Le 21 avril 2002 a profondément bouleversé le paysage politique francais, même si la plupart des partis politiques déploient aujourd’hui encore des efforts considérables pour tenter de tourner la page sans tirer réellement le bilan qui s’impose. Si les questions soulevées par le 21 avril sont évidemment importantes pour le Parti socialiste, elles sont absolument vitales pour ses allies : le Parti communiste et les Verts. Car la réalité est têtue : le désaveu qui s’est exprimé ce jour-là vis-à-vis de l’ensemble du système politique et institutionnel en general et de l’ex « gauche plurielle » en particulier ne s’est pas miraculeusement dissipé. Au coeur des débats de l’Assemblée federale des Verts (décembre 2002), ces réflexions traversent également le dernier ouvrage d’Alain Lipietz [1], en attendant la publication de celui de Dominique Voynet.
Les contraintes du système
A travers leurs débats comme lors des campagnes électorates, les Verts se présentent comme participant activement à la bataille pour construire une alternative au libéralisme et au productivisme. L’objectif est clairement affirme : « Ne pas se contenter de réparer les dégâts apres coup, mais remonter aux causes » [2]. Cet objectif inspire une série de propositions, validées à nouveau lors de leur dernière assemblée fédérale, visant à modifier la situation et transformer la société, dans les domaines de l’écologie et de la démocratie ainsi que sur les questions sociales. Pour mémoire, on citera : la sortie du nucléaire, la diminution des transports routiers, l’interdiction des cultures 0GM en plein champ et du brevetage du vivant, une vraie politique de santé publique, l’arrêt des constructions dans les zones à risques, la défense des retraites par répartition contre les fonds de pension, le refus de la privatisation des services publics, la régularisation des sans papiers, le développement d’un projet altermondialiste, l’instauration de la proportionnelle, etc. Et, de fait, nous nous sommes souvent retrouvés aux côtés des militants écologistes — et de bien d’autres — dans ces combats nécessaires.
Mais certaines propositions des Verts méritent, pour le moins, discussion. Un exemple parmi d’autres : proposer et faire appliquer des mesures pour réduire l’émission de gaz à effet de serre est une nécessité. Mais les solutions préconisées par les Verts — instauration de quotas ou des pollutaxes — reviennent en définitive à créer un marché des « permis de polluer », dont les principaux pollueurs, multinationales et pays industrialisés, seront encore les principaux bénéficiaires. Et puis, surtout, l’opposition des Verts au libéralisme peine à s’inscrire réellement dans la question sociale, à articuler promotion d’un modèle alternatif de développement durable et défense des intérêts des salariés. Alain Lipietz revient longuement sur ses analyses des causes de la défaite. Il insiste particulièrement sur le fiasco des 35 heures dans leur version « lois Aubry » et le sentiment d’abandon des couches populaires, que sanctionneront, dans un premier temps, les élections municipales de 2001, puis la présidentielle et les légistatives. Avec une certaine lucidité : « Les lois Aubry ont surcreusé les divisions et les inégalités préexistantes dans le salariat, aggravant le stress et la souffrance ouvrière et libérant le salariat le mieux protégé ». Il dénonce vigoureusement, en des termes que l’on ne peut qu’approuver, l’annualisation, le refus d’affronter la question de l’« apartheid social » auquel sont soumises les femmes à temps partiel, le gel des salaires, la mise en place de « plusieurs SMIC », la dilution dans le temps de la réduction du temps de travail et l’exclusion des petites entreprises de son champ d’application. Reste la question de la « compensation salariale ». Et là, les choses se gâtent sacrement : si l’on comprend bien le raisonnement d’A. Lipietz, c’est l’engagement du PS à « garantir le salaire de tous les travailleurs » qui explique que, finalement, « on n’a même plus garanti celui des plus bas solaires, et notamment des plus démunies du salariat. Apparemment, « vingt ans de débats sur la compensation salariale » ne lui ont pas appris grand chose ! Ce qui est d’autant plus grave que c’est lui qui a nourri la réflexion des Verts et élaboré leurs propositions sur ce sujet. Il est vrai que l’on ne peut financer à la fois des embauches pour lutter contre le chômage, l’amélioration du pouvoir d’achat et la libération de temps libre pour les salariés pauvres sans en faire payer le coût par les salaries les moins défavorisés, du moins si l’on se refuse à toucher aux profits et aux revenus des actionnaires ! C’est là le coeur de la divergence. Divergence que l’on retrouve sur bien d’autres sujets, comme la construction européenne ou la « régulation » de la mondialisation, par exemple. Ou encore les privatisations : peut-on réellement défendre les services publics et admettre que, dans le cadre d’une commission du Parlement européen, un rapport d’un député Vert europeen se prononce en faveur de la privatisation d’EDF ?
