Liberté pour les prisonniers politiques chiliens

, par DELTEIL Gérard

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Né en 1939, Gérard Delteil a déjà une trentaine d’ouvrages à son actif. C’est après avoir exercé, dix ans durant, le métier de dessinateur de trottoir qu’il s’est pleinement consacré à l’écriture. Parmi ses romans, citons KZ. Retour vers l’enfer (Métailié poche), Mort d’un satrape rouge (Métailié poche), Chili con carne (Folio) ou N’oubliez pas l’artiste (Folio). Il a aussi publié des enquêtes sur les prisons, le trafic de viandes ou l’Amérique latine.

L’arrestation de Pinochet a donné un coup de projecteur sur le Chili, et permis de rappeler les crimes de la sinistre dictature militaire qui a sévi dans ce pays pendant quinze ans. Pourtant, on a bien peu parlé des prisonniers politiques encore détenus aujourd’hui. Un consensus semble régner aussi bien dans la classe politique chilienne que dans les grands médias internationaux pour oublier la centaine de femmeset d’hommesqui croupissent dans les prisons chiliennes ou pour les considérer comme des terroristes. Le Chili serait redevenu aujourd’hui un « Etat de droit », et le président de la République Frei a été reçu à Paris avec tous les honneurs le 15 mars 1999, alors qu’au même moment une partie des prisonniers politiques de son pays étaient en grève de la faim, après avoir été pour certains sauvagement tabassés voire torturés.
Ces prisonniers appartiennent pour la plupart à deux organisations qui ont affronté la dictature les armes à la main : les Lautaro (du nom d’un Indien qui combattit les conquérants espagnols) et le Front patriotique Manuel Rodriguez, créé comme la branche armée du PC chilien et qui s’en est séparé ensuite. Après l’échec électoral de Pinochet en mars 1990 et l’élection du Président Aylwin, de nombreux militants de ces deux organisations ont refusé le compromis qui accordait l’impunité aux assassins et aux tortionnaires et poursuivi la lutte armée. Pour beaucoup, ce sont des jeunes nés sous la dictature qui ont fait leur apprentissage politique dans les protestas, les grandes manifestations qui ont abouti à la mise l’écart (relative) de Pinochet. Ils ont vu nombre de leurs camarades et de leurs parents tomber sous les balles des militaires et des carabiniers ou mourir sous la torture, beaucoup ont eux-mêmes connu la prison et la torture. Leurs actions armées ont consisté pour l’essentiel à abattre quelques tortionnaires notoires, à organiser l’évasion de leurs camarades (qu’Aylwin ne voulait pas libérer) et, pour les Lautaro, à distribuer aux habitants des poblaciones des vivres et des biens de consommation « récupérés » dans des grandes surfaces. Leur choix est sans doute discutable sur le plan politique, mais il est respectable sur le plan moral : peut-on imaginer quelle aurait été l’attitude des Juifs rescapés du génocide hitlérien et des résistants en 1945, si un compromis, dans le cadre d’un Etat allemand « démocratisé », avait permis à Hitler de conserver le poste de sénateur à vie et de président d’honneur des forces armées (comme Pinochet), à Goebbels d’obtenir une sinécure au Conseil d’Etat et à tous les bourreaux SS de bénéficier de l’impunité ?
Le Chili n’est en réalité qu’une démocratie en liberté surveillée, dont les dirigeants élus ne peuvent pas se permettre le moindre geste susceptible de déplaire aux militaires... comme de libérer les prisonniers politiques. Le gouvernement actuel, fruit de l’alliance baptisée « concertation » entre le Parti socialiste et la Démocratie chrétienne, a fait des pieds et des mains pour tenter d’obtenir le retour de Pinochet au Chili et le président de la République, Frei, s’est récemment séparé d’un de ses ministres socialistes, Ricardo Lagos, parce qu’il n’avait pas manifesté assez d’enthousiasme dans ce sens.
La liberté d’expression connaît elle aussi ses limites. Le directeur de la revue Punto Final a dû se cacher pendant plusieurs semaines pour échapper à une arrestation... pour avoir publié une caricature de Pinochet. Voici deux mois, le Livre noir de la justice chilienne de la journaliste Alejandra Matus était interdit et saisi, les responsables de la maison d’édition Planeta ont été détenus, puis libérés sous caution, l’auteur a dû s’enfuir à l’étranger.
Le Chili est le seul pays du monde où la justice militaire peut juger des civils en temps de paix, de sorte que les prisonniers politiques sont aujourd’hui conjointement poursuivis par les justices civiles et militaires dont les peines sont cumulatives. Ils sont de fait menacés de la prison à vie et le tribunal militaire avait même requis la peine de mort contre certains d’entre eux ! Le soutien dont ils bénéficient au Chili est limité, en raison du consensus entre la droite et la gauche de la classe politique d’une part, mais aussi en raison du désintérêt d’une grande partie de la population, lancée dans la frénésie de la consommation à crédit pour ceux qui s’en tirent et aux prises avec les dures réalités de la survie pour ceux qui sont devenus encore plus pauvres après quinze ans de dictature et de libéralisme économique. Plusieurs éléments tendent cependant à modifier cette situation : l’arrestation de Pinochet a contribué à réveiller les consciences, le PC chilien s’est lancé dans un soutien plus actif aux prisonniers et on a vu Gladys Marin (candidate à l’élection présidentielle) manifester et prendre des coups devant la porte d’une prison où des détenus politiques avaient été mutés après avoir été brutalisés.
Enfin, la crise économique qui frappe aujourd’hui le Chili, après une vingtaine d’années de prospérité illusoire, contribue à ouvrir les yeux de ceux qui avaient cru à la réussite du « modèle chilien » (inspiré par les pires théoriciens du libéralisme).
Les femmes et les hommes aujourd’hui emprisonnés au Chili pour leur combat sont nos camarades, quels que soient les désaccords que nous pouvons avoir avec eux. Ils ont payé très cher leur choix. Nous devons nous efforcer de saisir toutes les occasions possibles, tels les voyages officiels de dignitaires chiliens en Europe ou les accords commerciaux avec ce pays, pour rappeler que nous ne les oublions pas et exiger leur libération !

Source

Rouge, 22 juillet 1999.

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