Big Brother dans l’automobile Entretien avec Jean-Marie Bousset

, par MELCHIOR Jean-Philippe

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L’industrie automobile a connu ces vingt dernières années de profondes mutations. Dans ce secteur comme dans les autres, la concurrence aboutit à une concentration inégalée. Désormais, au terme d’importantes fusions/absorptions (parmi les plus récentes Daimler/Chrysler, Renault/Nissan), quelques firmes multinationales se partagent le marché mondial. Cette concurrence à l’échelle planétaire conduit les firmes qui veulent rester compétitives à réduire les coûts de production, principalement en diminuant le nombre de salariés. Cette diminution résulte à mmmm fois des progrès de l’automatisation et d’une plus grande externalisation vers des équipementiers (du Tiers monde de préférence) auxquels le constructeur impose le plus souvent les mêmes méthodes de management. La compétition entre firmes contraint également celles-ci à viser en permanence "la perfection du produit" pour satisfaire le plus grand nombre de clients. Sous la pression des actionnaires qui souhaitent voir leurs profits augmenter, et sous couvert d’une rationalisation de la production, un tel objectif induit des méthodes de management particulièrement dures. Le site de Renault-Le Mans n’a bien sûr pas échappé à cette volonté du patronat de mettre en coupe réglée un salariat qui a perdu en 25 ans plus de la moitié de ses effectifs.
Parmi ces méthodes, on peut évoquer en premier lieu celle qui consiste à faire régner par tous les moyens une pensée unique dans l’entreprise, celle de la direction. Concrètement cela signifie la chasse à toutes les formes de résistance à l’exploitation, la mise sur fiche des salariés "mal-pensants" et évidemment les tentatives de détruire la CGT sur le site. À cet égard, la direction de Renault-Le Mans n’a pas hésité en début d’année à poursuivre 46 syndicalistes devant le tribunal correctionnel parce que le syndicat et de très nombreux salariés avaient pris la défense en CHSCT d’un ouvrier menacé de licenciement pour cause de santé.
Au nom de l’efficacité dont les critères sont dictés et remaniés régulièrement par la direction, le rejet des salariés jugés moins performants est aussi devenu pratique courante. La "régénération permanente de l’entreprise" équivaut à l’évacuation plus ou moins insidieuse des salariés fatigués, déprimés, ou qui doutent... Enfin, à un moment où le patronat veut contractualiser au maximum les relations entre salariés et employeurs au détriment de la loi et des conventions collectives, la direction de Renault veut légitimer l’idée selon laquelle dorénavant l’entreprise parle à chacun et qu’il n’y a plus besoin d’interface d’aucune sorte.
Jean-Marie Bousset, représentant de la CGT au Conseil d’administration de Renault, a bien voulu présenter pour Critique Communiste ces nouvelles pratiques de management qui n’ont plus rien à envier à celles des usines japonaises ou coréennes. La mondialisation dans l’automobile, ce n’est pas seulement le fait qu’un véhicule "créé" par un constructeur soit un assemblage d’éléments produits au meilleur coût dans diverses régions du monde, c’est aussi la généralisation de nouveaux procédés aliénants dont la finalité est de soumettre totalement les "opérateurs" aux impératifs de productivité de la direction, ainsi qu’à sa représentation du monde. Face à cette situation, la CGT de Renault-Le Mans a placé, au cur de son activité, des débats qui permettent de faire connaître au reste de la société ce qui se passe à l’intérieur de l’entreprise et les projets d’une direction qui a certainement souhaité la disparition du site sarthois, à ses yeux trop marqué par l’organisation et la résistance collectives. Cette culture du débat favorise la construction de nouvelles solidarités avec les salariés de Renault et entre salariés de différentes entreprises confrontés à des situations similaires, et au grand dam de la direction qui préfère uvrer en silence, elle contribue à l’émergence d’un espace public où sont discutés d’importants enjeux industriels et sociaux. Le succès de ces débats et l’importante mobilisation lors du procès des 46 syndicalistes montrent que la résistance au libéralisme continue de se renforcer dans l’agglomération mancelle.

Jean-Philippe Melchior


Critique communiste Comment expliquer ces débats publics, relativement originaux dans les actions de la CGT ?

Jean-Marie Bousset - On peut l’expliquer par un syndicalisme qui a toujours voulu être à jour. Aujourd’hui être à jour, c’est d’une part ne pas se laisser enfermer dans l’intégration voulue par le management et d’autre part ne pas s’isoler dans la société. Donc, l’enjeu de la survie du syndicalisme face au management d’entreprise, c’est à la fois tenir le terrain au contact avec les salariés et en même temps être capable d’avoir un écho dans la société. Et lorsque nous avons organisé ce débat au Mans, c’était à cette fin.

Lorsqu’on a décelé que l’objectif de la direction c’était un morcellement, l’éclatement du site du Mans, avec tous les risques qu’on sentait par rapport à l’avenir global du site, on a voulu poser la question publiquement. Poser la question aux salariés, on le fait au quotidien dans les tracts, mais on a voulu aussi que les politiques locaux, les décideurs économiques soient bien au courant de ce qui se décide et soient au courant des revendications des Renault. Cela a été un succès dans la mesure où réunir 2200 personnes un mercredi soir et jusqu’à une heure du matin, c’est le signe qu’on a réussi quelque chose. On peut regretter de ne pas avoir réussi à empêcher la dislocation du site. Cela étant dit, il faut aussi relativiser. J’ai coutume de dire à ceux qui voudraient désespérer : l’usine du Mans, le site industriel Renault du Mans, c’est dans la stratégie de Renault, aujourd’hui, typiquement le genre de sites qui pouvait disparaître. Ma conviction c’est que si on n’avait pas mené ces combats permanents, patients, sur l’industriel, sur le social, avec les salariés, et en lien avec la société, je crois que ce site aurait effectivement pu disparaître. Aujourd’hui, certes, il subit un morcellement, il subit une aggravation des conditions de travail, c’est un fait, mais on est encore là, il reste encore plusieurs milliers d’emplois concernés. Ce n’est pas fini, continuons le combat comme on dit.

