« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme : et ce n’est jamais de nos besoins que nous parlons, c’est toujours de leur avantage. »
Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations.
Linux ou la saga imprévue d’un logiciel libre. Libre, le logiciel ? L’adjectif apposé à ce produit emblématique de l’avènement de la micro-informatique sonne comme une provocation. La pression de sélection concurrentielle par un effet de bouclage du marché taillait un empire à Microsoft et réduisait les prétentions d’Apple au pré carré des inconditionnels. Le logiciel semblait avoir intégré définitivement la sphère des biens privés en démontrant que le standard retenu par le marché n’était pas nécessairement le meilleur.
La provocation ne vint pas du retour espéré de Steve Jobs et de sa pomme, mais de l’irruption sur Internet à partir de 1991 d’un pingouin nommé Linux. Ce nouveau système d’exploitation pour micro-ordinateur mis gratuitement à la disposition des internautes par son concepteur Linus Torvalds, étudiant à l’université d’Helsinki, devint rapidement la coqueluche de la communauté des hackers, artistes de la programmation système et autres bidouilleurs de code, qui hante les arcanes du Net. En effet, outre ses qualités techniques, Linux présentait une particularité essentielle aux yeux de cette communauté : la possibilité d’accéder au code-source du logiciel, texte complet des instructions explicites de programmation. Cette liberté d’accès au code-source du logiciel, revendication de la communauté des hackers dans les années quatre-vingt, est au coeur du modèle de création et de diffusion de l’innovation technologique porté par les promoteurs du logiciel libre.
Le logiciel peut être libre... mais pas toujours gratuit ! En effet, tout ceux qui se sont frottés à Linux ont pu l’expérimenter à leurs dépens : le gentil pingouin est un compagnon parfois difficile à maîtriser. Et les difficultés d’installation peuvent s’avérer d’un coût prohibitif pour l’internaute moyen. À telle enseigne que les aficionados organisent bénévolement des "parties" où chacun apporte son micro pour y installer Linux et s’initier à son fonctionnement [1]. Mais ce mouvement n’aurait pas suffi à sortir Linux et l’ensemble des initiatives qui l’accompagnent [2] du cercle limité des programmeurs systèmes et des enseignants en informatique. Car hormis quelques initiatives dispersées de constructeurs comme Dell ou IBM, il n’est pas facile de trouver un ordinateur personnel équipé d’un système d’exploitation Linux pré-installé. En fait, certains éditeurs comme Red Hat Software, intéressés par cette niche technologique, tentent de surfer sur la vague Linux en proposant une interface grand public à un coût raisonnable.
Viable, le logiciel libre ?
Linux bénéficie aujourd’hui du soutien d’une communauté comprenant plus de 10 millions d’utilisateurs selon certaines estimations [3]. L’affaire paraît donc suffisamment prometteuse pour susciter l’intérêt des grands noms de l’industrie du logiciel. Pourtant, en 1994, aux premiers jours de la diffusion officielle de la version 1.0, Linux constituait un pari encore hasardeux : Bob Young, co-fondateur de Red Hat Software, qualifiait alors son succès de "gros coup de chance".
Comment un petit pingouin peut-il affronter le quasi-monopole de Microsoft adossé à une base de plus de 230 millions de systèmes installés ? Plus d’une entreprise aurait hésité à confier son informatique à un groupe informel d’individus considérés il n’y a pas si longtemps comme une bande de farfelus. Mais la direction de Netscape, voyant dans le succès de Linux une brèche stratégique pour échapper à l’étreinte fatale de Microsoft, s’y est engouffrée avec à sa suite une série d’éditeurs de logiciels indépendants comme Corel, Star Division ou Abisource. Ces éditeurs sont en passe d’être rejoints par un certain nombre de constructeurs de stations de travail équipées de processeurs RISC [4] comme IBM, Apple et Sun Microsystems. La déferlante Linux touche également les systèmes de gestion de base de données en la personne d’Oracle, l’éditeur dominant du marché, qui annonce son ralliement [5].