De facon assez systématique, au mieux, les propositions portées par les Verts s’arrêtent en chemin. Plus exactement, elles s’arrêtent là où commencent la propriéte privée, l’économie de marché, l’accaparement des richesses par une mince couche de possédants : les bases de la société capitaliste, en quelque sorte. Si l’on nous permet cette expression « archaïque »...
Mais, qu’on le veuille ou non, c’est cela qui est en jeu lorsqu’on prétend « ne pas se contenter de réparer les dégâts après coup » et « remonter aux causes ».
Un dilemme : les rapports avec le PS
Cette approche n’est évidemment pas sans conséquence lorsque les Verts abordent la définition de leur stratégie politique. Et, très logiquement, la question des rapports avec le Parti socialiste, force hégémonique à gauche, finit par polariser l’essentiel des débats du parti écologiste et par nourrir tergiversations et tournants successifs. Les Verts butent de façon récurrente sur cette question : comment gagner des positions institutionnelles et participer à la gestion, afin de « peser sur les politiques publiques » sinon grâce à des accords électoraux et de gouvernement avec le Parti socialiste ? Mais comment mettre en oeuvre leurs propositions en participant à des coalitions gouvernementales dominées par un parti que les Verts eux-mêmes qualifient de « social-libéral », productiviste, pro-nucléaire et sécuritaire ? Véritable cercle vicieux dans lequel les Verts se sont enfermés et qui alimente régulièrement leurs multiples zigzags et soubresauts politiques. Affirmer, à propos de l’accord législatif signé en 1997 entre les Verts et le PS : « On pouvait espérer que les socialistes ne commettraient plus les erreurs de la décennie noire 1983 — 1993 », est-ce de la naïveté ou de l’aveuglement volontaire ? Mais, on le verra, rien n’indique que les leçons aient éte tirées pour l’avenir. Et il se trouvera clairement, lors de futures négociations, un leader Vert pour expliquer benoîtement : « On peut espérer que les socialistes ne commettront plus les erreurs de la legislature 1997 — 2002 ». On ne change pas une politique qui perd !
Revenir sur les péripéties qui ont agité les Verts depuis deux ans permet d’illustrer le propos. Au printemps 2001, à la suite de primaires internes au mouvement, malgré le soutien apporté à Noel Mamère par la grande majoritê des élus et des dirigeants du parti, les militants choisirent Alain Lipietz comme candidat vert à la presidence de la Republique. Incontestablement le signe d’une volonté d’autonomie et de démarquage par rapport au PS. On sait ce qu’il en advint : les Verts furent obligés de changer de candidat en catastrophe ! La cause de ce revirement plutôt inédit est certes à rechercher parmi certaines « maladresses de communication » du candidat. Mais c’est loin d’être le facteur déterminant : Lipietz dut affronter non seulement le sabotage de sa pré-campagne par les dirigeants de son parti mais, surtout, les pressions ostensibles du PS, manifestés notamment par la rétention des signatures des maires socialistes nécessaires à sa candidature. L’explication donnée par Lipietz, manifestement inspiré par l’exemple de la coalition « Rouge — Verte » en Allemagne, est intéressante : alors que Mamère était, selon lui, censé chasser sur les mêmes terres électorales que Jospin, « je devais conquérir l’électorat que n’aurait pas Jospin. Or ce n’était pas du tout l’analyse de Ia direction du mouvement ». Ni, surtout, celle de la direction du PS ! On peut sourire de la prétention de Lipietz quant à sa capacité « à ratisser au premier tour des voix que lui (N.D.L.R. : Jospin) n’aurait pas eues », mais qui « auraient pu lui assurer la victoire au second, mais en position de dépendance vis-a-vis d’une gauche critique ». Mais on ne peut écarter totalement l’hypothèse selon laquelle « Lionel Jospin préfère perdre que de gagner avec des alliés encombrants ». Encore qu’il faille beaucoup relativiser : en cinq ans de participation à la majorité plurielle, les Verts furent plus souvent dociles qu’encombrants !
Mais l’histoire des rapports de fascination-répulsion des Verts pour le PS est loin de se clore avec l’éviction de Lipietz. Sitôt investi, Noël Mamère a mené une campagne offensive, notamment sur les sans papiers ou les dérives sécuritaires, extrêmement critique vis-à-vis du PS et même du bilan du gouvernement, au point de parvenir parfois à faire oublier que des ministres Verts y avaient siégé sans discontinuer. C’est d’ailleurs ce profil qui permet d’expliquer le score plutôt satisfaisant de Mamère, seul des candidats issus de la gauche plurielle à progresser, alors que Parti socialiste et Parti communiste payaient au prix fort la révolte du peuple de gauche.