Critique communiste Après ce débat de 1997, il y a eu le débat sur la souffrance au travail à l’automne 1999. Est-ce que cela s’inscrit dans le même type de rapport avec la société, c’est-à-dire au-delà des salariés de Renault ?

Jean-Marie Bousset - Cela correspond à la conception qu’on a du Comité d’établissement. Le Comité d’établissement a deux fonctions. Il a une fonction économique, dans les rapports avec la direction, dans la possibilité qu’on a d’avoir des chiffres, de connaître les stratégies, et également de jouer un rôle dans le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail et puis il y a l’aspect social, les vacances, etc.... Notre conception c’est que le CE doit jouer complètement son rôle économique. En interne et en externe, un grand CE doit être source de débats et de réflexions sur les sujets qui intéressent les salariés et la société. Le débat sur la souffrance au travail est venu à son heure, parce que les charges de travail que subissent les salariés aujourd’hui dans l’industrie et dans le commerce, ce n’est pas une vue de l’esprit. Le management est devenu quelque chose d’extrêmement prégnant, d’extrêmement dur, et la souffrance au travail c’est un mot qui est revenu dans les analyses d’auteurs, comme Dejours et un certain nombre de gens comme lui. Et il nous est apparu, en raison de notre connaissance de ce que les salariés subissent, que c’était important de mettre cela sur la table pour un débat public. Là aussi, on a eu l’agréable surprise de voir 1400 personnes. On n’a pas voulu, nous les militants, les organisateurs, monopoliser le débat. On a fait en sorte que cela soit vraiment une soirée de témoignage. Et ce qui était remarquable c’est ce que des salariés de différentes entreprises ont dit ; c’était extrêmement poignant, extrêmement vrai et c’est rentré complètement en adéquation avec ce que des professionnels de la santé, comme des médecins généralistes, certains médecins du travail, des psychologues, ont pu eux-mêmes vérifier tous les jours dans leur cabinet. Une des personnes qui a témoigné a expliqué qu’aujourd’hui, dans l’entreprise, on était en apnée. Il citait un responsable du personnel qui disait "qu’ils avaient réussi à externaliser la respiration". Cela montre ce que sont les conditions de travail aujourd’hui dans les entreprises. Ce sujet, il était important de le rendre public ; je pense qu’il faut également que d’autres que nous le fassent, à tous niveaux. Ces débats auxquels on participe, qu’on organise, contribuent à ce que des militants salariés rencontrent des gens qui commencent à toucher du doigt la réalité du monde économique et les conséquences terribles sur la société.

Dans le cadre des "Carrefours de la Pensée" [1], on a été contacté, pour qu’un militant de la CGT intervienne, durant la journée qui était consacrée aux questions économiques, sur l’implantation du Japonais NTN [2] au Mans. Peut-être que dans d’autres temps, un militant aurait décliné l’offre ; aujourd’hui un de nos militants a dit "chiche on y va" et n’a pas hésité à confronter ses idées avec un représentant de la direction Renault. Il s’en est très bien tiré et même le représentant de la direction est apparu comme quelqu’un qui ne répondait pas aux questions. Et le militant de la CGT, par la qualité de son intervention, par le côté étayé de ses questions, a pris du crédit auprès de gens qui n’étaient pas forcément enclins à entendre un militant de la CGT. Donc, cette culture du débat, cette culture de l’extériorisation des choses, est à développer. Surtout, ne vous laissez pas intégrer, ne vous laissez pas enfermer non plus. Soyez à la fois bien dedans, ancrés dans la réalité, et en même temps prenez des relais, exprimez vous à l’extérieur, faites savoir, faites intervenir. Voilà des pistes ; on est un peu dans l’expérimental.

