Maastricht : qu’est-ce qu’il y a vraiment dans le Traité ?

, par DURAND Maxime

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Le nombre de personnes qui ont lu le volumineux texte du Traité de Maastricht doit être finalement assez réduit. Mais il n’est pas inutile de savoir exactement de quoi on discute, et ce dossier propose une lecture — commentée — du contenu de l’accord ratifié par les gouvernements européens en février dernier.

« Par le présent traité, les hautes parties contractantes instituent entre elles une Union européenne » : voilà commence le texte, qui affirme donc l’ambition de constituer une nouvelle étape dans la construction communautaire. Cependant, la lecture des principales têtes de chapitre (sept « Titres », plus des « Protocoles » et des « Déclarations ») donne immédiatement un sentiment de bric-à-brac. On trouve évidemment l’Union Economique et Monétaire, la politique étrangère et la défense, la citoyenneté européenne, des mesures de « cohérence » régionale, la coopération accrue en matière judiciaire et policière. Tout cela est par ailleurs noyé dans un déluge de déclarations sans contenu. On apprend ainsi que « l’Union se donne pour objectif de promouvoir un progrès économique et social équilibré et durable ». L’action de la Communauté comporte les monts et merveilles suivants : « renforcement de la cohésion économique et social, une politique dans le domaine de l’environnement, le promotion de la recherche, une contribution au renforcement de la protection des consommateurs ». Cela dit, le ton est quand même donné, si l’on prend la peine de constater les absences : l’Union — et pour cause — ne se fixe aucun objectif du point de vue de la lutte contre le chômage.

Subsidiarité

Le Titre II constitue avec le Titre V sur la politique étrangère, la partie centrale du document. Il s’ouvre sur une référence explicite au principe dit de « subsidiarité » défini de la manière suivante : « Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action engagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ».

Ce rappel revêt une grande importance et signifie que les éléments de supra-nationalité ou, plus précisément, d’Etat européen doivent être réduits au minimum strictement nécessaire. Dans le domaine de l’Europe sociale, qui constitue bien évidemment l’un des grands absents de ce texte, la réaffirmation solennelle du principe revient à assumer la voie de la déréglementation. Il est clair en effet que toute avancée vers une espace social européen, au sens précis du terme, ne peut passer que par une avancée vers l’harmonisation des législations (salaire minimum, conventions, représentation des travailleurs, etc.) que la subsidiarité, qui est le cheval de bataille des Anglais et des Allemands, conduit à récuser. Ce principe a d’ailleurs été énoncée en termes crus par Mme Thatcher déclarant en 1988 : « L’objectif d’une Europe ouverte à l’entreprise est la force motrice à la base de la création du marché unique européen d’ici à 1992. [...] Notre objectif ne doit pas être de délivrer à partir du centre toujours plus de règlements plus détaillés ; il doit être de déréguler, d’éliminer les contraintes commerciales, et d’ouvrir ». On ne saurait être plus clair.

Citoyenneté

Une des dispositions présentées comme les plus novatrices du Traité est l’institution d’une citoyenneté de l’Union dont bénéficie « toute personne ayant la nationalité d’un Etat membre ». Les citoyens en question ont le droit de libre circulation et de résidence sous réserve cependant « des limitations et conditions prévues par le Traité et par les dispositions prises pour son application » et surtout le « droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales dans l’Etat membre où ils résident » ainsi qu’aux élections européennes. Il s’agit là d’une réelle transformation du droit, qui a d’ailleurs rendu nécessaire une révision de la Constitution en France, mais qui est quand même le minimum communautaire que l’on pouvait attendre. Les capitaux ont d’ores et déjà une totale liberté de circulation et de résidence, et ils ont un droit de vote universel, par exemple en matière de licenciements. Il était donc difficile de faire moins pour les personnes.

Il va de soi que la conception officielle de cette nouvelle citoyenneté est profondément réactionnaire, surtout si on la rapproche des accords de Schengen. Elle constitue une discrimination à l’intérieur des étrangers vivant dans chacun des pays et renvoie à une conception frileuse d’une Europe fermée aux autres, et notamment à ses voisins de l’Est et du Sud. Pour prendre l’exemple de la France, le nombre d’étrangers y était de 3,7 millions au recensement de 1982, dont 1,6 millions en provenance d’autres pays de la CEE (340 000 Italiens, 327 000 Portugais, 767 000 Espagnols). Les résultats du recensement de 1990 ne sont pas encore disponibles mais devraient tourner autour de 3,8 millions dont 1,3 de la CEE et 2,5 hors-CEE. Les uns voteront et les autres pas. Et cette distinction, qu’on le veuille ou non, sera en pratique fondée sur la race.

