Livres du mois

, par BENSAÏD Daniel

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Jan Valtin, Sans patrie ni frontières, Ed. Babel, Actes-Sud.

Une réédition archi-bienvenue : dans la série « Révolutions », animée par Gérard Guégan, qui « se donne pour but de rassembler des témoignages généralement introuvables d’hommes et de femmes qui ont tout tenté pour que le monde réel s’accorde à leur désir », Babel-ActesSud, republient en format poche le récit autobiographique du marin internationaliste Richard Krebs, alias Jan Valtin : « À dix-huit ans, j’avais eu l’impression d’être un géant ; à vingt-et-un, c’était encore plus simple : il sufisait de lancer des grenades à la gueule de la contre-révolution ; à vingt-deux, j’avais fait le tour du monde au service du Komintern — maigre, affamé, féroce — et j’en étais fier ; à vingt-neuf, les politiques d’une demi-douzaine de pays européens me recherchaient en tant que principal agitateur des Fronts de mer du Komintern.. À trente et un, j’œuvrais à transformer les prisons hitlériennes en écoles du prolétariat internationaliste : et maintenant, d trente-trois ans, je me posais cette question : tout celan’a-t-il jamais été que mensonge, imposture et utopie sanglante ? »

Les huit-cents pages de ce livre sont un terrible voyage au bout de la nuit du siècle. Plusieurs générations ont dévoré, sans pouvoir s’interrompre, ces pages où la réalité surpasse constamment toutes les fictions romanesques possibles. Récit d’apprentissage et d’initiation, entre nazisme et stalinisme, traversé de fantòmes et de revenants. Comme l’écrit Jean-François Vilar dans sa postface, « Sans patrie ni frontières n’est pas le livre d’un théoricien de la révolution, pas non plus celui d’un historien. Il peut se lire comme un époustouflant roman d’aventures. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un roman, mais d’un témoignage précis, détaillé ».

Cette édition de poche doit permettre que de nouvelles générations recueillent à leur tour ce témoignage, « parce que le besoin d’utopie qul se nourrit de lectures survit à toutes les époques, même à la nôtre ».

Enzo Traverso, Pour une critique de la barbarie moderne (Ecrits sur l’histoire des Juifs et de l’antisémitisme), Cahiers libres Page deux, 75 francs.

La remarquable revue suisse francophone Page deux (en vente à la librairie La Brèche) a eu l’heureuse idée de lancer en complément une collection de Cahiers libres. Le premier titre paru, Pour une critique de la barbarie moderne, est un recueil d’essais d’Enzo Traverso, sur l’histoire des Juifs et de l’antisémitisme. L’ensemble, dédié à Ernest Mandel, est parfaitement cohérent et permet d’aborder successivement la question de l’émancipation des Juifs dans la problématique des Lumières, « l’antisémitisme comme code culturel », une intéressante étude comparative sur les questions noire et juive, la signification historique d’Auschwitz, l’insurrection du ghetto de Varsovie, et une critique de l’utopie sioniste.

« La révolution française marque une rupture incontournable dans l’Histoire des Juifs, en forgeant un modèle émancipateur qui s ’impose dans toute l’Europe occidentale et en amorçant la sécularisation et la modernisation de leur univers social et culturel ». Traverso souligne fort justement l’ouverture à l’universalité qu’inaugure la Révolution française, aussitôt contrariée par la cristallisation particulariste de l’Etat-Nation. Si le sort des communautés juives semble désormais se jouer entre la discrimination du ghetto (ou, dans le cas extrême du nazisme, « l’expulsion pure et simple du genre humain ») et l’assimilation, l’émancipation a souvent été perçue a posteriori, à la lumière notamment des tragédies du siècle qui s’achève, comme une assimilation forcée et une négation universaliste de l’identité juive : la Révolution n’aurait pas émancipé mais « interdit le Juif », selon une formule de Shmuel Trigano. Traverso résiste à cette interprétation en rappelant le lien fondamental entre le respect de l’altérité et la reconnaissance de l’égalité. Il n’insiste cependant pas assez selon moi sur l’historicité même de la question juive au cours des deux derniers siècles et ses métamorphoses. Dans la problématique même d’Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme, il deviendrait partaitement logique de concevoir la question juive pendant la révolution française comme une question confessionnelle qu’il s’agit de privatiser (au même titre que toute appartenance religieuse) pour fonder un espace public laique. La considérer alors comme une question nationale paraît anachronique. De religieuse, elle devient question nationale au fur et à mesure que prend forme l’Europe des nations modernes, et par le fait d’événements non prédéterminés (la montée du nazisme, l’antisémitisme bureaucratique dans la Russie stalinienne) qui bloquent une possible assimilation et transforment une aspiration universaliste en revendication identitaire.

C’est parce que la question s’est muée en question nationale sous les coups de marteaux imprévisibles de l’Histoire que le sionisme a pu se développer (sur la base de l’échec universaliste-internationaliste illustré par l’épopée des Juifs dans les brigades de la guere civile espagnole). Il a fallu ces temibles épreuves et celle des camps, pour que la culture étatique sioniste l’emporte sur la culture diasporique. C’est encore une désastreuse conséquence de la Catastrophe. Traverso rappelle fort pertinemment les réticences, réserves, ou oppositions que le projet d’État juif a rencontrées, non seulement dans les milieux socialistes juifs, mais bien au-delà, ainsi que les textes terriblement lucides d’Hannah Arendt ou Günther Anders. Cet État ne pouvait naître en effet, avec le soutien des grandes puissances, que sous la forme d’une projection coloniale européenne, subordonnée aux puissances tutélaires, et au prix de l’exclusion des populations palestiniennes. Il s’agit dès lors pour les Juifs, martyrisés et traumatisés par la guerre mondiale, non d’un ultime refuge, mais d’un nouveau piège à retardement : un État confessionnel est d’emblée porteur d’une logique de purification ethnique dont les colons meurtriers du Tombeau des Patriarches offrent un exemple extrême mais follement logique. La question la plus discutable soulevée par ces essais, informés, érudits parfois, de bout en bout passionnants, concerne les rapports du mouvement révolutionnaire à la question juive au lendemain de la Révolution russe. Si Traverso nous invite, après Walter Benjamin, à « repenser l’histoire sous le signe de la catastrophe », plutôt que dans l’euphorie du progrès, il semble parfois trop tenté de chercher les réponses du côté de l’éthique et de l’utopie (« redonner à l’idée de socialisme sa dimension utopique ») en insistant sur l’urgence de nouveautés (« une nouvelle hiérarchie des valeurs ») et des différences (« rapports différents avec la nature »), qui tendent àtrop relativiser les luttes politiques et les épreuves stratégiques réelles. Après 1917, l’histoire des luttes, des défaites surtout, qui n’ étaient pas écrite d’avance, a pesé beaucoup plus lourd que le déficit d’utopie de Lénine ou de Trotsky. Le bilan obscur du siècle impose sans aucun doute de revenir sur la dimension éthique du combat, mais, pour ne pas basculer dans un moralisme formel, la question doit, s’il est vrai que « la politique prime désormais l’histoire », la question doit être aussitôt spécifiée : quelle éthique de la politique ?

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