Aujourd’hui, on constate que les techniques de management tendent à tuer l’espoir dans le collectif, à tuer l’idée qu’il y a une issue possible dans la lutte, dans le "se mettre ensemble". Tout est organisé pour ça : le repli sur l’individu, l’entretien individuel annuel, cette sorte de contractualisation entre une entreprise et un individu, et puis la façon quotidienne de traiter les hommes avec une volonté de les individualiser, avec un système de fonctionnement interne du management qui pour moi s’inscrit dans tous les totalitarismes du présent et du passé. C’est-à-dire la volonté qu’il puisse n’y avoir qu’une seule pensée, qu’une seule approche des choses. J’ai l’habitude de dire que le monde qu’ils nous font c’est un monde orwellien, le monde de "Big brother". La direction utilise toutes les techniques de manipulation, de mensonge ; mais surtout, il faut que les gens se replient sur eux-mêmes, qu’ils n’aient plus aucune confiance dans le collectif. On a cru un moment que le fait de décortiquer le système, de le dénoncer comme totalitaire, ça suffirait. Cela ne suffit pas. Parce que si les gens n’ont pas confiance dans ce qu’ils peuvent faire, on peut toujours décortiquer, ils voient bien, mais ils souffrent. Donc il faut absolument donner des pistes, trouver des points d’appui, et quand on observe ce qui se passe aujourd’hui on voit beaucoup de gens qui touchent du doigt l’absurdité du système, cette loi de la rapidité, de la vitesse, du plus fort, du pas droit à l’erreur, du zéro défaut, de la norme. C’est un monde terrible et étouffant. Le fait de voir ce qui se passe, ce n’est pas suffisant pour créer les réactions et les rapports de force qui seront de plus en plus nécessaires. Il faut aussi être capable de donner de l’espoir dans le collectif et évidemment on s’emploie à ça.
La création des Unités Élémentaires de Travail chez Renault c’est une décentralisation du pouvoir avec des cellules de base dirigées par un "commissaire politique" de la direction, payé 9 000, 10000 francs, dont la mission est de répercuter sans faille le discours central. Il est jugé, fliqué sur la façon dont il applique. Cela fait dire à des militants : dans le temps, on était payé pour notre force de travail, aujourd’hui on nous paye notre comportement. La notion de citoyenneté disparaît complètement. L’homme qui rentre dans l’entreprise et qui continue à porter sa casquette de citoyen qui pense, qui peut dire fièrement je pense ceci, je pense cela, ils veulent que cela soit fini. Mais ils cultivent en même temps un contre-feux, parce qu’ils savent ce qu’ils font, ce ne sont pas des imbéciles, ils cultivent à l’extérieur l’image de l’entreprise citoyenne. La citoyenneté, j’affirme qu’ils la tuent tous les jours dans l’entreprise, tout en cultivant l’image inverse.

Critique communiste Aujourd’hui, ce contrôle sur les salariés accentue-t-il la crainte de se syndiquer ?

Jean-Marie Bousset - C’est devenu énorme, y compris la participation à des choses légales telles que les réunions d’information syndicale. Quand c’est une réunion d’information de la CGT, c’est selon les individus, ils ne ciblent pas tout le monde ; certains sont considérés comme irrécupérables, mais des gens qu’ils peuvent sentir hésitants entendent, dans leur entretien individuel annuel, des choses du genre "tu continues à aller à des réunions d’information de la CGT, est-ce que tu as bien réfléchi ? Je comptais te donner une petite rallonge...". Cela n’est écrit nulle part, mais la pression est là. "Est-ce que mon fils pourrait venir cet été comme stagiaire pendant les vacances ? Quand tu auras changé ton comportement au niveau des grèves, on en reparlera !" Voilà ce genre de choses qui sont quotidiennes, omniprésentes et les chefs sont notés sur les résultats, c’est-à-dire combien de grèves dans ton équipe, tout est noté en termes de comportement. Par exemple, la volonté au Mans c’est de détruire la CGT. Ils n’ont pas réussi à nous déraciner à cause du travail de terrain qu’on fait. Mais c’est leur ambition, une ambition qu’ils ne masquent même plus. Dans la mesure où ils sont en échec, ils ne la masquent même plus. Les réunions d’encadrement, même élargies, sont l’occasion pour le directeur ou le sous-directeur de réaffirmer la volonté d’en finir avec la CGT. C’est assez dur pour nous parce qu’en même temps ils jouent également sur les rapports de force intersyndicaux. C’est clair, il y a ceux qui ont les faveurs, nous on a les défaveurs. Face à un tel système, soit on meurt, soit on se renforce. Je crois que jusqu’à présent ils conduisent à nous renforcer, à nous faire réfléchir et à comprendre et à agir en conséquence.

Critique communiste En 1975 il y avait 10 000 salariés sur le site du Mans, aujourd’hui on est arrivé à 4500. Une fois l’externalisation vers NTN faite, on atteindrait quel effectif ?

Jean-Marie Bousset - Il y a deux externalisations. Il y a également le tracteur. Au premier janvier 2000, 650 personnes ne sont plus dans le périmètre. Le tracteur c’est une filiale à 100 % de Renault. NTN sera à terme une filiale où Renault aura 20 %. Il y a une situation intermédiaire qui a transformé l’atelier 83 en SNT, Société Nouvelle de Transmissions, destinée à mourir. C’est ce que j’appelle le sas (vers NTN). À terme, on ne peut pas dire combien ACI (Auto Châssis International) aura de salariés. Parce que dans le périmètre actuel qui est resté Renault SA, il y a des gens qui sont ACI, mais il y a aussi un certain nombre d’activités périphériques, et celles-là leur avenir n’est pas clair du tout. Je pense qu’on a réussi à sauver la fonderie qui a échappé au bradage. Elle n’est pas intégrée dans ACI, mais elle est rattachée. Il y a une nuance ; elle devient une sorte de fournisseur obligé, qui subit elle-même des pressions sur les coûts etc.... Tous les ateliers qui touchent au châssis ont une voie de développement pour fournir 80 % des besoins de Renault et pour avoir une démarche commerciale en direction d’autres constructeurs. Aujourd’hui le discours, c’est de dire que le châssis fait partie de notre métier, c’est trop sérieux pour ne pas en être maître. Mais on connaît aussi des constructeurs qui achètent leurs châssis. Ce qu’on sait c’est que « Auto Châssis International » qui fait partie de Renault sera soumis à ce type de pression et que deviendra-t-il s’il ne parvient pas à obtenir des marchés correspondants à d’autres constructeurs ? Et s’il les obtient, est-ce que ce sera sur Le Mans ? Cela reste également à prouver.

