents niveaux de vie de chacun des Etats membres, je ne peux que m’en réjouir. Mais à quel prix. Les critères de convergence ont imposé à tous les candidats à l’euro une véritable saignée dans les dépenses publiques et une cure d’austérité pour les populations.
Il est d’ailleurs symptomatique qu’en 45 ans d’existence, la seule mesure concrète vers une unification du continent soit la monnaie. Les autres domaines où les Etats s’appliquent à créer une entité européenne sont une police européenne, une armée commune et la défense des intérêts des multinationales sous l’égide du marché. Les droits sociaux et politiques, la culture, l’emploi, la lutte contre les discriminations ont été relégués au second plan quand ils n’ont pas été simplement « oubliés » ou ignorés. Construire l’Europe sur des bases monétaires et financières est aux antipodes des attentes des millions d’Européens. Le Pacte de stabilité, imposé par la Banque centrale et le traité de Maastricht, est un carcan dépassé.
- Quelle serait pour toi cette autre Europe ?
L’Europe libérale que les capitalistes construisent favorise le dumping social et fiscal. Remettons l’Europe à l’endroit. Construisons l’Europe par les droits sociaux, par des services publics européens, par un développement écologiquement durable, par une démocratie authentique avec respect des identités culturelles et nationales, avec des droits politiques indépendants des origines nationales. Par une action européenne coordonnée, nous proposons d’imposer aux chefs d’Etat un pacte social pour le progrès, la création de services publics (postaux, ferroviaires, télécommunications...), et pour une unification des droits sociaux en s’alignant sur les plus favorables. Par exemple, un facteur, avec cinq ans d’ancienneté, gagne en salaire brut mensuel 1 450 euros en Belgique, 2 200 euros au Luxembourg et 1 250 euros en France. Pourquoi ne pas concentrer tous les efforts pour un service public postal européen avec des agents travaillant dans les mêmes conditions et avec le même salaire ?
- Comment lutter contre l’Europe libérale ?
Nice, Göteborg, Bruxelles et récemment Barcelone : pas un seul sommet européen n’a échappé aux critiques des partisans d’une autre Europe et d’une autre mondialisation. Lutter contre l’Europe libérale, c’est d’abord refuser le repli souverainiste ou nationaliste. Il faut faire converger toutes les luttes, toutes les forces politiques et sociales pour mettre en échec les tenants du libéralisme et du marché.