Cette conception d’une Europe-forteresse blanche apparaît aussi avec la place que prend dans le texte du Traité le coopération intérieure et judiciaire, autrement dit les dispositifs tendant à coordonner l’action des polices. La place prise récemment par la polémique sur les visas n’est anodine : elle illustre la nécessité pour chaque pays de maintenir des exigences de contrôle à l’égard de pays tiers.

Souveraineté et institutions

C’est sur ce point qu’avancent les défenseurs de la Nation, de Chevènement à Séguin : les accords conduiraient à des abandons de souveraineté nationale notamment en matière de politique étrangère et de sécurité communes. À y regarder de plus près, les choses sont assez différentes. Dans les domaines d’intérêt commun qui restent à définir mais qui couvriront sans doute des aspects tels que le contrôle des armements et des exportations d’armes et la non6prolifération nucléaire, « le Conseil décide, sur la base d’orientations générales du conseil européen, qu’une question fera l’objet d’une action commune » et il « statue à l’unanimité ». Puis, dans un second temps, « le conseil définit les questions au sujet desquelles des décisions doivent être prises à la majorité qualifiée ». Cette majorité nécessite 54 voix sur 76, avec l’accord d’au moins huit pays. Le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et l’Italie disposent chacun de dix voix, l’Espagne de huit, la Belgique, le Pays-Bas, la Grèce et le Portugal en ont cinq, l’Irlande et le Danemark trois et le Luxembourg une seule.

On peut donc imaginer des cas de figures où une décision serait prise contre l’avis de l’un des grands pays, dont la France. Mais avant d’arriver à une telle situation, il aurait fallu que le pays en question accepte le principe d’une prise de décision à la majorité qualifiée. Il s’agit donc d’un « transfert de souveraineté librement consenti ». Le texte amendé de la Constitution française parle d’ailleurs « d’Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont constitués, d’exercer en commun certaines de leurs compétences ». Bref, le traité de Maastricht définit des procédures visant à ce que la CE adopte des positions communes sur la défense et la politique extérieure, mais ne représente pas pour autant un saut qualitatif par rapport à des situations récentes où l’Europe a fait preuve d’assez larges discordances de vue, par exemple sur la question yougoslave. Les éléments de mise en place d’un Etat supranationale, s’attribuant une partie des compétences jusque là réservée aux souverainetés nationales restent donc hypothétiques : Maastricht est en soi une coquille vide dont la question de savoir si elle sera remplie ou non trouvera une réponse ailleurs que dans le Traité.

Du côté des institutions, le Traité institue une procédure compliquée baptisée « codécision » qui permet d’associer le parlement Européen aux décisions prises par le Conseil des Ministres. En cas de litige entre les deux instances, sera institué une confrontation entre les deux instances au sein d’un « Comité de conciliation », le Parlement conservant un droit de veto ultime.

L’écu au coeur du traité

On pourrait dire que Maastricht c’est l’Ecu, plus quelques éléments décoratifs autour. Le calendrier de l’unification monétaire est en effet le seul élément précis et irréversible du Traité. Rappelons-très brièvement les trois étapes vers l’Ecu. La première phase est en cours et devrait s’achever fin 1993, chaque pays s’efforçant d’assurer la convergence. Le 1er janvier 1994 commencera la seconde phase avec la mise en place de l’Institut Monétaire Européen. La convergence continue, les changements de parités sont encore possibles. Le 1er janvier 1997 marque le début de la troisième phase et l’union monétaire sera à cette date effective entre les pays qui réuniront les critères de bonne gestion. Cette dernière phase culminera le 1er janvier 1999, date à laquelle l’Ecu deviendra de toute manière la monnaie unique européenne et où le Système Européen de Banque Centrale sera mis en place. C’est là que réside la fameuse irréversibilité du Traité. Les pays retardataires devront attendre de respecter les critères.

Les conditions à remplir portent sur cinq variables économiques : taux d’inflation (ne pas dépasser de 1,5 % la moyenne) ; dette publique (moins de 60 % du PIB) ; déficit public (moins de 3 % du PIB) ; taux d’intérêt (pas plus de deux points de la moyenne) ; et enfin taux de change (deux ans sans sortir des marges du SME). Aujourd’hui, trois pays seulement répondent à ces critères : la France, le Danemark, et le Luxembourg. La question fondamentale qui se pose est de savoir quel est le coût de la convergence. L’Italie a un déficit public qui représente 104 % du PIB : comment va-t-elle redescendre à 60 % ? L’Allemagne a un déficit public de 3,7 % : imagine-t-on sérieusement qu’elle va financer la réunification sans creuser encore cet endettement ?