Microsoft a senti le vent du boulet : une série de notes internes, découverte le 31 octobre 1998 et baptisée "Halloween par ses diffuseurs sur le Net, dissertent sur la menace constituée par Linux. Ainsi, la firme de Redmont pourrait bien lancer une contre-offensive en annonçant une version d’Office, sa suite bureautique, sous Linux. Et, par la même occasion, en faire l’un des arguments de sa défense dans l’un des derniers procès antitrust de ce siècle.
En effet, le 10 août 1999, les avocats de Microsoft et ceux du département américain de la justice [6] déposaient leurs premières conclusions devant le juge fédéral Jackson dans un procès antitrust [7]. Ce procès devrait marquer les annales juridiques de la législation antitrust aux USA et peut-être bouleverser le paysage de l’industrie du logiciel : démantèlement de l’empire fondé par Bill Gates ou affaiblissement de la lutte contre les monopoles ?
Car tel est l’enjeu d’un procès où Microsoft est accusé de "campagne anticoncurrentielle et prédatrice envers son grand rival Netscape sur le marché des logiciels de navigation sur Internet [8], mais également envers d’autres opérateurs industriels tels que Sun Microsystems, Intel ou Apple. L’abus de position dominante stigmatisé par le département américain de la justice consiste à verrouiller le marché par le biais de matériels et de logiciels commerciaux aux spécifications quasiment inaccessibles. Saine concurrence ou modèle de comportement illégal, le juge Jackson devra trancher.
Quelle qu’en soit l’issue, ce procès devrait illustrer le débat qui oppose en matière de logiciels deux conceptions du régime juridique de propriété intellectuelle en tant que mode d’incitation économique à la création et la diffusion d’innovations technologiques : logiciel "libre ou "propriétaire ?
(R)évolutions dans la protection juridique du logiciel.
Pour les tenants de la première option, sont considérés comme libres les "logiciels disponibles sous forme de code source, librement redistribuables et modifiables [9]. Tribun de la Free Software Foundation [10] (FSF), Richard Stallman précise qu’un logiciel libre doit offrir "la liberté à ses utilisateurs d’exécuter, de copier, de distribuer, d’étudier, de modifier et d’améliorer le logiciel.
Principalement instauré par la licence GPL (General Public Licence) du projet Gnu [11] de la FSF, le mode de diffusion/protection fait du logiciel libre un bien public, en tant que service non marchand non-exclusif c’est à dire appropriable par tous sans rivalité entre consommateurs. Le terme "libre n’implique pas la gratuité du logiciel contrairement à une confusion souvent répandue dans l’esprit du grand public [12]. À l’inverse d’un programme du domaine public dont le code-source également disponible est utilisable par tous, le logiciel libre jouit de nombreuses protections grâce aux différentes licences de "logiciel à code ouvert dont GPL constitue le prototype.
Les garanties majeures de la licence GPL offrent à l’utilisateur un certain nombre de libertés. Ces libertés concernent la distribution des copies du logiciel libre, la facturation de ce service, l’accès au code source, la modification ou l’utilisation d’éléments de ce code source au sein d’autres logiciels libres. Cette philosophie juridique de protection des libertés est désignée par Richard Stallman, son inspirateur, sous le terme de copyleft par opposition au copyright qui constitue le mode classique de protection juridique des droits de propriété sur le logiciel aux USA.
À l’opposé, le logiciel propriétaire est un bien privé dont les codes sources ne sont généralement pas accessibles et dont l’utilisation est soumise à restriction. Le progiciel, version commercialisée du logiciel propriétaire, est en général dédié à une seule application. Sur cet axe opposant biens privés et biens publics, d’autres modalités de diffusion/protection peuvent être distinguées. Le shareware est un progiciel dont l’utilisation, souvent gratuite pour une période d’essai, est soumise à une rétribution modeste et généralement directe de l’auteur couvrant les frais de mise à disposition et de maintenance. Le freeware est un logiciel caractérisé par sa gratuité (free of charges), mais il n’est pas libre puisque son code-source n’est généralement pas accessible.
Depuis le succès de Linux les initiatives ont fleuri, chacun cherchant à privilégier un mode particulier d’interaction avec les acteurs du logiciel libre. Ainsi, Netscape et Sun proposent-ils désormais leur propre version du Copyleft, où l’offre de partenariat se tourne plus volontiers vers les entreprises. Face à ces tentatives, certains leaders de la communauté du logiciel libre, tels Eric S. Raymond et Tim O’Reilly, ont pris l’initiative de publier une directive Open Source définissant le "logiciel à code ouvert en reprenant les termes du Debian Social Contract [13]. Cette directive Open Source permet d’unifier les principes régissant la création/diffusion/protection du logiciel libre tout en autorisant la promiscuité de code propriétaire et de code libre au sein d’un même logiciel.
