La publication des propositions de la sociologue Irène Théry et l’annonce du débat sur le PACS et les droits des homosexuel(e)s avaient conforté l’idée que le gouvernement féminisé et rajeuni allait enfin reconnaître des droits égaux aux couples concubins, sortir le divorce des palais de justice, officialiser l’exigence des familles recomposées, accorder les mêmes droits à tous les enfants etc. La « modernisation » du code civil allait enfin aligner le droit sur l’évolution des mentalités et des mœurs et bannir définitivement l’idée rétrograde selon laquelle la seule famille « normale » serait la famille issue du mariage.
Un pas en avant, un pas en arrière
Pour qui se souvient des discours alarmistes de Colette Codaccioni sur le déclin de la famille et de la natalité et de son projet à peine déguisé de salaire maternel pour inciter les femmes au retour au foyer, le changement était indéniable mais rien ne justifiait pour autant l’euphorie du début de l’été 1998. La lamentable défection des députés de la majorité, le 9 octobre, jour de l’ouverture du debut sur le PACS allait nous donner raison. Mais il suffisait déjà de prendre connaissance des quatre rapports préparatoires à la conférence sur la famille [1] pour s’en douter. Tous sont problématiques et parfois inquiétants. En dehors du rapport d’I. Théry, les trois autres s’inscrivent clairement dans le cadre de la politique d’austérité qu’impliquent la « réduction des déficits publics » et le retour à l’équilibre financier des caisses d’allocations familiales. Ainsi, lorsque Dominique Gillot propose d’instituer une aide modeste et sous condition de ressources pour la naissance d’un premier enfant, elle prévoit immédiatement des économies sur d’autres prestations pour financer cette nouvelle dépense.
Par ailleurs, si l’on reconnaît que les mères ont tendance à être surmenées lorsqu’elles ont un emploi, on ne dit jamais qu’elles supportent le poids des charges domestiques et éducatives comme si leurs « sacrifices » étaient... naturels. Certes, on vante les mérites de la socialisation précoce des enfants de deux ans à l’école maternelle mais surtout pour les familles qui connaissent des difficultés particulières, les familles monoparentales par exemple. On parle aussi, dans des termes imprécis, de faciliter l’accueil du petit enfant, mais pour aider (les femmes bien sûr) à « concilier vie familiale et vie professionnelle », on compte principalement sur le développement de services à domicile... solvables, pour le repassage, les courses, l’aide aux devoirs etc. Ceux-ci seraient confiés à des travailleuses familiales et à des « emplois-jeunes » au statut incertain et mal payés. Le temps partiel « vraiment choisi » et une flexibilité « harmonieuse » devraient, selon ces rapports, aider les femmes a faire face à leur double journée de travail sans trop de casse. On a oublié, à cette occasion, de rappeler que ce sont, comme par hasard, les jeunes mères condamnées aux petits boulots à temps partiel, toujours mal payés, et aux horaires flexibles exténuants qui se résignent à quitter leur emploi pour bénéficier de l’allocation parentale d’éducation à 2 900 francs. Drôle de « conciliation » dans ce cas !
L’autorité paternelle, le retour
Enfin, dans ces rapports, on affirme la volonté « d’accompagner » les parents dans « l’éducation de leurs enfants » et l’on semble exclure, pour l’instant, des « représailles sous forme de suppression des prestations familiales », pour les délits des mineurs. Mais face au développement de la délinquance des jeunes, on ne sent pas une réelle volonté de traiter ce problème mais plutôt une inquiétude quant aux conséquences électorales désastreuses que cela peut entraîner. L’analyse de départ est simpliste et les solutions dérisoires. On peut les résumer ainsi : les « dislocations familiales », les « ravages » des séparations sont l’origine d’une grande partie de la délinquance des jeunes, des préadolescents en particulier. Pour y faire face, il faudrait d’une part organiser des activités de temps libre et de loisirs de proximité pour les jeunes garçons de douze à seize ans, jusque là négligés, et surtout restaurer l’autorité paternelle mise à mal depuis plusieurs décades. L’ouverture de « maisons de la famille » et de « lieux de rencontre et de médiation » devrait aider les parents à surmonter leurs litiges et à assumer ensemble leurs responsabilites parentales.
