- Lucien Perpette : Peux-tu indiquer les raisons de ton adhésion et de ta participation au Forum ?
Rastko Mocnik : Ces dernières années, il y a eu des manifestations d’étudiants et de jeunes à Belgrade, Sarajevo, Zagreb et Ljubljana. En Bosnie-Herzégovine, ces jeunes ont établi un réseau de résistance qui couvre entièrement le pays — un véritable exploit dans cette République déchirée par les politiques nationalistes. En avril-mai 2009, les étudiants ont occupé plusieurs facultés dans de grandes villes de Croatie. A la Faculté des Lettres de Zagreb, capitale du pays, le « blocus », au cours duquel les étudiants ont organisé une vie universitaire alternative, a tenu plus d’un mois. A Ljubljana, en automne 2007, de jeunes altermondialistes ont participé à la grande manifestation syndicale contre la politique néolibérale du gouvernement et pour une politique salariale indexée sur l’évolution des profits [1]. A cette époque, l’économie croissait de façon importante, tandis que les salaires stagnaient. Par ailleurs, les jeunes sont parmi les groupes les plus frappés par la restauration néolibérale du capitalisme périphérique : les sociologues parlent de « flexibilisation discriminatoire des jeunes » [2]. En Slovénie, 37,2 % des postes de travail occupés par les jeunes entre 14 et 29 ans étaient précaires en 2001 (contre 10,1 % pour la catégorie des 30 ans et plus) [3]. La situation est particulièrement défavorable pour les diplômés des Universités : en Slovénie, la demande pour des postes de travail exigeant un diplôme universitaire est presque le double de celle de l’offre.
A la détérioration de sa situation, la jeunesse de l’ex-Yougoslavie répond par une politisation qui va se renforçant. A Ljubljana, en avril dernier, les jeunes ont organisé une manifestation antifasciste lors de l’anniversaire de la fondation du front antifasciste de 1941 : cette manifestation très réussie ciblait tant le néofascisme local que les tentatives de révisionnisme historique menées en Slovénie par l’establishment politique bourgeois.
La révolte des jeunes en Grèce a ouvert de nouvelles perspectives pour des questions pertinentes dans toute l’Europe. En ex-Yougoslavie, il y a une forte convergence des mouvements : ils défendent les acquis de l’État providence socialiste ou revendiquent leur réintroduction, comme en Croatie où le slogan des étudiants reste toujours : « Éducation gratuite pour tous ! ». L’échange des informations et des points de vue entre ces initiatives était donc un événement à ne pas manquer. Surtout parce que les problèmes qu’ils confrontent ne peuvent pas être réglés dans le cadre d’un seul pays.
- Lucien Perpette : Que penses-tu de l’apparition et des activités du mouvement DOSTA à Sarajevo ?
Rastko Mocnik : Ce mouvement est impressionnant : alors qu’au début, il ne semblait être qu’un mouvement d’émeutes de rue quasi spontané, il s’est très vite organisé en un réseau qui relie les villes les plus importantes du pays. En ce moment, c’est probablement le seul réseau politisé qui brise les barrières imposées par les politiques nationalistes en Bosnie-Herzégovine. Quoique récent et composé de jeunes dont la plupart n’avaient pas d’expérience politique antérieure, c’est un mouvement politiquement mûr et qui réfléchit d’une manière stratégique : leurs revendications sont radicales (rétablissement de l’État social), mais ils ont réussi à éviter tout extrémisme aventurier.
- Lucien Perpette : Quel est ton appréciation des différents intervenants et des propos qu’ils ont avancés dans la réunion ?
Rastko Mocnik : J’étais surpris tant par le radicalisme anticapitaliste des participants que par le haut niveau intellectuel des discussions. L’hégémonie idéologique libérale reproduite quotidiennement par les grands médias n’a évidemment pas de prise sur les jeunes. L’isolement des pays post yougoslaves s’est traduit en une soif intellectuelle et théorique. Et le scandale quotidien de la vie misérable et des injustices commence finalement à trouver son langage de résistance. Ces jeunes gens se sont appropriés la puissance des technologies électroniques et possèdent les compétences pour les utiliser. On leur a imposé une pauvreté scandaleuse pour leur existence matérielle, on les exploite, on les prive de l’accès à la vie publique, mais ils et elles ont trouvé des moyens pour s’émanciper intellectuellement, idéologiquement. C’est vraiment impressionnant.
- Lucien Perpette : Le programme a été assez chargé car il contenait des vidéos et des interventions. Que penses-tu de ce procédé ?
Rastko Mocnik : Grâce à la passion que les participant(e)s ont apportée dans leurs contributions, l’intensité de la réunion était tout à fait tolérable. Il faut remarquer la capacité de ces mouvements à documenter leurs actions et à les diffuser par la suite. La vidéo se révèle un média très pratique, économique et qui fonctionne à plusieurs niveaux (cumul de l’information visuelle et du langage, charge émotionnelle et impact intellectuel à la fois). Il y a là des forts potentiels de mobilisation. Ces groupes sortent sur le net et sur papier, nombre de petites revues d’un niveau assez élevé. On y publie des textes qui ne peuvent pas l’être par de grands médias privatisés et commercialisés, ils sont fréquemment écrits par des universitaires ou autres spécialistes. On remarque aussi un phénomène linguistique intéressant : tandis que les politiques nationalistes des classes dominantes s’efforcent d’émietter l’aire de la langue « serbo-croate » de jadis, les effets pratiques de ces tentatives vont à l’inverse de leurs intentions, car ils ne bloquent pas l’inter compréhensibilité des discours mais, au contraire, enrichissent le fonds lexical et les combinaisons syntaxiques d’un langage qui, désormais, alors qu’il ne prétend plus être une « langue nationale », sert néanmoins — ou, peut-être, mieux encore — aux peuples de l’ex-Yougoslavie pour commencer à s’entendre.
