Polarisation politique sur fond de crise de légitimité

, par MALEWSKI Jan

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Enfermé jusque-là dans les joutes policées entre une « gauche » et une « droite » se succédant au gouvernement, le champ politique a éclaté, permettant l’expression d’un désaveu massif de la politique néolibérale menée depuis vingt ans. Le premier tour de l’élection présidentielle — avec 16 candidats et un enjeu minimisé à souhait par la répétition, jusqu’à la nausée, que seul importait l’affrontement annoncé au second tour entre Jacques Chirac, le président sortant RPR, et Lionel Jospin, son premier ministre PS — a permis que s’expriment les opinions et qu’apparaissent des choix multiples. Les électeurs n’étaient pas, pour une fois, écrasés par l’obligation du « vote utile » ce qui a permis l’émergence de discours non stéréotypés.
L’idéologie néolibérale dominante vise en premier lieu à justifier une redistribution du produit social au profit du capital et au détriment du travail. C’est dans ce but que les théories néolibérales furent déterrées dans la seconde moitié des années 1970. Leur mise en œuvre a permis d’assurer une remontée sensible du taux moyen de profit au travers des privatisations massives, du gonflement de la sphère financière et de la déréglementation des relations sociales. L’envers de la médaille, c’est une paupérisation croissante de larges secteurs de la population salariée, la généralisation de la précarité et de la peur du lendemain.

Lors de la présidentielle de mai 1995, Jacques Chirac, surpris par la concurrence d’Édouard Balladur, avait eu recours à un discours prétendant mettre fin à la « fracture sociale ». Une fois élu, il a tenté de poursuivre la politique de redistribution au profit du capital, croyant, fort de sa victoire, pouvoir déstructurer le mécanisme relativement égalitaire du système de retraites par répartition dans le but d’ouvrir au capital financier une sphère jusque-là protégée. La généralisation de la grève de la fonction publique en décembre 1995 l’a obligé à mettre un coup de frein à ses projets. Les législatives qu’il a provoquées en 1997 en prononçant la dissolution de la Chambre, ont sanctionné le rejet populaire de sa politique, aggravant la crise de représentation de la droite.

Arrivé alors aux affaires, le gouvernement de la « gauche plurielle » de Lionel Jospin a tenté la solution sociale libérale au travers de réformes qui dévoyaient les aspirations des travailleurs : la réduction du temps de travail (RTT), la couverture maladie universelle (CMU), l’aide apportée aux jeunes diplômés pour l’accès au marché du travail (« emplois jeunes »). Il ne souhaitait néanmoins aucunement que ces réformes conduisent à une redistribution du produit social au détriment du capital : la RTT fut donc associée par Martine Aubry à une généralisation de la flexibilité du travail et de la remise en cause du salaire minimum universel dans le but de faciliter l’accroissement du taux d’exploitation ; la CMU ne fut accompagnée d’aucun financement complémentaire, aggravant la crise de la sécurité sociale ; les « emplois jeunes » mirent en cause le statut des salariés de la fonction publique ; les privatisations, appelées pour la circonstance « ouverture du capital », ont continué de plus belle. Bref, ce qui fut octroyé d’une main était immédiatement repris de l’autre. En associant à sa politique les Verts et le PCF en position subordonnée, Jospin espérait freiner le recul de la social-démocratie atteinte par quinze ans de gestion des intérêts de la bourgeoisie. La gesticulation brutale de l’organisation patronale (MEDEF) devait servir de témoignage des avancées sociales que les salariés et les chômeurs ne percevaient pas dans leur vie quotidienne. Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle ont sonné le glas de ces espoirs, montrant que la gesticulation médiatique ne permet pas de masquer les choix sociaux aux yeux de ceux qui en subissent quotidiennement les effets.