Un résultat plutôt inespéré mais qui s’est averé incapable d’empêcher un nouveau rebondissement, lors de l’assemblée fédérale des Verts, à Nantes en décembre 2002. La direction regroupée autour de Voynet, Mamère, Aubert et des principaux dirigeants est mise en minorité par une alliance des écologistes « fondamentalistes » et d’un courant animé... par Lipietz ! Au coeur de ce renversement de majorité, la mise en accusation par les militants des « renoncements » du gouvernement Jospin, de la « dérive vers une politique d’accompagnement social du libéralisme ». Il serait donc absurde de considérer que l’ensemble des militants Verts, comme de ceux qui se reconnaissent dans cette mouvance politique, sont définitivement gagnés au social-libéralisme et à la soumission aux diktats du Parti socialiste. Des différences existent. Dominique Voynet a avoué abruptement qu’elle ne concevait d’avenir pour les écologistes qu’au sein d’un « parti de toute la gauche ». Au lendemain du congrès socialiste qui a retenu l’idée d’organiser des états généraux de la gauche, elle vient de récidiver en proposant d’organiser au Mans un « grand séminaire sur le changement », avec Hollande et Fabuis comme invités de marque. De son côté, Mamère, enterrant sans remords le Parti communiste, verrait assez bien les Verts comme partenaire privilégié du PS. Partenaire exigeant parce qu’indispensable à toute majorité de gauche. Et la nouvelle majorité des Verts inscrit ses perspectives dans le cadre d’une « stratégie d’autonomie contractuelle » qui consiste à « rechercher des accords de gestion avec les partis de gauche sur la base d’une double exigence : un accord programmatique et une répartition proportionnelle des responsabilités ». Une perspective qui fait peu de cas du bilan de l’accord Verts-PS de 1997, non respecté par le PS et de son refus d’introduire meme une dose modéree de proportionnelle.
Mais, surtout, au-dela des orientations defendues par les differents courants organises, de nombreux militants Verts s’interrogent sur le fossé existant entre leurs exigences, leurs aspirations et les politiques réelles qu’ils ont de fait contribue à mettre en oeuvre, au niveau local et regional comme au niveau national, dans le cadre d’accords avec le PS. Accords que le PS s’est empressé de jeter au panier, une fois passee l’echeance electorate. Et alors que tout laissé à penser qu’il en sera de même à l’avenir. À l’inverse, il serait peu fondé de penser que la dernière assemblée des Verts a marqué une clarification politique. Si les diverses orientations proposées prêsentaient des différences sensibles qu’il serait ridicule de nier, aucune d’entre elles n’offrait d’alternative authentique ce qui demeure donc, au-delà des nuances, la seule stratégie des Verts : l’alliance avec le PS. Une alliance qui, au vu des rapports de forces, ne saurait être qu’une alliance sur la ligne du PS. Finalement, toutes les propositions des différents courants — affirmer l’autonomie des Verts, améliorer le rapport de force avec le PS, renouer avec le mouvement social, etc. — se rejoignent globalement. Et elles ont la même finalité : négocier avec le PS un « nouveau contrat », grâce à un meilleur rapport de force. Une stratégie qui n’est pas sans rappeler celle mise en oeuvre depuis quelques années par le Parti communiste... Avec le succès que l’on sait !
Dernier avatar du choix des Verts : la démarche pour les élections régionales de 2002. Lors de l’assemblée de Nantes, aucun doute n’était permis : la revendication de l’autonomie contractuelle aurait pour conséquence la présentation de listes Vertes, autonomes, au premier tour. Une résolution audacieuse... qui n’aura duré que quelques mois. La réforme du mode de scrutin — scandaleuse, faut-il le préciser ? — a d’ores et déjà déclenché une offensive en règle des élus verts, bien décidés à ne pas sacrifier leurs positions institutionnelles sur l’autel d’une autonomie décidément fort douloureuse. D’où le retour en force de l’option en faveur de la participation, dès le premier tour, à des listes d’union de la gauche. Heureusement, les convictions « décentralisatrices » des Verts leur permettent de renvoyer la décision aux régions. Ce qui les autorisera sans doute continuer à proclamer leur autonomie sur le plan national, tout en rentrant localement dans les cadres imposés par les sociaux-libéraux... La volonte initiale d’avoir des élus était autrefois justifiée par la nécessité de participer aux « éxécutifs », même en position minoritaire, afin de mettre en oeuvre leur politique ou, au moins, des élements significatifs de leur politique. Aujourd’hui subsiste surtout la volonté... d’avoir des élus.