Pourquoi le sentier de l’innovation s’est-il brusquement élargi ? Les dynamiques d’adoption des innovations permettent à la théorie économique de rendre compte de la domination des solutions logicielles proposées par Microsoft. La diffusion du système d’exploitation Windows, bénéficiant d’accords de pré-implantation avec la grande majorité des constructeurs de Personal Computers, s’est largement appuyée sur le supplément d’intérêt stratégique offert par la convention propriétaire de la firme de Redmont en termes de rendements croissants d’adoption, que ce soit pour les fabricants de composants, les assembleurs de système ou leurs équipementiers, et plus généralement pour les producteurs de technologies de l’information et de la communication sur le marché de masse de la micro-informatique.
Comment expliquer alors le succès du logiciel libre dans ce contexte ? Les qualités intrinsèques de Linux en tant que système d’exploitation ont séduit les utilisateurs : compacité, modularité, efficacité, portabilité sur une large gamme de matériels, du vieux PC 386 aux stations de travail multiprocesseurs. Les choix de développement effectués par Linus Torvalds ainsi que le style de programmation système adopté par la communauté des développeurs sont certainement à l’origine de ces qualités techniques. Pour les enseignants d’informatique, c’est avant tout un outil pédagogique pour initier leurs étudiants au fonctionnement des systèmes d’exploitation. La logithèque de Linux, comprenant plus de 400 logiciels d’application, arrive désormais à maturité. Elle est très largement orientée vers les besoins des internautes, scientifiques comme techniciens. De plus en plus d’entreprises utilisent Linux pour la gestion de leurs sites internet.
Le modèle de création et de diffusion adopté par la communauté Linux constitue un facteur de développement tout aussi important que ses qualités techniques. Linux est un logiciel développé en coopération par une communauté de programmeurs dont la cohésion fonctionne sur la reconnaissance plus que sur la rétribution. Cette communauté offre une capacité d’innovation, de réactivité et d’adaptation assez exceptionnelle qui séduit les entreprises utilisatrices. "Un système économique solide bien qu’inhabituel observe Bob Young. Ce modèle adopté pour le développement de Linux est au cur de la nouvelle logique économique qu’Eric S. Raymond appelle de ses vux. Le modèle du "bazar" [14] défendu par ce théoricien du logiciel libre offre une alternative à celui de la “cathédrale”, représentant la culture du secret imposée par les géants du logiciel propriétaire.
Exploitation d’une niche technologique contre rendements croissants d’adoption. L’importance des interactions entre utilisateurs dans le mode de développement et de diffusion du logiciel suggère des explications combinant effets de réseau et irréversibilité. Ainsi, les agents économiques présentant des similarités en termes de base technologique installée ou des proximités spatiales ou institutionnelles constituent des clubs ou des niches au sein desquels peuvent se maintenir des choix technologiques différant des solutions dominantes. Ces sous-espaces technologiques s’avèrent attractifs pour les utilisateurs de logiciels, car les coûts de transaction liés aux apprentissages y sont plus faibles en raison des proximités technologiques ou institutionnelles ; les coûts de compatibilité avec les solutions dominantes y sont ignorés ; les coûts d’usage (coût de l’environnement matériel, droit d’accès au logiciel) peuvent y être minorés.
Ainsi, par la conception coopérative et distribuée de son mode de développement et l’effet démultiplicateur de son mode de diffusion, le logiciel libre participe d’un mouvement de renforcement des externalités de réseau au sein de la niche ou du club constitué par un complexe informationnel technico-scientifique particulier. Resitué dans une perspective évolutionniste [15], le succès du logiciel libre signale l’émergence d’un nouveau régime d’appropriation des opportunités technologiques pour le secteur industriel des technologies de l’information.