Le choc du premier tour

Le résultat du premier tour de la présidentielle a révélé les courants souterrains à l’œuvre :

  1. La gauche gouvernementale — représentée en 1995 par Lionel Jospin (PS), Robert Hue (PC) et Dominique Voynet (Verts) et en 2002 par Jospin, Hue, Noël Mamère (Verts) et Christiane Taubira (présentée par le Parti radical de gauche - PRG) — a perdu en sept ans plus de 3 millions de voix. Mais le recul est particulièrement prononcé pour le PS et le PC qui reculent respectivement de 2,48 millions et de 1,67 millions de voix. Le discours autosatisfait de leurs candidats a été sanctionné. Par contre les Verts, dont le candidat Noël Mamère n’a pas hésité à critiquer l’expérience gouvernementale (comme si les ministres et les députés Verts n’avaient pas approuvé cette politique...), progressent de près d’un demi million de voix. Et Christiane Taubira, candidate présentée par le PRG dont elle n’est pas membre, députée de la Guyane française, dont la campagne était centrée sur un discours humaniste généreux (en particulier elle n’avait pas hésité à s’opposer au discours “sécuritaire” dominant), obtient plus de 660 mille voix. Qui plus est, au sein de ce qu’on appelle généralement « la gauche », avec 4,6 millions de voix le candidat social-libéral Lionel Jospin réalise moins de voix que tous les autres candidats. Le cumul des voix obtenues par Arlette Laguiller, Olivier Besancenot, Daniel Gluckstein, Noël Mamère, Robert Hue et Christiane Taubira dépasse les 6 millions. La prétention du PS de représenter le « vote utile à gauche » apparaît ainsi exorbitante.
  2. Les candidats de l’extrême gauche ont focalisé les aspiration d’une fraction significative de l’électorat : près de 3 millions de voix, soit 10,44 % des suffrages exprimés — un score qui peut sans exagération être qualifié d’historique. Notons que si la candidate de Lutte ouvrière ne dépasse que légèrement son score, déjà spectaculaire, de 1995 (de 14 392 voix) et réalise 5,72 % des suffrages exprimés, l’extrême gauche doit sa percée à la candidature du jeune postier Olivier Besancenot présenté par la Ligue communiste révolutionnaire, qui obtient plus 1,2 million de voix et 4,25 % des suffrages exprimés (alors que le candidat du Parti des travailleurs, avec 0,47 % des suffrages exprimés, n’améliore pas sensiblement le score obtenu en 1988 par son mentor Pierre Boussel dit « Lambert »).
    Si les campagnes de LO et de la LCR étaient toutes deux centrées sur la critique du bilan de la gauche gouvernementale et des revendications immédiates (interdiction des licenciements, refus de la flexibilité, défense des services publics...), la campagne du candidat de la LCR permettait de sentir le souffle des mobilisations contre la mondialisation capitaliste, celui du Forum social mondial, des centaines de milliers de manifestants qui, de Seattle à Barcelone en passant par Gênes, ont marqué le renouveau des mobilisations sociales autour de l’idée qu’un autre monde est possible. « Nos vies valent plus que leurs profits ! », le slogan structurant la campagne de la LCR, indiquait de quel autre monde il doit s’agir. Le candidat de la LCR a d’ailleurs fait une percée remarquée parmi les électeurs les plus jeunes, obtenant 13, 9 % des voix des 18-24 ans (n’étant dépassé, de moins de 2 points, que par Chirac dans cette catégorie d’électeurs, qui furent très nombreux à s’abstenir) et 6,3 % des 25-34 ans [1].
  3. La tentative de Jean-Pierre Chevènement (ancien ministre de l’intérieur de Lionel Jospin ayant rompu en refusant de reconnaître le fait national corse) de se présenter comme un candidat « au-dessus » des fractures traditionnelles gauche/droite, en défense des institutions, a fait long feu. Longtemps présenté par les instituts de sondages comme le « troisième homme », essayant de ratisser large en s’entourant des transfuges de la droite radicale (députés européens élus sur les listes de Charles Pasqua) et d’autres issus de la gauche et même de l’extrême gauche [2], il dépasse difficilement les 1,5 million de voix (5,33 % des suffrages exprimés et 3,69 % des inscrits). Preuve, s’il en fallait, que les tentatives de repli national sans rupture avec le capitalisme (au contraire !) sont vouées à l’échec à l’époque de la mondialisation capitaliste.