Mais, il ne faut pas désespérer tout le monde. Je crois vraiment que ce site pouvait disparaître totalement sans que Renault s’en ressente. Les différents éléments mécaniques qui vont dans les voitures peuvent être achetés chez les équipementiers. Quant au tracteur, on ne l’a maintenu chez Renault que par un combat permanent qu’il faut continuer d’ailleurs. Parce que dans le machinisme agricole c’est également les concentrations (des grandes multinationales américaines majoritairement) et la survie d’une petite filiale de 1600 personnes est un challenge et un combat pour le syndicalisme. Pour un syndicalisme qui ne croît pas à la fatalité et à la résignation.

Critique communiste C’est quoi le cur du métier pour la direction de Renault ? L’assemblage ?

Jean-Marie Bousset - On n’a jamais vraiment réussi à le savoir. Si je voulais résumer leur stratégie, le cur du métier c’est la conception, le marketing, c’est-à-dire être capable d’anticiper quels seront les désirs des clients, et maîtriser également ce qu’ils appellent la synthèse véhicule. La synthèse véhicule c’est avoir la maîtrise du plateau sur lequel on amène les différents éléments qu’on a lancés en étude. Il y a des études internes et des études externes. Aujourd’hui, il y a des équipementiers qui sont les maîtres de fonctions complètes. Par exemple, Allibert c’est le spécialiste du tableau de bord. La relation qui existe entre le constructeur et Allibert qui ne fournit pas seulement Renault, c’est pour le véhicule X nous avons prévu telle forme, telles fonctions, tel style, et on établit un cahier des charges. Un cahier des charges qui n’est pas seulement "produit", qui est aussi un cahier des charges logistique. C’est-à-dire que le fournisseur sera chargé d’étudier, de fabriquer et de livrer en juste à temps les chaînes. À la fois on sous-traite, mais en même temps les liens avec les fournisseurs deviennent de plus en plus contraignants. C’est ce qu’ils appellent l’entreprise élargie. Ce n’est pas chez nous, mais avec eux on doit être comme chez nous, c’est-à-dire qu’on leur impose nos méthodes, de façon à ce qu’ils rentrent complètement dans le moule. On leur dit sur tel produit, on veut tant de pourcentage d’économie.

Pour ce qui est du cur du métier, il faut avoir des hommes de marketing qui sentent la demande, ensuite on passe à des techniciens qui ont des catalogues d’organes, on fait la synthèse du véhicule, on transpose l’idée de génie en technique réaliste, et puis après on commence à fabriquer des prototypes. Maintenant, d’ailleurs, les prototypes se fabriquent de plus en plus tard parce que l’ingénierie assistée par ordinateur fait qu’on peut créer virtuellement les pièces et même les véhicules, et les essayer, avant même d’avoir tordu une tôle. C’est-à-dire qu’on peut de manière virtuelle précipiter une voiture contre un poteau et avoir les conséquences sur chaque pièce. Ce qui fait qu’on a économisé un nombre incroyable de prototypes qu’on cassait. Lorsqu’on passe aux essais en vraie grandeur, il y a une bonne partie du travail de fait. Donc toujours au cur du métier : les essais sur piste, les essais destructeurs, une partie d’originalité d’invention qui permet de se distinguer, et puis à l’autre bout l’assemblage et le réseau. Voilà ce qu’ils considèrent comme devant faire partie du périmètre du constructeur. Mais, aujourd’hui, il y a l’exemple de l’usine Volkswagen au Brésil où y compris l’usine d’assemblage est elle-même scindée en plusieurs morceaux qui sont des entreprises différentes. Il n’y a que 200 personnes sur 1000 qui sont de Volkswagen. On peut arriver aujourd’hui à cette division externe.

Critique communiste Les rapports avec les sous-traitants qui sont liés à Renault se traduisent-ils sur le plan syndical par des rapprochements ?

Jean-Marie Bousset - Cela demande un effort considérable. Par exemple notre section syndicale de la fonderie entretient des liens au sein de la coordination Renault avec toutes les fonderies. Lorsque les fonderies Renault ont été vendues au groupe Teksid, il y avait déjà un contact régulier, central, de toutes les fonderies. Maintenant que c’est vendu, le contact s’est maintenu.
Quand une réalité nouvelle contre laquelle on a résisté arrive, il faut en prendre la mesure le plus vite possible. C’est ce qu’on essaie de faire. En fonderie, c’est ce qu’ils font. Au tracteur, il y a eu à un moment donné une demie filiale qui a été créée avec Massey-Ferguson à Beauvais. On a des liens réguliers avec nos camarades de Beauvais pour s’échanger des informations, pour faire en sorte, quand on est confronté au patron dans les réunions de CE, d’être à jour, pour avoir le maximum de connaissances et informer les salariés des enjeux et des risques. Mais c’est vrai que cela demande du temps, de l’énergie, de la réflexion ; mais c’est aussi passionnant. On est amené à comparer les méthodes des uns, des autres. Comme au moment où l’on a fait venir les sociologues qui ont écrit le livre "Retour sur la condition ouvrière" [3] et qui ont fait leur étude sur Peugeot. Les gens de Peugeot on les rencontre dans les réunions qu’on a au niveau de la métallurgie.

Critique communiste Est-ce-qu’en dépit de cet effort de la CGT pour maintenir des relations importantes avec les salariés et l’extérieur il n’y a pas une baisse du nombre de salariés syndiqués ?