Un système social interactif de création/diffusion de l’innovation technologique. Le succès du logiciel libre s’analyse également comme l’émergence d’un système social interactif de création/diffusion des innovations technologiques de nature immatérielle. Le modèle coopératif permettrait une mobilisation de ressources humaines incomparablement supérieure à celle d’un projet classique. Il serait donc susceptible de pouvoir opérer un développement rapide, fournir des contributions de qualité et faire preuve d’une grande réactivité dans la validation et l’amélioration du produit, pour un coût apparent très faible. L’ensemble des conventions passées entre les acteurs concernés par le logiciel libre, qu’ils soient concepteurs de logiciels, développeurs d’application, utilisateurs professionnels ou usagers domestiques, inscrit l’interactivité et la qualité au centre des critères d’éligibilité et de sélection.
Ce mode de création de logiciels produits dans une optique coopérative s’est historiquement développé au sein de communautés de scientifiques, ingénieurs et techniciens dans les segments de haute technologie où prévaut un modèle évolutionniste de l’innovation [16]. Ce que préfigurait déjà la tradition libertarienne établie dans les années soixante-dix par les ingénieurs et chercheurs du Massachusetts Institute of Technology impliquant le libre partage au profit de tous du code source des programmes créés dans le cadre de l’Institut [17].
Cependant la connotation libertaire des termes utilisés dans le discours de promotion des théoriciens du logiciel libre ne doit pas faire illusion. Ce modèle de développement coopératif suppose dans la pratique l’adoption et le respect d’un certain nombre de règles qui l’apparentent plutôt à un régime de "tyrannie bienveillante . Ainsi que le note Stéphane Fermigier, président de l’Aful [18], "un logiciel aussi important que Linux n’est toujours dirigé que par une seule personne [19]. Au sein de la communauté des développeurs Linux, l’attribution des responsabilités s’effectue selon un modèle de cooptation élitiste basé sur la compétence technique. Le triumvirat technique assistant Linus Torvalds est formé par les principaux contributeurs au développement de Linux, dont les compétences semblent rigoureusement compartimentées.
D’autres modes de partage des responsabilités plus ouverts peuvent être adoptés dans le monde du logiciel libre sous l’emprise de la nécessité : ainsi Apache est passé d’un groupe informel à une "fondation d’une quinzaine de personnes où les principales décisions font l’objet d’un vote. Le projet Debian, regroupant plus de 500 développeurs pour 3 000 livraisons distinctes effectuées à partir d’une base de 1 000 composants logiciels a nécessité pour sa part l’élaboration d’une véritable constitution.
Ce modèle de développement semble transposable aux logiciels commerciaux puisque Sun Microsystems l’utilise pour son langage Java, une norme de facto dans le domaine du client-serveur. Cette coopération est structurée autour de projets dont Sun n’assure pas forcément la direction, mais dont l’accès est néanmoins réservé à des entreprises partenaires. Le succès n’est pas toujours garanti puisque Netscape a dû abandonner un projet pilote qu’il avait développé selon ce modèle.
Le modèle de diffusion commerciale sur lequel s’appuie le succès des logiciels libres, Linux en particulier, consiste à donner le produit mais à en vendre le support. Le conditionnement de Linux effectué par Red Hat Software, groupant les composants du système Linux et fournissant un manuel, constituerait un service apprécié des utilisateurs selon Bob Young [20]. Ce service assure le succès de la marque et permet de financer les développements de code livrés en Open Source.
Au sein de complexes informationnels technico-scientifiques issus des systèmes nationaux d’innovation désormais distribués sur l’ensemble de la planète, Internet est rapidement apparu comme le vecteur privilégié de ces interactions. Exigence de la globalisation économique, ces échanges technico-scientifiques apparaissent de plus en plus intégrés aux stratégies d’alliances des firmes transnationales.
Ainsi, le logiciel libre apparaît comme le produit "naturel des conditions modernes d’élaboration des innovations technologiques (accélération du cycle des innovations, baisse des coûts de transaction par la mise en réseau et l’intégration) au sein d’une "nouvelle économie où la technologie informatique est le moteur des gains de productivité [21].