  4. La droite « républicaine » — représentée en 1995 par Jacques Chirac (RPR) et Édouard Balladur (RPR dissident et premier ministre sortant) et en 2002 par Jacques Chirac, François Bayrou (UDF), Alain Madelin (DL) et Corinne Lepage (ex-ministre de l’environnement dans le cabinet Juppé) — a perdu plus de 2,7 millions de voix (et même plus de 3,8 millions si l’on décidait d’intégrer dans la « droite respectable » les voix obtenues en 1995 par Philippe de Villiers et en 2002 par Christine Boutin). Ce recul est d’autant plus significatif que les candidats de la droite parlementaire avaient beau jeu de se présenter comme des opposants à la politique gouvernementale menée depuis cinq ans par la « gauche plurielle » et auraient pu bénéficier du mécontentement et des déceptions que celle-ci a provoqués. Jacques Chirac lui-même, en obtenant moins de 5,67 millions de voix, a battu tous les records : aucun président sortant de la Ve République n’a eu si peu de voix au premier tour. Rappelons qu’il avait obtenu près de 6,35 millions de voix en 1995, alors qu’il était en concurrence avec le premier ministre de son propre parti, qui en récoltait pour sa part près de 5,66 millions.
  5. Le candidat du Front National, Jean-Marie Le Pen, a été mis sur le devant de la scène en dépassant de 194 600 voix Lionel Jospin. Là encore il le doit aux institutions de la Ve République qui ne prévoient le maintien au second tour de l’élection présidentielle que des deux candidats arrivés en tête. Si en 2002 les deux candidats issus du FN, Le Pen et Bruno Mégret, progressent en obtenant 815 632 voix de plus que celles obtenues en 1995 par Le Pen et Jacques Cheminade [3], et que Le Pen lui même consolide sa position en obtenant 233 575 voix de plus, il faut noter que la troisième candidate de la droite dure — Christine Boutin — obtient 1 104 123 de voix en moins que Philippe de Villiers en 1995. Si l’on observe donc dès le premier tour une radicalisation du vote de l’extrême droite, et surtout sa polarisation sur la candidature du chef du FN, celui-ci ne parvient pas à récupérer la totalité du vote réactionnaire.
    Au second tour Le Pen est parvenu à gagner 53 293 voix de plus que le cumul des voix des deux candidats issus du FN au premier tour et il améliore son score personnel de 720 319 voix. Surtout, s’il régresse dans certains départements de faible implantation, il progresse là où le FN représente une force militante établie. Si les candidats du FN aux élections législatives obtenaient le score de leur chef au premier tour de la présidentielle, ils pourraient se maintenir dans au moins 237 circonscriptions (sur 577), apparaissant ainsi aux yeux de nombreux candidats de la droite parlementaire comme partenaires incontournables de la recomposition des forces de droite. Le Pen et Mégret réunis — et Le Pen tout seul au second tour de la présidentielle — parviennent à dépasser la barre des 12,5 % d’inscrits en moyenne nationale [4], talonnant le score réalisé au premier tour par Chirac.
    Bien que contenue par les mobilisations de rue massives entre les deux tours, la progression de l’extrême droite fasciste est un fait. En le désorganisant, la scission du FN en janvier 1999 avait réduit ses capacités de mobilisation durant un temps. L’élection présidentielle — la plus favorable à la mise en avant d’un « sauveur suprême » — lui a permis de revenir au premier plan, tout en marginalisant la dissidence mégretiste qui semble déjà connaître la fuite de certains de ses cadres et militants vers leur parti d’origine. Nourri par le désespoir des couches les plus atteintes par la précarité du travail, la paupérisation, le chômage et la marginalisation, exaltant les fractures sociales que le capitalisme moderne est parvenu à introduire parmi les travailleurs, mobilisant autour de la peur des lendemains, ce nouveau phénomène fasciste profite de l’incapacité de la gauche réformiste à réaliser — et même à proposer — un projet de société différente, capable de nourrir un espoir et de refonder des liens de solidarité.
  6. Une polarisation croissante de la vie politique française apparaît au premier tour de l’élection présidentielle. Elle correspond à la tension sociale de plus en plus aiguë entre les aspirations du monde du travail et les exigences du capital. La montée de l’abstention et des votes blancs et nuls (en croissance de plus de 3,16 millions au premier tour en comparaison avec 1995) témoigne par ailleurs du désintérêt et de la passivité croissants des secteurs exclus de la population envers une représentation politique qui n’est plus du tout en phase avec leurs aspirations.