Jean-Marie Bousset - On peut dire sans exagération qu’on maintient globalement notre pourcentage de travailleurs syndiqués. Dans la dernière période, on a fait pas mal d’adhésions de jeunes qui ont été embauchés dans les dernières années et qui ont fait le tour de la question. Par contre le secteur le plus difficile reste le secteur des techniciens, des agents de maîtrise qui sont soumis à des pressions considérables. C’est plus difficile à cause du morcellement des activités et d’un management qui ne les lâche pas.

Il y a un axe stratégique de Renault qui s’appelle "mieux travailler ensemble". Ils ont tout détaillé, leurs grands objectifs sont déclinés : mieux travailler ensemble en faisant ci, en faisant ça... L’Unité Élémentaire de Travail est la cellule de base d’un système global que je qualifierais volontiers de néostalinien avec un pouvoir central décideur et une structure de "fonctionnaires" dont le métier est de faire passer la ligne coûte que coûte. Sur l’ensemble de Renault, tout le monde travaille dans une Unité qui peut être une Unité d’atelier ou de service. Une Unité c’est entre 10 et 30 personnes avec un chef d’Unité dont la fonction est d’être le porte-parole institutionnel et il va être jugé là-dessus. Il est surveillé, ses attitudes sont surveillées.

Critique communiste Quelle est la différence avec l’ancienne maîtrise ?

Jean-Marie Bousset - Ce n’était pas exactement ça. Dans le temps, on accédait à la maîtrise dans la plupart des cas par le rang, c’est-à-dire qu’on avait d’abord été ouvrier professionnel et puis on pouvait devenir chef d’équipe, agent de maîtrise, ensuite contremaître, chef d’atelier. C’était une carrière qui se faisait comme ça. Sur la base des compétences professionnelles prioritairement. Dans l’univers industriel que j’ai connu, ce n’était pas forcément facile, mais il y avait une place pour le désaccord et la contradiction. L’encadrement et la maîtrise avaient largement les coudées franches pour régler des choses et la notion de conflit était intégrée dans les choses de la vie. Cela ne voulait pas dire qu’ils aimaient le conflit, cela ne veut pas dire qu’ils n’étaient pas capables de réprimer une grève, mais j’ai l’impression que dans ce temps-là le patronat considérait qu’il avait besoin d’une interface et que cet interface-là il ne fallait pas la déglinguer, il ne fallait pas la déconsidérer. Y compris dans les combats durs, en fin de grèves, on se débrouillait quand même pour qu’il n’y ait pas trop de rancur, et surtout que l’organisation n’en soit pas trop martyrisée. Aujourd’hui, c’est tout le contraire, ils considèrent qu’ils n’ont plus besoin d’interface ; ils considèrent que l’entreprise parle à chacun. Ce n’est pas pareil.
On est en France, pays de la démocratie, et il est admis, même si les gens ne se syndiquent pas toujours, que le syndicalisme c’est important, donc on ne peut pas avoir un discours antisyndical. Donc, au contraire, on a un discours social qui a débouché chez Renault sur "l’accord à vivre" qui est un accord d’entreprise qui a été présenté aux syndicats en 1990 et qui était en fait, pour le syndicalisme de lutte, une reddition en rase campagne. La CGT n’a pas signé cet accord, je ne regrette pas, même si par ailleurs c’était le début d’une certaine mise à l’écart, parce que celui qui n’avait pas signé cet accord-là ne participait pas à certaines discussions. On voit bien cette volonté d’écarter ceux qui résistent. On ne veut plus de ride sur l’étang, mais quelque chose de lisse.
Dans le monde industriel, on fait des produits de série qui vont à des gens qui les achètent, qui les consomment. Quand on est technicien, on met en pratique des méthodes qui permettent d’obtenir des produits de série conformes, interchangeables, etc.... Pour arriver à ça, il y a des normes. Le problème, c’est que dans ce monde de compétition absolue, mondialisée, exacerbée, la normalisation franchit le cap du matériel pour aller se ficher dans les comportements humains et l’on veut des comportements qui soient clairs, précis, correspondants à des normes. À ce moment-là, dans une telle logique, la citoyenneté ne veut plus rien dire.

Critique communiste On formate les gens...

Jean-Marie Bousset - Formatage total. Le système dans lequel on est porte un nom, c’est la "qualité totale". Système "qualité totale". La qualité c’est l’élément fédérateur. Qui est contre la qualité ? Personne. Puisque vous êtes tous pour la qualité, qui est contre la satisfaction du client ? Personne. Donc tous ensemble pour la qualité, pour la satisfaction du client. Il n’y a plus de patron, parce que le seul patron c’est le client, c’est lui qui vient chez nous et pas ailleurs et qui achète nos produits qui nous permettent de payer des salaires. Donc, si on ne satisfait pas le client, pas de paye. On voit, là, la naissance des discours de culpabilité qui correspondent très bien à ce qu’ils disent : "aujourd’hui dans l’entreprise, on est autonome et responsable". Quand on prend les choses au premier degré, je préfère être autonome que ficelé, et responsable qu’irresponsable. En fait, il faut traduire : autonome veut dire seul et responsable veut dire coupable. On est toujours potentiellement coupable de ne pas avoir fait assez, de ne pas avoir été assez inventif, de ne pas avoir assez suggéré, de ne pas avoir assez satisfait le client qui est mécontent et qui va ailleurs.

Critique communiste Cela ressemble fort aux méthodes utilisées dans les usines japonaises...

