La campagne de Chevènement

Nouveau sauveur à droite ?

, par PICQUET Christian

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Impossible, au stade actuel, de prédire si Jean-Pierre Chevènement demeurera le « troisième homme » jusqu’au soir du premier tour de la compétition présidentielle. Reste que sa percée dans les sondages — entre 9 et 12% des intentions de vote — se révèle de nature à bouleverser la donne politique. Mais pour quel résultat concret ?

Incontestablement, la popularité du fondateur du Mouvement des citoyens s’explique d’abord par un discours apte à catalyser les frustrations de cette fraction de l’électorat de droite qui veut sanctionner la décrépitude de ses partis traditionnels autant que les palinodies de l’occupant actuel de l’Elysée, et de cette partie du « peuple de gauche » que la gestion social-libérale des affaires publiques a totalement déboussolée. Jean-Pierre Chevènement sait à merveille capter ces sentiments mêlés au moyen d’une rhétorique qui l’amène à faire son miel de généralités du genre : « Quiconque me rejoint le fait sur la base des principes que j’ai rappelés : citoyenneté, laïcité, autorité de la loi égale pour tous, souveraineté populaire inséparable de la démocratie, égalité des chances. » L’opération marche au-delà de toute espérance puisque, sur les 12% des voix annoncées, 5% viennent de la droite et que le reste paraît provenir de ce salariat moyen et majoritairement issu de la fonction publique qui constituait jusqu’alors la base du Parti socialiste.
Mais, l’expérience le prouve hélas, le succès électoral s’avère parfois le produit de confusions savamment entretenues. Lorsque le maire de Belfort affirme vouloir se situer « au-dessus de la droite et au-dessus de la gauche », il voit se rallier à lui nombre de rescapés des aventures populistes du passé et de toutes les dérives démagogiques du camp réactionnaire : Pierre Poujade (sous les couleurs duquel un Le Pen fut élu député en 1956), une phalange d’anciens affidés de Pasqua, Michel Pinton (l’un des fondateurs de l’UDF, qui se spécialisa plus tard dans la recherche du dialogue avec le FN avant de prendre la tête de la croisade des anti-Pacs), Jean Foyer (le père de la Constitution fort peu démocratique de notre Ve République), le polémiste extrême-droitiste Jean Dutourd... Et voilà que l’on annonce qu’un Bigeard se tâterait, tandis que l’Action française manifesterait de l’intérêt ! Que pèsent encore, dans le comité de pilotage de la campagne, les rares convertis venus, eux, de la gauche ? Il faut être franchement sot pour croire que le programme du candidat ne porte pas trace d’un pareil compagnonnage. À gauche, depuis Jaurès notamment, la défense de la république s’est toujours voulue synonyme de rupture avec un système fonctionnant pour le seul profit d’une minorité de privilégiés. Chevènement n’entend plus s’inscrire dans cette continuité du combat pour la république sociale. Si, au nom de l’ordre et de la nation prétendument menacés, il affûte soigneusement ses formules vengeresses contre les particularismes régionaux ou l’ordonnance de 1945 sur la délinquance des mineurs, il évite soigneusement de reprendre à son compte les exigences nées du mouvement social ou des innombrables mobilisations en faveur d’une autre mondialisation.
Au détour de ses propositions concrètes, on découvrira ainsi qu’il se prononce pour la baisse des charges sociales sur les salaires, qu’il plaide pour l’élargissement des possibilités d’imposer aux salariés des heures supplémentaires, qu’il se fait le défenseur de l’intéressement des travailleurs aux bénéfices, ou qu’il enfourche à son tour le cheval de la réforme de la protection sociale. Rien, dans cette tonalité libérale-autoritaire, n’effraiera le Medef ou une droite qui ne trouve d’ailleurs à fustiger que « l’archaïsme » de la référence persistante à la république...
Décidément, la nostalgie de la grandeur passée du gaullisme ou les postures d’homme providentiel n’ont jamais fait une politique de gauche. Le passé ministériel de l’homme qui, au coeur du dispositif gouvernemental jospinien, aura cautionné les privatisations autant que les attaques contre le service public d’éducation ou la ratification de l’ultramaastrichtien traité d’Amsterdam, ne lui donne guère de crédit pour prétendre sortir la gauche des ornières où elle s’est embourbée. À poursuivre son cheminement actuel, Jean-Pierre Chevènement pourrait très vite devenir l’artisan d’une énième tentative de dévoiement d’électeurs de gauche vers les rives marécageuses d’une droite en complet délabrement idéologique.

Source

Rouge, n° 1947, 29 novembre 2001.

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