Deux gauches
Sans être grand clerc, on peut faire le pronostic que cette situation n’ira pas sans malaise. D’où la necessité pour les dirigeants du parti Vert d’établir un contre-feu par rapport à d’autres orientations possibles. Après tout, le premier tour de l’élection présidentielle n’a pas seulement démenti l’absence supposée de toute crédibilité électorale de l’extrême-gauche. Il a installé la gauche révolutionnaire, et plus particulièrement la LCR, comme un des protagonistes du débat à gauche, capable sinon de présenter une véritable alternative du moins de l’esquisser. Difficile dans ses conditions de faire l’impasse sur le sujet. Pour Dominique Voynet, il s’agit d’abord d’exorciser le risque de « réduction de l’offre politique à un choix entre néo-blairisme et extrême gauche ». Quant à Lipietz, soucieux d’éviter toute tentation à ceux, notamment parmi les animateurs de mouvements sociaux, qui s’interrogent et hésitent parfois entre Verts et LCR, comme de nombreux électeurs ont longtemps hésité lors de la campagne presidentielle, il n’hésite pas à charger la barque, quitte à inclure dans son offensive aussi bien organisations révolutionnaires que mouvements sociaux, décidément trop radicaux à son goût. Objet principal de ses griefs : la radicalité combinerait finatement désespoir et refus des réformes. S’en prenant à un communiqué du Collectif national pour les droits des femmes, dont les critiques de la loi Aubry rejoignaient pourtant assez largement les siennes, il juge qu’il s’agit de « l’exemple même de l’idéologie du désespoir, ce refus de soutenir une réforme au nom des effets pervers d’éventuelles défaites futures ». À quoi il oppose la possibilité de « faire des lois donnant le plus d’atouts possibles à la mobilisation ». Certes. Mais ce n’est pas ce qu’a fait la Gauche plurielle, tout au contraire ! Ses lois, dans lesquelles les salariés ne pouvaient pas se reconnaître — et à juste titre, puisqu’elles n’allaient pas dans le sens de leurs intérêts — ont surtout engendré la désillusion et le mécontentement, parfois la résignation et souvent... le desespoir, justement. Mais c’est surtout l’extrême gauche qui est dans le collimateur : « Les luttes pour les réformes n’ont pour eux (N.D.L.R. : les trotskistes) d’intérêt que si elles n’aboutissent pas. Elles ne servent qu’a convaincre quelques syndicalistes, quelques militants d’ATTAC, qu’il faut aller plus loin : la Révolution. Une révolution dont on ne sait plus ce qu’elle est, qu’on n’a jamais su faire ».
Quoique caricaturale, la dernière phrase contient évidemment un élement de verite dont nous sommes aussi conscients que quiconque. Et alors ! Est-ce une raison pour renoncer ? Est-ce une raison pour se résigner à restreindre ses ambitions à la « régulation » du système ? Est-ce une raison pour ne plus envisager sa transformation qu’à travers la participation à des gouvernements, dont le bilan d’un siècle et demi d’histoire du mouvement socialiste montre
assez que, s’ils n’ont pas « su faire la révolution », ils n’ont pas mieux su faire à « des réformes », sauf a y être contraints, à leur corps defendant, par les mobilisations et les soulèvements populaires ? À l’inverse, nous sommes convaincus que le constat lucide — lucide, pas désespéré ! — des impasses auxquelles ont conduit le stalinisme et la social-démocratie ouvre de nouveaux chantiers : poursuivre le bilan de ces révolutions qui ont échoué et reconstruire un projet d’émancipation sociale. Les révolutionnaires sont loin d’avoir le monopole de cette conviction. Des militants socialistes et communistes s’interrogent. Des militants Verts aussi. Et, surtout, sans être encartés dans un parti, des dizaines de milliers de syndicalistes, d’associatifs, de féministes, d’animateurs du mouvement social qui font de la politique dans les luttes quotidiennes. Et en font fort bien.
À leur manière, les Verts ne sont pas étrangers ni à ces mouvements de fond ni à ces réflexions. Mais il est à craindre que beaucoup partagent encore le coeur ultime des Leçons de la majorité plurielle, pour Lipietz, nonobstant l’échec avéré, l’important serait de réaffirmer : « ça a failli réussir ». À l’inverse, nous pensons que les Verts ne pourront éviter à terme de choisir. Cautionner les privatisations ou combattre pour l’appropriation sociale ? Participer à des gouvernements qui relancent le nucléaire ou se battre pour en sortir rapidement ? Siéger aux côtés de ministres qui expulsent les sans-papiers ou en imposer la régularisation ? Gérer le système en essayant de le modifier à la marge ou rassembler autour d’un projet de confrontation avec le patronat et l’État ? Gauche social-libérale ou gauche radicale ?
F.D.