L’entrée en lice d’une nouvelle génération

La présence au second tour de la présidentielle, donc aux portes de l’Élysée, du candidat du Front national a réveillé les souvenirs les plus sombres de l’histoire de France : ceux de l’occupation nazie et du pétainisme, des tortures de la guerre d’Algérie et de l’OAS. Sans aucune vergogne les partis institutionnels et l’immense majorité des médias ont enfourché le cheval de la « République en danger » et du « front républicain », se livrant à une campagne de propagande acharnée visant à faire de Jacques Chirac le défenseur de la « démocratie ». Si la formule employée dès le soir du premier tour par Noël Mamère (Verts), « votez pour l’escroc contre le nazi », permettait encore de maintenir une distance envers le politicien bourgeois dont l’intégrité morale était mise en cause par les multiples instructions judiciaires en cours, les dirigeants du PS et ceux du PC n’ont pas hésité à le présenter comme « l’homme du sursaut démocratique ».

Une partie de l’extrême gauche (la LCR, les anarchistes), les Verts et les mouvements antifascistes et antiracistes ont d’emblée appelé à la mobilisation de rue. Dès le soir du 21 avril des manifestations ont eu lieu dans la capitale et dans plusieurs villes de province. Surtout, ces appels ont trouvé un écho dans la jeunesse, qu’il s’agisse des étudiants, des lycéens et des jeunes sans emploi ou salariés précaires, entrant en concordance avec leurs sentiments. Ceux qui espéraient un sursaut uniquement électoral en faveur de Chirac se sont, trop tard, aperçus qu’ils avaient joué avec le feu, contribuant à susciter une mobilisation de masse qu’ils ne pouvaient plus contrôler. Une nouvelle génération venait de se mettre en mouvement en France, rejoignant ceux qui se mobilisent en Italie contre la politique de Berlusconi ou en Catalogne contre l’Europe du capital.

Au cours des quinze jours qui séparaient les deux tours de la présidentielle, les manifestations contre Le Pen furent quotidiennes dans toute la France, avec le 1er Mai une mobilisation sans précédent. Toutes les villes de France ont vu déferler des centaines de milliers de manifestants : 900 000 en province selon les estimations de la police (et bien plus selon les organisateurs), 400 000 puis 600 000 (toujours selon la police) à Paris [5]. Et cela, alors que les organisateurs de la campagne de Chirac s’étaient attelés à freiner la mobilisation, laissant planer le danger de « débordements » qui, selon eux, pouvaient servir Le Pen...

Au cours de cette quinzaine « un jeune sur deux a participé à une manifestation de rue » et « au second tour, les jeunes de 18-24 ans ont voté encore plus massivement que les autres électeurs pour Jacques Chirac » [6]. Si les participants à ces mobilisations savaient parfaitement ce qu’ils rejetaient — Le Pen, son discours sécuritaire et ses velléités d’expulser les immigrés — ils n’étaient pas porteurs dans leur ensemble d’un projet anticapitaliste. N’ayant connu dans leur vie que la succession des gouvernements de droite ou de gauche qui poursuivaient la même politique néolibérale, ils n’étaient pas, ou peu, sensibles aux représentations politiques historiques et ne s’identifiaient pas, pour une large partie d’entre eux, au combat de la classe ouvrière, singulièrement brouillé par la gauche traditionnelle depuis leur naissance. Ainsi, par exemple, les militants de Lutte ouvrière qui avaient clairement appelé à ne pas voter Chirac au second tour au nom de l’indépendance de la classe ouvrière, se sont heurtés le 1er mai à l’incompréhension et même au rejet de certains de ces manifestants, pour lesquels le vote Chirac s’imposait naturellement au second tour contre Le Pen. L’absence de Lutte ouvrière dans l’organisation et la préparation des manifestations de la jeunesse après le premier tour et son discours abstrait renforçaient ce rejet. Au contraire, la LCR qui avait mis ses forces au service de la mobilisation et qui appelait à « battre Le Pen dans les rues et dans les urnes », tout en expliquant que Chirac n’était nullement un rempart contre le FN et en appelant à poursuivre les mobilisations contre Chirac à l’issue du second tour de l’élection, a pu faire progresser le niveau de conscience de cette nouvelle génération qui entrait dans le combat politique non au travers d’un discours mais dans l’apprantissage de l’action de rue. Au soir de l’élection de Jacques Chirac, à l’appel de la LCR et avec la participation des militants anarchistes et d’une partie des Verts, plusieurs milliers de manifestants ont ainsi défilé de nuit et sous la pluie dans Paris (mais aussi, par exemple, à Marseille et à Toulouse) exigeant la démission du président plébiscité.