On a alors le choix entre deux scénarios. Soit une Europe démultipliant la politique de Bérégovoy : priorité aux variables financières, on converge vers le bas en freinant la croissance, et l’on crée quelques millions de chômeurs en plus. C’est le scénario-catastrophe rendu plausible par l’indépendance de la Banque Centrale Européenne et par l’impossibilité de jouer sur autre chose que les politiques budgétaires et donc la croissance. Comme il n’y a pas d’autre manière d’assurer la convergence, l’autre scénario est alors celui ou un nombre significatif de pays, surtout ceux du Sud (la Grèce est à 18 % d’inflation et 18 % de déficit public), restent en-dehors de la troisième phase. Le coût fabuleux de la réunification rend même plausible la non-satisfaction par l’Allemagne des conditions requises. Parmi les grands pays, la France se retrouverait seule avec le Royaume-Uni, doubles champions de la rigueur financière et du chômage. Mais dans ce cas la monnaie unique n’a plus de sens. Le projet d’unification monétaire est donc profondément contradictoire [1].

Deux caractéristiques essentielles

Le trait finalement le plus frappant du traité de Maastricht réside dans le double déséquilibre qui apparaît dans sa conception. Le premier oppose la monnaie et le marché aux autres dimensions économiques et sociales. Autant on avance relativement vite, et avec un calendrier précis, sur la voie de l’unification monétaire, autant on ne trouve que peu de choses sur le reste. De très importants débats, qui traversent les bourgeoisies elles-mêmes ne trouvent aucune réponse dans le texte de l’Accord ou n’y sont traitées qu’allusivement.

Trois exemples peuvent être donnés de ces silences. La politique industrielle européenne n’est pas définie que ce soit du point de vue des restructurations et des alliances de capitaux européens, de la réglementation des marchés publics, ou de l’ouverture du Grand Marché aux concurrents. Pourtant, une fraction importante du patronat européen (des industries électronique et automobile, plutôt en France et en Italie) réclame de manière véhémente une certaine dose de protectionnisme destinée à donner corps à des industries réellement européennes.

Un second exemple, et là le vide est réellement béant, est donné par l’Europe sociale, sans doute la grande absente du Traité. Quelle sera l’orientation de l’Union en matière de législation du travail : se fixera-t-elle comme objectif une harmonisation vers le haut ou favorisera-t-elle la mise en concurrence des systèmes sociaux ? Ne pas poser la question, c’est évidemment y répondre, mais c’est aussi ignorer les interrogations qui peuvent surgir quant à l’efficacité économique d’une Union monétaire dont les modalités risquent d’être ravageuses du côté de l’emploi. Enfin la question des disparités régionales est superbement évacuée au prix de quelques références incantatoires à la cohésion. Ou bien l’Union Economique n’a aucun effet, ou bien elle en a, mais dans ce cas ces effets s’inscrivent dans les réalités régionales : convergence ou fractionnement accru, comment et pourquoi ? On n’en sait rien.

La seconde incertitude que ne règle pas le Traité, porte sur la question de l’Etat ou plutôt des instances étatiques européennes : dans l’histoire du capitalisme on ne connaît pas vraiment d’exemple d’unification économique réelle (pas seulement une zone de libre commerce) qui ne se soit pas accompagnée de la formation d’un Etat-Nation ou d’un Empire dominé par un Etat. C’est quelque chose de différent qui se met en place dans la CE : on a déjà dépassé le simple traité de libre échange (le « Marché unique ») mais personne n’est d’accord ni sur les objectifs, ni sur les voies à suivre, ni sur les rythmes, ni sur l’extension de la construction. On a l’impression au total de voir fonctionner une sorte de syndic des classes dominantes nationales cherchant à établir une coordination entre leur instruments nationaux de pouvoir politique et un pouvoir économique débordant largement les frontières étatiques. Maastricht représente un compromis incertain, instable, dont l’évolution est difficile à prévoir, mais une chose au moins est parfaitement clair : il s’agit là d’un débat interne à la bourgeoisie, auquel prennent part également les tenants de versions différentes de la collaboration de classes. Il est plus que temps que l’intervention des travailleurs vienne peser sur des processus irréversibles, lourds de risques de régression sociale et sur lesquels ils n’ont de toute façon pas leur mot à dire.

P.-S.

Rouge, n° 1496, 21 mai 1992.

Notes

[1Sur l’ensemble de cette discussion, on pourra se reporter à un remarquable article de Jacques Le Cacheux, Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak « Maastricht : les enjeux de la monnaie unique » paru dans la Lettre de l’OFCE du 24 janvier 1992 et reproduit dans Problèmes économiques n° 2274 du 7 mai 1992.

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