Vers une axiologie du logiciel libre : analyse du discours libertarien. Dans la vulgate médiatique, mondialisation des échanges et impératifs de compétitivité obéissent au déterminisme des modèles utilitaristes de la rationalité limitée érigés en lois régissant l’action individuelle et collective. Mais les comportements téléologiques de l’homo economicus semblent ne pouvoir être réduits à la maximisation d’une agrégation des utilités individuelles. Dans l’action de ces êtres sociaux persiste une dimension éthique constitutive des fondements de la réflexion économique, avant qu’elle ne prétende s’élever au rang de science. Ce sont les axes de cette dimension éthique qu’il convient de dégager des règles de l’action collective instaurées au coeur de la dynamique du logiciel libre.
Mieux rendre compte des "processus qui gouvernent l’éligibilité des certitudes practico-éthiques" [22], tel pourrait être un des objectifs fixés à l’analyse du discours sur le logiciel libre. Même si l’éligibilité des valeurs ne se laisse pas saisir facilement par le rationalisme. Car elle s’avère fondée sur des complexes faiblement connectés de raisons multiples. En identifiant les éléments axiologiques du discours sur le logiciel libre, on ouvre la voie à une analyse rationnelle du comportement des acteurs, échappant au modèle de la rationalité instrumentale (Zweckrationalität) pour s’appuyer sur celui de la rationalité axiologique (Wertrationalität) [23]. Dans le contexte théorique wébérien de "l’individualisme méthodologique, l’analyse de ces faits axiologiques relèvent du paradigme de rationalisation diffuse (Durchrationalisierung).
En démocratie, l’exercice de la citoyenneté se fonde sur les jugements de valeur du sujet social. Au sein de la "république du logiciel libre, pratiques et usages se justifient à partir des jugements de valeur véhiculés de façon récurrente par les discours de ses acteurs et usagers. À l’utilitarisme dominant, les partisans du logiciel libre opposent un discours essentiellement libertarien érigeant en dogme le respect de l’individu. Une analyse de ce discours est donc indispensable à la compréhension du comportement des acteurs du logiciel libre et des fondements éthiques de l’émergence d’un nouveau paradigme économique.
Le premier thème dominant du discours libertarien est l’atteinte aux libertés individuelles : "Toute atteinte à la liberté de quiconque est une atteinte à la liberté de tous [24]. La défense du logiciel libre y est porteuse d’un projet de résistance au libéralisme économique vécu, parfois de façon fantasmatique [25], comme une marche forcée vers un système de contrôle généralisé et de standardisation culturelle. Dans cette perception d’une réalité économique mondialisée, la généralisation du mode de développement capitaliste induit la convergence des comportements de consommation. La "main invisible du marché refermerait ainsi le cercle vertueux de la production marchande sur l’espace des productions intellectuelles. L’hyper-segmentation des marchés de consommateurs, comme pseudo-réponse à l’individualité des attentes est rendue possible par la standardisation des productions intermédiaires et le rythme effréné de l’innovation-produit.
Le recours au "sens des responsabilités" face à la situation monopolistique de Microsoft est également une permanence d’un discours militant en faveur du logiciel libre qui se construit en opposition. Dans la problématique du logiciel libre centrée sur "l’utilisateur , l’explicitation de valeurs partagées a pour fonction d’assurer la cohérence d’un projet fondé sur la libre adhésion des partenaires. La reconnaissance symbolique qui en est issue permet d’assumer l’intégration au réseau des participants et l’adhésion au projet. De ce point de vue, la lutte des partisans du logiciel libre contre Microsoft reproduit le combat archétypique de David contre Goliath, avec le bénéfice pour celui qui adhère à une telle vision de pouvoir s’y projeter en tant qu’acteur. À l’inverse des épisodes précédents, par exemple Apple contre IBM, où sa condition de consommateur le confinait au rang de spectateur.
L’intérêt général, autre dominante des discours promotionnels du logiciel libre, s’ancre dans les fonctions d’interface, de norme, de formation, de diffusion des connaissances qu’assure le logiciel et qui lui confèrent les attributs d’un bien public. À la liberté d’accès au code source des instructions du programme, sont associés les deux autres éléments de la triade des valeurs républicaines : égalité et fraternité [26]. Égalité dans la liberté d’accès à un même service, fraternité dans le réseau des solidarités que tisse la communauté d’intérêts comme réponse à la complexité technologique. Les actions bénévoles des militants du logiciel libre pour former à l’installation des programmes viendraient compenser l’inégalité dans la maîtrise du système technique entre experts et usagers. Elles sont présentées comme conforme au principe d’équité de la théorie rawlsienne de la justice. Mais la revendication de ces principes de solidarité et d’équité, déclinaisons néo-libérales des valeurs de fraternité et d’égalité, résiste difficilement à un examen objectif des faits pour les cas les plus connus de logiciels libres.