Paysage avant batailles

Sanctionnés au premier tour de l’élection présidentielle les appareils politiques de la gauche gouvernementale et de la droite chiraquienne avaient, dès le soir du 21 avril, les yeux fixés sur les législatives des 9 et 16 juin : Chirac, avec l’espoir de regagner une légitimité ébréchée grâce à son rôle de « protecteur de la République » face au danger électoral fasciste, la social-démocratie, en se préparant à bénéficier du « vote utile » afin de remettre en selle la cohabitation institutionnelle.

Plébiscité par 82,21 % des suffrages exprimés [7], Chirac a nommé un gouvernement où le portefeuille de l’économie et des finances est confié à un grand patron de la sidérurgie [8] et qui a annoncé d’emblée la mise en œuvre des slogans de campagne du candidat : interventionnisme de la police et de la gendarmerie à l’encontre des jeunes [9], réduction de 5 %, dès 2002, de l’impôt sur le revenu [10] et augmentation du prix de la consultation médicale de base. En forçant la mise sur pied de l’Union de la majorité présidentielle autour du feu RPR épaulé par les maigres troupes de la DL de Madelin, Chirac s’est heurté à la résistance de ce qui subsiste de l’UDF de Bayrou. Le gouvernement Raffarin mis en place par Chirac s’est pourtant avéré moins soumis qu’il ne le devrait, une bonne partie des nouveaux ministres refusant de démissionner de leurs postes dans les exécutifs locaux et régionaux, « du moins pas avant les législatives », selon les dires d’un ministre — une exigence de Chirac qui ne voulait pas prêter le flanc aux accusations de cumul des mandats. Le faible score du nouveau président au premier tour de la présidentielle pèse déjà sur son équipe...

Le Parti socialiste s’est attelé à structurer la « gauche unie », au sein de laquelle l’autonomie critique des « partenaires » devrait être plus limitée qu’au sein de feu la « gauche plurielle ». Tout en levant les bras au ciel devant les propositions de partage des circonscriptions faites par la social-démocratie, les directions du PC et des Verts n’envisagent pas de changer leurs alliances avant les législatives et s’alignent, craignant de subir le sort de Chevènement, dont le PS refuse d’intégrer les candidats dans son partage des circonscriptions. Le but principal de la « gauche unie » est de convaincre l’électorat qu’elle représente le seul « vote utile » aux élections législatives.
L’extrême gauche s’y présentera divisée. Lutte ouvrière a en effet refusé une nouvelle fois la proposition de la LCR d’un accord de partage des circonscriptions qui pourrait éviter au moins la concurrence électorale entre les deux principales organisations révolutionnaires. « Nous avons des divergences à l’évidence — écrit le BP de la LCR en réponse au refus de LO — mais nous n’avons pas des “orientations opposées”, comme vous l’écrivez (pourquoi pas une “fracture de classe” entre nous pendant que vous y êtes ?) : nos deux organisations ont combattu la politique de la gauche plurielle. Nous vous avons proposé de faire ensemble un pas en avant, pour redonner espoir à des millions de jeunes et de salariés qui regardent vers nous. Vous avez encore perdu une occasion. Malgré votre sectarisme, nous ne renoncerons pas à notre volonté unitaire. » [11]