- Lucien Perpette : Des divergences sont apparues dans la petite commission chargée de rédiger la déclaration finale. Peux-tu commenter l’évolution des idées au sein de la commission ?
Rastko Mocnik : C’était un épisode fort instructif. Le discours écrit, étant plus formalisé et décontextualisé que la communication orale, est par la même plus enclin aux stéréotypes et aux « préconstruits » idéologiques. Par conséquent, la première version de la déclaration finale que la commission avait proposée fourmillait de clichés libéraux, d’expressions de la « langue légitime » de la périphérie du Sud-Est européen. Elle a provoqué un vif débat qui s’est parfois durci. La commission s’est retirée, pour proposer une nouvelle version. Pour autant que j’aie pu suivre sa démarche, il m’a semblé que ses membres faisaient, en quelques minutes, des progrès pour lesquels ils auraient eu besoin de plusieurs années s’ils avaient été isolés.
- Lucien Perpette : DOSTA est foncièrement antinationaliste. Ce facteur est-il à même de gagner la société bosniaque (au sens de tous ses citoyens, quelle que soit leur « nationalité », religion, etc.) et comment DOSTA peut-il y contribuer ? Penses-tu qu’il faudrait continuer à organiser des Forums des Résistances, où devraient-ils se dérouler et quels pourraient en être les participants ?
Rastko Mocnik : DOSTA est un grand début. Il est le produit de l’auto-organisation d’un nombre croissant de jeunes, un acquis remarquable même si on ne tenait pas compte des conditions extrêmement défavorables qui déterminent toute action politique en Bosnie-Herzégovine. Ce qui en deviendra à l’avenir reste à voir : il faut espérer que le mouvement a déjà suffisamment transformé la scène politique pour ouvrir l’espace aux initiatives de gauche. Ce qui est certain cependant, c’est que ni DOSTA ni aucun autre mouvement en ex- Yougoslavie ou dans les Balkans ne peut faire quoi que ce soit d’important dans les limites des États nationaux, ni par ses seules forces. La faiblesse même de ces nouvelles constructions juridico-politiques est une chance pour des mouvements plus larges, régionaux, qui pourraient mettre à l’ordre du jour des vrais problèmes qui concernent les peuples des Balkans : les politiques néocoloniales de l’UE, les coalitions prédatrices locales et leur connivence avec le capital transnational, l’exploitation croissante des masses et la question même de la légitimité de la restauration du capitalisme dans le monde post-socialiste. C’est pourquoi il faut maintenir et resserrer les contacts entre les mouvements de résistance, commencer à synchroniser les activités, voire commencer à former un front uni. Dans cette perspective, bien sûr, il faudrait intégrer les mouvements de toute la sphère post-socialiste — quoique, en effet, ce déterminant devient de plus en plus inopérant : il faudrait parler plutôt de la nouvelle périphérie européenne. Le passé socialiste acquiert alors une valeur nouvelle : comme expérience historique de l’État providence périphérique, avec ses dynamiques politiques spécifiques, et aussi avec des acquis à ne pas oublier.
- Lucien Perpette : Comment passer des revendications démocratiques, citoyennes à des revendications sociales qui remettent en cause la logique capitaliste néolibérale ?
Rastko Mocnik : En Yougoslavie, on a pu observer, dans un laps de temps relativement court, le « développement » périlleux qui a transformé le peuple yougoslave (constitué politiquement dans la lutte antifasciste et la révolution socialiste) d’abord en des nations (sanctionnées comme le corps citoyen des Républiques fédérales par la Constitution de 1974) et finalement en des communautés ethniques identitaires, le support social des nouveaux États ou, plutôt, des constructions juridico-politiques actuelles. Ce développement s’est propulsé par des luttes de classe jusqu’à maintenant pas vraiment analysées, mais dont le résultat a été la transformation des groupes dominants du système socialiste en une nouvelle bourgeoisie avec ses fractions économique (nouveaux propriétaires des moyens de production), politique et culturelle (l’ancienne bureaucratie des appareils culturels, génératrice de l’idéologie nationaliste). La plateforme commune de ces trois fractions de la nouvelle classe dominante était l’idéologie de la démocratie parlementaire bourgeoise, avec ses composantes classiques (droits de l’homme, État de droit, hégémonie de l’idéologie juridique, etc.). Cette idéologie a servi à la légitimation des privatisations et des dénationalisations — donc à l’expropriation des peuples des richesses qu’ils ont créées pendant le socialisme. L’idéologie démocratique bourgeoise s’est donc bien discréditée — ce qui d’ailleurs est une circonstance dangereuse dans ces temps de pauvreté qui avance et de tensions sociales qui s’aggravent. L’idéologie bourgeoise pseudo-démocratique et « nationale » a fait des ravages pendant les guerres post yougoslaves. La plupart des constructions politico-juridiques postyougoslaves se sont constituées par le nettoyage ethnique : à commencer par la Slovénie où l’expulsion des « non autochtones » s’est faite de manière administrative, avec l’ordinateur, pas avec le fusil comme ailleurs [4]. L’idéologie bourgeoise « démocratique » et citoyenne n’a pas beaucoup de sens dans ces conditions. Les constructions juridico-politiques qui se légitiment par le nationalisme et la « démocratie » libérale ont commencé par exproprier leurs populations des richesses qu’elles avaient produites dans le passé [5] ; elles continuent de jouer le rôle de facilitateur de l’exploitation de leurs peuples et des territoires par le capital transnational. Par conséquent, tout mouvement politique défendant les intérêts des classes laborieuses doit commencer par questionner tant la « démocratie » libérale que les prétentions nationalistes.