Dernier thème récurrent du discours libertarien en faveur du logiciel libre mais qui n’est pas le moindre : l’efficacité de la division coopérative des tâches « Cooperation is the key ! ». La représentation des pratiques du logiciel libre est celle d’une coopération librement consentie, celle-ci valorise l’individu atomisé en l’intégrant à une communauté d’objectifs et d’intérêts sur la base de sa contribution à la réalisation d’un objectif commun, dont l’achèvement semble pouvoir être repoussé ad libitum sans pour autant entamer l’enthousiasme militant des participants. Dans ce contexte axiologique, pratiques et usages associent interventions techniques et apprentissagesà la nécessaire communication que suppose l’appartenance à un réseau. Ainsi, au sein de la communauté virtuelle des acteurs du logiciel libre, s’entremêlent communication instrumentale et communication relationnelle balisées par des codes et des registres distincts. Pour moderne qu’elle puisse s’affirmer dans son expression, son organisation et les représentations qui en sont proposées, cette division des tâches n’en échappe pas moins à la contradiction inhérente au dogme libertarien : promouvant la liberté individuelle en tant que protection, il limite singulièrement les potentialités d’autoréalisation de l’individu.
Protection du logiciel : avis de grand frais sur la propriété intellectuelle.
Au sein de secteurs industriels de haute technologie, comme les industries de l’information, se développe et s’organise dans le cadre de forums internationaux tels que l’OMC [27] ou l’OCDE, une remise en cause majeure des principes fondamentaux du régime international de la propriété intellectuelle. Ce mouvement se manifeste de la façon la plus évidente à travers les prises de brevets qui s’opèrent sur les procédés immatériels de traitement de l’information transcrits au sein des logiciels [28]. Cette dynamique concourt à l’élaboration d’une jurisprudence dont la transcription en droit positif s’effectue via l’édition de règlements et la transposition de directives élaborées par des instances technocratiques accusées d’échapper en partie au contrôle des institutions politiques nationales ou supranationales.
En effet, les modèles de protection du logiciel diffèrent notablement d’un pays à l’autre de la zone OCDE. Pour les Etats-Unis, le système dominant demeure celui du copyright [29] bien que le nombre de brevets d’invention liés à un logiciel soumis à l’US Patent and Trademark Office ne cesse de croître. La loi japonaise sur le copyright exclut explicitement de son champ de protection les langages de programmation et les algorithmes. Par contre, elle autorise la modification des programmes pour assurer leur interopérabilité ou en améliorer l’efficacité. En Europe, la Convention européenne sur les brevets adoptée en 1973 à Munich exclut formellement les logiciels de son champ d’application.
Cependant, selon les services de la Commission européenne, 20 000 demandes de brevets portant sur des logiciels seraient déposées chaque année au Japon, contre 240 en Europe. Sur les 13 000 brevets européens faisant référence explicitement à des procédés incluant des logiciels, seulement 25% sont détenus par des européens. S’appuyant sur une résolution de l’Union européenne déplorant l’absence de régime unifié en matière de brevets européens, la Commission européenne invite les Etats signataires à réviser la convention de Munich en se prononçant en faveur de la brevetabilité des logiciels. L’argumentaire de la Commission se fonde sur la séparation et la complémentarité des champs d’application : le régime de propriété intellectuelle protégerait l’expression du programme, tandis que celui de la propriété industrielle concernerait l’innovation du procédé qu’il codifie. Compte tenu de l’absence d’un cadre international unifié, on semble donc s’acheminer vers un double régime de protection pour les logiciels, celui offert sui generis par le droit d’auteur et celui plus onéreux du droit des brevets.
Pour l’appropriation oligopolistique de l’information scientifique et technique... Dans une économie-monde, caractérisée par l’accélération des cycles d’innovation technologique, quelles peuvent être les conséquences économiques, sociales et humaines d’un tel infléchissement du droit international ?