S’il sera sans doute plus ardu de combattre la pression du prétendu « vote utile » dans la désunion des organisations révolutionnaires, la LCR utilisera la campagne électorale pour continuer à mettre en avant un plan d’urgence sociale et démocratique et proposer le rassemblement de toutes les forces de la jeunesse et du monde du travail contre l’extrême droite, la droite et le patronat dans la perspective d’un troisième tour social. Les privatisations annoncées par Chirac et par Jospin, en particulier du service public de l’électricité, la mise en place des fonds de pension au détriment des retraites par répartition, les nouvelles déréglementations exigées par le patronat annoncent les affrontements futurs.

Quelle que soit l’issue des législatives de juin, les résultats du 21 avril ont permis à plusieurs millions de salariés de se rendre compte qu’ils n’étaient pas isolés dans leur rejet de la politique néolibérale, sentiment encore renforcé par la capacité des mobilisations de la jeunesse à contenir la montée du Front national. En 1995, huit mois de politique chiraquienne ont suffit pour déclencher un mouvement de masse. Et en 2002 ?

Notes

[1Selon l’observatoire de campagne Libération-Louis Harris-AOL, sondage réalisé au téléphone le 21 avril auprès de 2175 personnes âgées de 18 ans et plus, cité par Libération du 23 mai 2002.

[2Les médias ont ainsi lourdement souligné la présence aux côtés de Chevènement de François Morvan, ex-militant des Comités communistes pour l’autogestion puis de la LCR, qui ne représente pourtant ni une force politique, ni une force électorale.

[3En 1995 à la surprise générale le candidat du groupuscule d’extrême droite, le Parti ouvrier européen, avait réussi à obtenir les 500 signatures de maires et à être présent à l’élection.

[4La loi électorale française prévoit que, lors des élections législatives, les candidats ayant dépassé les 12,5 % des inscrits peuvent se maintenir au second tour. Le maintien des candidats du FN, en particulier en 1997, à permis à la gauche d’emporter la majorité des sièges à la Chambre des députés, alors qu’en voix la droite et l’extrême droite étaient majoritaires.

[5Après avoir annoncé 400 000 manifestants, la préfecture de police de Paris a corrigé ses chiffres, parlant de 600 000 — ce qui fut repris uniquement par la radio France Infos dans le journal de 1h du matin le 2 mai.

[6Selon Anne Muxel, chercheuse au centre d’études de la vie politique française (CEVIPOF), interrogée par le Monde du 10 mai 2002.

[7Au second tour sur les 41 191 169 inscrits, 8 358 874 soit 20,29 ‰ se sont abstenus, 1 769 307 soit 20,29 % ont voté blanc ou nul. Jacques Chirac a obtenu 25 537 956 voix (62,00 % des inscrits et 82,21 % des suffrages exprimés) et Jean-Marie Le Pen 5 525 032 voix (13,42 % des inscrits et 17,79 % des suffrages exprimés).

[8Francis Mer, coprésident du groupe sidérurgique européen Arcelor (fusion d’Usinor avec le luxembourgeois Arbed et l’espagnol Aceralia), ancien PDG d’Usinor qu’il a « restructuré » en supprimant 70 000 emplois avec 100 milliards de francs (15,25 milliards d’euros) d’aides publiques.

[9Aussitôt nommé ministre de l’intérieur et de la sécurité, Nicolas Sarkozy s’est rendu en Seine-Saint-Denis (banlieue nord-est de Paris) pour y rassurer les forces de la répression et le 8 mai au petit matin la gendarmerie a confisqué le matériel sono d’une rave-partie (fête gratuite avec musique techno) près de Carcassonne (le décret d’application d’une loi votée par la majorité social-démocrate a été publié le 7 mai…). Cela sonne comme une annonce des futures « bavures » policières…

[10Près de la moitié des ménages n’est pas imposable sur le revenu, alors que tout le monde subit la TVA. C’est donc un pas de plus dans la redistribution inégalitaire du produit social.

[11Rouge du 9 mai 2002 qui reproduit également la lettre de LO à la LCR.

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