Jean-Marie Bousset - Cela s’est fait un peu partout, et ils ont adapté ça à nos mentalités. Aller vers un monde interne de l’entreprise qui soit lisse, totalement lisse, sans aucune aspérité. Ils ont des tas de mots. On parle de déontologie, de citoyenneté... À propos de la qualité totale, un sociologueparlaitd’idéal narcissique. La qualité totale c’est une philosophie d’entreprise qui produit le progrès permanent, c’est-à-dire qu’on est jamais arrêté. Dans l’idéal de la qualité totale, chacun a toujours une démarche de progrès pour ce qui le concerne et ce qui concerne son environnement. Mais, ce n’est pas si simple parce qu’il y a l’homme.

Critiquecommuniste Disons que pour eux c’est un horizon...

Jean-Marie Bousset - Oui, d’ailleurs ils citent Sénèque : "il n’y a pas de vent porteur pour celui qui ne sait pas où il va". Logique de progrès permanent, on n’est jamais arrêté et en fait on demande toujours plus à chacun et l’on en fait un coupable potentiel. Ceux qui dérogent, ceux qui à un moment donné ne seraient plus motivés, ceux qui à un moment donné sont physiquement dépassés, cela devient des gens qui gênent. Un combat qu’on est en train de mener en ce moment, très concret, dans l’entreprise, porte sur la culpabilisation des malades et sur le fait de ne pas reconnaître les accidents comme des accidents du travail. Aujourd’hui, les statistiques des accidents du travail chez Renault baissent, mais elles baissent parce que les gens ne s’arrêtent plus et Renault truande la Sécurité sociale en ne déclarant pas les accidents. Ils préfèrent éventuellement payer les gens à la maison en absences autorisées et extorquer, menace à l’appui, l’approbation de l’intéressé. Si le gars n’a pas été arrêté, cela veut dire que c’est un accident bénin, et si c’est un accident bénin, en cas de conséquences graves, en cas de rechutes, c’est le gars qui va être "blousé". Parce qu’on n’a pas de rechute avec un accident bénin sans arrêt. Dans le domaine de la souffrance au travail, on veut leur faire toucher terre. Quand on commence à leur résister concrètement, ils ne supportent pas. Les 46 au Mans c’est ça. C’est une punition.

Critique communiste Outre les accidents du travail qui peuvent être camouflés, est-ce qu’il y a une augmentation de pathologies relevant plus du psychique ?

Jean-Marie Bousset - C’est évident. C’est le côté caché. Aujourd’hui, le management d’entreprise fait très mal à ce niveau-là. Dejours travaille assez bien cette question [4] ; chez les opérateurs, il y a un certain machisme : dire qu’on a mal, dire qu’on souffre, dire qu’on n’y arrive pas, c’est difficile ; et puis il y a aussi la fierté d’y être arrivé, ils jouent sur tous ces points-là ; mais les types ils en bavent comme ce n’est pas possible. Et puis il y a tous ceux qui, à un titre ou à un autre, font marcher le système et qui savent qu’on leur fait faire un boulot de salaud, et qui font sur eux-mêmes le travail nécessaire pour s’accepter comme ça, parce que ou on se tire une balle dans la tête, ou on va voir ailleurs, ou alors ils trouvent des artifices pour s’accepter comme ça. Mais ce n’est pas sans dégât interne. D’ailleurs, dans le débat sur la souffrance au travail, les gens qu’on a rencontrés voient exactement ce qu’on voit : des gens qui face à leur médecin généraliste disent "ils font chier, j’en peux plus...", y compris des cadres. La question du travail et du harcèlement moral, on en parle de plus en plus, c’est bien qu’on en parle. Mais il y a eu également une espèce de contre-feux qui a été établie par une psychiatre, Hirigoyen. Elle analyse très bien comment ça se passe, comment on peut mortifier quelqu’un, mais son analyse a des limites. Le fait qu’il y ait des pervers dans le monde de l’entreprise qui est un monde de pouvoir, ce n’est pas nouveau. De tout temps, il y a eu des gens qui se sont fait un malin plaisir, qui ont joué en faisant ça. Mais pourquoi cela se développe ? Parce qu’il y aurait plus de pervers qu’avant ? Il n’y a pas plus de pervers qu’avant. Il y a le management d’entreprise qui organise ça. Alors, là elle botte en touche. Visiblement, elle ne veut pas parler de cela. Elle ne veut pas mettre en cause le libéralisme. On vous dit : "Adressez-vous à votre DRH ou adressez-vous à votre médecin du travail". On ne peut plus s’adresser à son DRH parce que c’est lui qui organise ça. Evidemment dans une organisation du travail qui donne un tel pouvoir à la maîtrise, les pervers s’en donnent à cur joie. C’est clair. D’autres prennent sur eux, récitent le discours, en souffrent, mais le récitent quand même. Un tel système est organisé, il est managé, et c’est le DRH qui fait cela. Il sait ce qu’il fait. Dans les livres de management, on parle de la régénération permanente de l’entreprise. En gros, c’est comme le corps humain, il perd des cellules, il s’en crée d’autres. Et bien là, c’est pareil. L’entreprise est vive, dynamique, réactive, inventive, innovante, apprenante. Mais, il faut se débarrasser des "cadavres". Le salarié fatigué, déprimé, ça n’existe pas, ce n’est pas possible, pas chez nous. Quand le type, il est comme ça, il faut s’en débarrasser. Le DRH, lui, il est là pour ça. Et les médecins du travail qui normalement ont une éthique et devraient être complètement indépendants du management sont désormais considérés, du moins dans les entreprises comme Renault, comme des cadres comme les autres dont le métier tend à contribuer comme tout le monde à la performance globale de l’entreprise. Ce qui apparaît clairement depuis une dizaine d’années, c’est qu’ils sont passés d’une attitude où ils ont un regard extérieur, expert sur les choses, à une attitude de gens qui sont sous pression d’une direction dans un management. Quand on entend des médecins qui vous parlent de la "nécessaire compétitivité", vous vous dites qu’ils ont franchi le cap. Quand on entend ces gens qui font des émissions, qui écrivent des livres sur le harcèlement moral au travail, et qui disent qu’il faut s’adresser au médecin, qu’il faut s’adresser au DRH, c’est au minimum de la méconnaissance de la réalité de l’entreprise...