L’approche retenue par les Etats-Unis, ne pouvant plus utiliser le bilatéralisme, fonde le règlement des différends internationaux sur la négociation de traités multilatéraux, où il reste possible de préserver ses avantages comparatifs, plutôt que sur l’arbitrage d’un organisme supranational comme les Nations-Unies où le risque d’être mis en minorité demeure important [30]. En effet, toute proportion gardée, les panels de l’OMC jugeant des différends internationaux en première instance sont à la justice internationale ce que les tribunaux de commerce sont à la justice française. Avec des problèmes similaires concernant leur indépendance, leur professionnalisme et la cohérence de leur jurisprudence : si l’existence de l’organe de règlement des différends (ORD) a permis une multiplication d’arbitrages rendus dans des délais plus courts, les pays en développement, malgré un fonds spécial d’assistance, continuent à éprouver des difficultés à faire valoir leurs droits. En outre, aucun des accords multilatéraux dont pourrait relever la protection internationale du logiciel ne prévoit de possibilité de saisine extra-gouvernementale permettant aux représentants de la société civile de se constituer comme partie dans un différend international de ce type.
L’impact de ce double de régime de protection juridique du logiciel sur le rythme de l’innovation est actuellement difficilement mesurable. Cependant, on peut déjà signaler aux Etats-Unis des difficultés juridiques d’attribution des droits concernant les logiciels hybrides. Le coût de la protection par brevets risque d’interdire aux PME européennes, déjà peu enclines au dépôt de brevet, l’accès à cette forme de protection du logiciel. Certaines PME françaises devront se contenter probablement du certificat IDDN, établissant la paternité et la date du dépôt, délivré par l’Agence pour la protection des programmes. Mais ce certificat risque d’être insuffisant dans une procédure extra-territoriale de revendication de priorité forcément longue et coûteuse. On pourrait donc assister à la mise en place d’une protection du logiciel à deux vitesses. Selon que vous êtes puissant ou misérable... ou contre le libre accès aux savoirs contemporains ? Pour les penseurs de la technique que sont Jacques Ellul ou Jürgen Habermas, le XXe siècle se caractérise par l’interpénétration de la science et de la technique à la fois comme force productive autonome, ainsi que l’a montré le jeune Karl Marx dans ses manuscrits de 1844, mais aussi comme idéologie, comme vision du monde. Cette thèse de l’unicité de la science et de la technique a trouvé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale des vérifications empiriques toujours plus nombreuses. L’une d’entre elles est l’imbrication de plus en plus avancée au sein des objets techniques des connaissances scientifiques et des savoir-faire techniques. L’exemple des logiciels codant des algorithmes de résolution de problèmes numériques n’est pas le seul [31].
Cela pose dans les secteurs de haute technologie le problème de la justification éthique des paradigmes juridiques, économiques ou sociétaux sous-jacents aux modalités d’appropriation des procédés immatériels de traitement de l’information.
Le continuum entre savoir technique et connaissances scientifiques qui s’affirme aujourd’hui dans les objets techniques conduit-il nécessairement à une remise en cause majeure des principes fondamentaux de la propriété intellectuelle ?
L’éthique du libre accès aux connaissances promue au sein de la communauté scientifique peut-elle s’opposer concrètement à l’appropriation oligopolistique des savoirs contemporains dans leur forme marchande par des firmes-réseaux ou des réseaux de firmes ?
L’éthique au fondement du paradigme de la nouvelle économie ? La question mérite un examen détaillé. Sous les usages, s’avancent masquées les valeurs du "libre et leurs représentations : division coopérative des tâches, mission de service public, retour de l’éthique. Selon ces représentations, une nouvelle voie s’offre ainsi à l’homme dans ses relations avec les artefacts qu’il a créés et les acteurs du logiciel libre en montrent le chemin. On peut cependant douter que stimulation de l’éthique et valorisation de l’acteur suffisent à rompre l’encerclement de l’individu par les marchandises, à refuser l’existence séparée que nous offre la société du spectacle et à révéler au consommateur le citoyen qu’il demeure...