Entendons-nous bien. Nous sommes bien sûr favorables à l’organisation de loisirs pour tous les jeunes, filles et garcons, enfants à « risques » ou non. Nous ne refusons pas l’idée de lieux de médiation pour les parents qui se séparent mais ceci, sans illusion. D’abord, parce que la délinquance n’est pas principalement le produit de la désunion des couples. Les séparations engendrent souffrances et angoisses mais elles débouchent davantage sur les tentatives de suicide et l’échec scolaire que sur la délinquance. En revanche, on peut, sans se tromper, affirmer le lien entre le chômage de masse, la misère, le désespoir de générations entières et les progrès de la délinquance, en banlieue notamment [2]. On peut donc faire le pari désolant que tant que le gouvernement n’apportera pas de solutions radicales à cette question sociale, rien ne pourra enrayer le développement de la délinquance et des violences qui l’accompagnent. Ni les centres de loisirs, ni les médiations parentales ne sont les réponses adéquates ; pas plus que la volonté de « restaurer » par tous les moyens l’autorité « paternelle », aux dépens des femmes et des enfants, inévitablement... Par ailleurs, en cas de violences conjugales ou à l’égard des enfants, il n’y a pas d’autre solution possible que la séparation radicale, qu’on le veuille ou non.
Notons que Lionel Jospin a totalement repris à son compte ce discours sur la nécessité de « conforter » la famille comme « maillon central de la cohesion sociale ». Pire, il se fait maintenant le champion de l’ordre et de la répression... républicains. En revanche, les mesures qu’il a annoncées à l’issue de la conférence sur la famille sont bien limitées, en retrait même sur sur les propositions de D. Gillot, députée PS, charge de préparer la conférence sur la famille. Pour l’avenir, il est quasiment certain que les propositions les plus audacieuses d’I. Théry sur les droits des couples concubins et le divorce administratif ne seront pas retenues ; pas assez consensuelles, paraît-il. Peut-on encore parler dans ces conditions de politique novatrice de la famille ?
Quant à notre démarche, elle est toute autre. Nous n’avons certainement pas de « modèle » familial à proposer. Comme tout le monde, nous avons le souci de l’intérêt et des besoins des enfants mais rien ne nous permet de dire aujourd’hui que c’est dans la famille nucléaire classique, hétérosexuelle comme il se doit, qu’ils sont le mieux et toujours protégés. Les rapports de domination et de soumission, de chantage affectif et de violences morales et physiques sont suffisamment connus pour ne pas idéaliser le vécu de la famille « normale », même lorsqu’elle s’est construite au départ sur le sentiment amoureux et le désir authentique d’enfants. En revanche, nous sommes favorables à des mesures sociales qui permettent la liberté et l’épanouissement de l’autre, des autres, dans les rapports entre adultes, entre adultes et enfants. À côté de lieux d’intimité indispensables pour les individu(e)s, les couples et les enfants, devraient exister des espaces de liberté où les jeunes pourraient expérimenter, selon leurs désirs, des modes de vie plus collectifs, conviviaux et autogérés. Cela suppose entre autres un urbanisme différent qui permette aux jeunes et aux adultes de passer sans difficulté de l’habitation privée à des espaces communs de proximité : crèches, salles de rencontres et de loisirs, centres de santé, restaurants associatifs, etc. Cela implique également d’autres moyens financiers pour les équipements collectifs et de sortir de la logique marchande. Une telle reorganisation sociale devrait s’accompagner d’une remise en cause de la division traditionnelle des rôles entre hommes et femmes au sein comme à l’extérieur de la famille, sans laquelle il ne peut y avoir d’émancipation des femmes.