Critique communiste Cela nous amène à la question du salarié licencié pour un problème d’alcool...

Jean-Marie Bousset - Il y avait effectivement un problème d’alcoolisme, ces choses-là arrivent à des gens très bien. Ce problème d’alcoolisme, il ne l’avait pas sur les lieux de travail et il avait d’excellentes relations avec ses collègues, y compris avec la maîtrise. Sur deux ans, il a dû avoir deux ou trois absences non autorisées. Dans le même secteur, il y avait déjà eu un cas comme ça il y a 18 mois. Le type a été licencié et il n’y a pas eu de réaction, et il s’est pendu à l’âge de 31 ans. Les collègues avaient un certain sentiment de culpabilité et là on a eu véritablement une réaction de terrain. Un matin, il y avait réunion du CHSCT, c’est tout à fait dans les attributions du CHSCT d’intervenir sur un problème comme ça. Les copains qui sont élus au CHSCT ont demandé que cela soit mis à l’ordre du jour, le responsable du CHSCT a refusé et les gars de l’atelier ont fini par venir dans la salle. Il y a des gars qui ont débrayé également ; se sont retrouvées à peu près 250 personnes qui ont eu vraiment une attitude collective de négociateur. En disant : "on ne veut pas retomber dans le même problème que celui qu’on a eu, donnez lui encore une chance, on va l’aider...". Dans le climat général de l’usine, on leur tient tête. Ils ont tapé et pas n’importe comment. Sur les 250 personnes qui ont passé la journée là, ils ont ciblé la CGT, la direction de la CGT. Les types qui sont sur la liste, ce sont des militants et ils ne sont pas tous dans le même secteur. Parenthèse : ils initient les cadres supérieurs au jeu de go, le jeu chinois, qui n’est pas un jeu d’élimination de l’autre, mais un jeu d’encerclement, pour phagocyter l’autre. Donc, on est désigné comme adversaire, la loi ne permet pas de nous éliminer, ce n’est pas facile de nous mettre en faute, donc il faut réfléchir à la façon d’exister plus que nous. Exister plus que nous ça passe par une multitude d’actions qui vont de l’intimidation pour l’un au déplacement pour l’autre, à la promotion pour un autre. Il s’agit d’avoir en permanence la connaissance de l’adversaire : Qui c’est ? Où il est ? Comment il fait ? Pour donner un exemple : dans une démocratie, faire une pétition, c’est vraiment le B-A, BA. Le droit de pétitionner, c’est vraiment élémentaire. On pratique ça régulièrement. Un jour, on a trouvé sur un photocopieur une feuille portant la note suivante "veuillez trouver ci-joint la dernière pétition de la CGT pour mise à jour cartographique". Ce qui signifie que, dans le cadre du jeu de go, l’encadrement a l’obligation d’une connaissance de ce que sont les gens : la CGT c’est qui ? Tout le flicage qui correspond à ça est mis noir sur blanc. Avec, dans chaque Unité Elémentaire de Travail, devant tous les noms des cases avec des jugements de valeur sur leurs comportements : est-ce qu’ils adhèrent ? est-ce qu’ils appliquent ? est-ce qu’ils appliquent en adhérant ? est-ce qu’ils appliquent sans adhérer ? C’est déjà fin, cela va loin. Parce que appliquer sans adhérer, ce n’est même pas suffisant. C’est l’inquisition, c’est totalitaire [5].

On voit bien les chefs d’UET qui résistent, c’est-à-dire qui peuvent prendre une distance quand ils s’adressent aux salariés : "j’ai une information à vous dire, vous en prenez ce que vous voulez". Ce n’est pas ça qu’ils attendent de lui. Ils attendent de lui qu’il défende le point de vue de la direction. Quand on pense que quelqu’un défaille un peu, on peut l’assister dans son intervention. Ils continuent d’avoir quelques problèmes, parce que c’est colossal ce qu’ils leur demandent. Au début les chefs d’UET, ils les ont nommés à partir de ce qu’ils avaient sous la main, les chefs d’équipe, d’anciens contrôleurs, d’anciens régleurs, voire certains "pro", évidemment tous ces gens-là émanaient pour une bonne part du corps social de l’entreprise. Ils étaient d’accord pour organiser le boulot, mais ils n’étaient pas forcément d’accord pour devenir des "chefs politiques" du secteur. Il y en a qui ont carrément préféré retourner en fabrication, voire quitter l’entreprise, plutôt que d’appliquer ces trucs-là. Et, au fur et à mesure, ils les remplacent par des gens plutôt extérieurs, jeunes, éventuellement des jeunes ingénieurs, des jeunes BTS qui sont sans état d’âme.