L’analyse du discours libertarien des promoteurs du logiciel libre nous révèle les éléments axiologiques du discours, ouvrant la voie à une analyse rationnelle du comportement des acteurs, fut-elle basée sur le paradigme d’une rationalisation diffuse. L’analyse du comportement des agents économiques peut également nous aider à expliquer pourquoi le sentier de l’innovation s’est brusquement élargi, pourquoi le logiciel libre est sorti de sa niche technologique. Il y a là, semble-t-il, matière à une réflexion sur la dynamique sociale des processus de création et de diffusion en matière d’innovation technologique.
Si le logiciel libre amorce une (r)évolution dans la protection juridique du logiciel, d’autres mouvements se dessinent dans le champ juridique de la protection des uvres de l’esprit. Certains, brevetabilité du logiciel, brevetabilité du vivant, se situent clairement dans un contexte d’appropriation oligopolistique de l’information scientifique et technique, d’autres prétendent à la défense d’un libre accès aux savoirs contemporains. La question n’est pas de savoir qui avait raison mais plutôt qui l’emportera ?
En effet, brevetabilité du logiciel et brevetabilité du vivant figurent parmi les thèmes majeurs du Cycle du millénaire sur le commerce international ouvert à Seattle le 30 novembre 1999. La conférence ministérielle de Seattle s’est saisie des accords sur l’agriculture (non négociés), les services (Gats) et la propriété intellectuelle (Trips). L’élimination des barrières non tarifaires au commerce est également au menu des discussions concernant les modalités d’application (preuve de la charge) de deux autres accords, l’un portant sur les barrières techniques au commerce (TBT), l’autre sur les mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS). L’accord sur l’investissement (Trims) est renvoyé à une date ultérieure de crainte de réveiller le mouvement d’opinion suscité par l’Accord multilatéral sur l’investissement (Ami).
Pour certains, "la plus grande menace qui pèse sur le système commercial international multilatéral est l’absence de soutien de l’opinion publique [32], pour d’autres un changement historique s’opère : plus de 1 200 organisations issues de 85 pays ont manifesté à Seattle pour demander qu’un moratoire soit décrété sur le cycle de négociations du Millénaire. La jurisprudence des accords sur le commerce international peut-elle s’affranchir du droit international préexistant sur le travail, la santé, l’environnement ou devrait-elle plutôt s’y référer systématiquement ? Les pays du Sud n’en sont pas persuadés, notamment en matière de clauses sociales ou écologiques qu’ils assimilent à un protectionnisme déguisé des pays de la Triade.
“À trop libéraliser, on tue la liberté” nous rappelle Susan George [33] dans le Monde diplomatique à propos du sommet de l’OMC. Certes, par une conception restrictive de la liberté axée sur la défense de l’individu, le libéralisme étouffe les potentialités d’autoréalisation de l’individu et s’avère liberticide. Mais après avoir invoqué les mânes de Keynes contre celles de Smith et Ricardo, force est de constater de part et d’autre que "les études empiriques ne permettent pas de dégager un impact positif indiscutable d’une libéralisation accrue des échanges de biens et de services sur la croissance [34]. Cela ne permet pas pour autant d’affirmer que la libéralisation n’aurait pas d’impact ou bien qu’elle en aurait un qui soit négatif. Faudra-t-il mettre en doute la mesure actuelle de la croissance économique dans le contexte d’une nouvelle économie fondée sur la connaissance, ainsi que nous y invite le paradoxe de Solow qui voit se dessiner l’influence des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité ?
En attendant, le chantier doit rester ouvert, au meilleur sens du terme. Et si l’OMC doit être reconnue comme un forum international, légitime arbitre réglementant le commerce international, elle devrait alors accepter en préalable d’une part la légitimité des autres sources du droit international et d’autre part la saisine des organisations non gouvernementales afin de contrebalancer le lobbying des firmes transnationales. Car ces représentants de la société civile peuvent jouer un rôle déterminant dans l’évolution du règlement des conflits internationaux par l’éthique de la responsabilité dont ils sont porteurs. L’exemple de Médecins du monde est là pour nous le rappeler : une éthique globale au service des citoyens du monde. Revenir à l’éthique pour refonder l’économie, c’est aussi l’invitation que nous adresse Amartya Sen dans son discours de réception du Prix Nobel.