Dans le cadre du débat sur la souffrance au travail, il y a un gars qui est venu témoigner. Il était employé dans un service, et puis il a voulu autre chose, il s’est retrouvé au 83. Ce n’était pas un syndicaliste, je le voyais au restaurant, il passait comme une fusée, cela devait être très salissant de serrer la main à la CGT ; à sa table, on entendait parler que de boulot. Puis un jour on ne l’a plus vu, en fait on l’a convoqué, on lui a dit qu’il n’y avait plus de travail pour lui, qu’il fallait qu’il se cherche autre chose. On lui a proposé d’aller passer un an à Rueil, et puis quand il est revenu, on lui a dit qu’on avait plus de boulot pour lui, qu’il fallait qu’il s’en cherche, des gens comme lui ça suffisait plus. "Tu te cherches du travail, il n’y a plus rien pour toi". On a fini par lui proposer la fabrication, je ne sais même pas si ce n’est pas en équipe de nuit ou en VSD. Démoli, tentative de suicide, voilà, ça fait partie des techniques d’épuration, ce qu’ils appellent la régénération permanente de l’entreprise. Cela c’était dans "l’accord à vivre" que les autres ont signé, c’était dit de manière plus feutrée, mais pour qui savait lire : "l’évolution technologique de l’entreprise fera que certaines personnes..."

Le phare, l’exemple à suivre c’est éventuellement des boîtes comme Sunderland en Angleterre, qui est un transplant japonais de Nissan que j’ai visité en tant qu’administrateur et qui est effrayant. L’usine a été créée de toutes pièces sur une friche industrielle (à Newcastle). Le "cheptel humain", ils l’ont constitué en même temps qu’on bâtissait les murs, on a fait venir 10000 personnes pour en embaucher 1000. C’est une boîte qui a la performance physique la plus importante de l’industrie automobile, c’est effrayant parce que là tu as l’impression d’un peuple cloné, tailles des types, âge, gestuelle... Quand tu as une boîte qui vieillit, où il y a des types qui ont en plus une culture ouvrière, et que l’objectif est d’être aussi "bons" que chez Nissan, cela explique la fuite en avant. À Valenciennes, il y a Toyota qui va s’installer, et, autour de Valenciennes, ils sont en train de recruter, sur les mêmes bases que Nissan à Newcastle, c’est-à-dire jeunes, motivés, physiquement solides. Bientôt quand on aura bien décortiqué le génome humain..., avec des prises de sang à l’embauche, on verra à quoi l’on peut s’attendre. Il y a de l’eugénisme dans l’air, au nom de la recherche de la perfection. La conscience de ce risque, cela motive pour lutter. Mais à partir du moment où l’on se positionne comme résistants, on n’est plus des "partenaires", on est une sorte de non-qualité qu’il faut traiter, un problème à résoudre, on est un problème pour le management.

Critique communiste Sur les 46 peux-tu nous dire comment cela se présente ?

Jean-Marie Bousset - Jusqu’à présent les conflits du travail se traitaient devant les juridictions appropriées, là sachant qu’il y avait à faire à forte partie et dans sa volonté de briser, ils ont franchi un cap en allant au pénal. Et ce n’est pas isolé. Le MEDEF veut véritablement rendre illégal tout mouvement qui s’oppose à sa logique. On essaie d’élargir au maximum la base de la contestation, on est véritablement dans un combat. C’est la criminalisation quand on résiste au libéralisme, on devient un délinquant, c’est clair. S’ils sont déboutés, ça pèse lourd. Si on est condamné, ça pèse lourd [6]. Ils ont pris l’habitude, quand tu vas voir un chef à plusieurs, au bout de deux minutes, il dit "bon, vous êtes en grève", bientôt au bout de quinze minutes, il dira "je suis séquestré".

Propos recueillis par Jean-Philippe Melchior

Notes

[1Les Carrefours de la Pensée sont des colloques organisés tous les ans en fin d’année par la ville du Mans et Le Monde Diplomatique sur des thèmes politiques et/ou géopolitiques. En 1999, la rencontre eut pour intitulé : "L’Asie, faut-il en avoir peur ?"

[2NTN est une des grandes sociétés mondiales spécialisées dans les transmissions automobiles. Elle a installé une nouvelle entreprise à Allonnes, commune située dans la Communauté Urbaine du Mans.

[3Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Fayard, Paris, 1999.

[4De cet auteur, on lira notamment Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998.

[5Début mars 2000, la presse a fait état du fichage systématique des salariés de Renault. Son PDG, Louis Schweitzer osa déclarer dans un communiqué de presse "découvrir avec surprise et indignation par la presse... l’existence de ces fiches".

[6Le jugement rendu par le tribunal correctionnel du Mans est en fait ambigu et peut être analysé comme une demie défaite pour la direction. Sur les 46 salariés traduits devant le tribunal, 35 ont été reconnus coupables du délit de séquestration mais dispensés de peine car pour le tribunal "manifestement, il n’y a eu aucune intervention de la direction pour tenter de débloquer le conflit". Les juges ont estimé qu’il a été fait le choix délibéré de laisser les 2 cadres gérer une situation très conflictuelle "qui ne pouvait qu’aboutir à un durcissement du mouvement et à la réalisation de l’infraction pénale reprochée aux prévenus". En outre, les deux cadres ont indiqué "qu’ils n’avaient fait l’objet d’aucune violence physique à leur encontre". Les syndicats CGT et CFDT ont décidé de faire appel de ce jugement. Affaire à suivre...

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