Après la victoire électorale du centre-droit le 13 mai de l’année dernière de nombreux commentateurs avaient estimé qu’une phase de stabilité politique s’ouvrirait en Italie. Le désarroi du centre-gauche semblait confirmer cette hypothèse. Dix mois plus tard le bilan est clair : le gouvernement se base incontestablement sur des assises sociales solides et a pu adopter une série de mesures conservatrices, voire carrément réactionnaires, mais personne ne saurait prétendre qu’il existe dans le pays une stabilité politique.
En fait, deux mois après les élections Gênes a été le théâtre d’une mobilisation exceptionnelle malgré la répression policière. Après le 11 septembre, à l’initiative du mouvement contre la mondialisation capitaliste néolibérale, des manifestations assez importantes ont eu lieu dans de nombreuses villes. Début octobre 300 000 personnes ont manifesté pour la paix entre Pérouse et Assise. Le 10 novembre Berlusconi mobilisait à son tour ses troupes sous le drapeau des États-Unis. Le mouvement contre la mondialisation capitaliste ripostait le même jour dans la capitale : plus de cent mille personnes dans les rues alors qu’il n’y en avait que 25 000 pour applaudir le premier ministre-patron. Les 19 janvier le mouvement contre la mondialisation organisait une manifestation de solidarité avec les immigrés. Plus de 100 000 personnes répondaient à l’appel. Dans la même période, le FIOM, syndicat des métallos de la CGIL, organisait pour sa part une manifestation nationale de plus de 200 000 travailleurs. À la mi-février c’était le tour d’organisations syndicales dites extra-confédérales, c’est-à-dire non appartenantes aux trois centrales : environ 100 000 personnes dans les rues de Rome. Finalement le 2 mars, la coalition de L’Olivier elle-même descendait massivement dans les rues de la capitale, sous la pression d’une série de manifestations organisées dans plusieurs villes (Rome, Milan et Florence) de leur propre initiative par des partisans déçus du centre-gauche en contestation de leurs dirigeants.
Le gouvernement Berlusconi ripostait en confirmant sa volonté de traduire dans la pratique ses projets néolibéraux style Thatcher, visant à effacer ce qui subsiste des conquêtes sociales des années 1970 et notamment l’article 18 du Statut des travailleurs assurant des garanties contre les licenciements arbitraires. C’est cette offensive gouvernementale et patronale, allant de pair avec des véritables provocations polémiques, qui poussait la CGIL à la mobilisation par l’annonce d’une grève générale début avril et une manifestation nationale le 23 mars. Quelques jours avant cette date un commando terroriste tuait un économiste collaborateur du Ministère du travail. L’exploitation par le gouvernement était immédiate et sans vergogne. Mais la CGIL ne renonçait pas à sa manifestation : elle précisait qu’elle serait en même temps une condamnation du terrorisme. Les deux autres centrales syndicales confirmaient leur abstention. En revanche, de nombreux syndicats extra-confédéraux donnaient leur adhésion de méme que le mouvement contre la mondialisation capitaliste.
La presse internationale, presque sans exception, a souligné l’ampleur de la manifestation du 23 mars. Comme toujours on peut discuter sur les chiffres (allant des trois millions de personnes selon les organisateurs aux 700 000 selon la police). Toujours est-il que Rome a été littéralement submergée par une foule énorme : incontestablement l’une des plus grandes mobilisations depuis la fin de Seconde guerre mondiale. Berlusconi était obligé à faire un pas en arrière en invitant les syndicats à le rencontrer deux jours plus tard. Mais certains de ses ministres et lui-même lançaient en même temps une polémique vicieuse dénoncant une prétendue responsabilité des syndicats dans la réapparition du terrorisme. Les trois centrales refusaient la rencontre et annoncaient, cette fois toutes ensembles, une grève générale de 8 heures pour le 16 avril.
On peut prévoir que cette grève générale — la première depuis 1982 — sera très largement suivie. Elle pourra ouvrir une nouvelle phase et il n’est pas exclu que le gouvernement soit obligé de faire des concessions (Berlusconi a déjà proposé aux dirigeants syndicaux une rencontre après la grève). Nous reviendrons sur la situation en Italie dans nos prochains numéros. Mais dès maintenant il faut souligner le changement qui s’est produit : les syndicats se sont à nouveau mobilisés même s’ils n’ont pas rectifié leur stratégie d’ensemble.
Qui plus est, un problème majeur se pose au mouvement contre la mondialisation capitaliste. Le rôle que ce mouvement a joué est absolument incontestable : sa présence et ses mobilisations ont sans aucun doute poussé syndicats et partis du centre-gauche à faire surface et à descendre dans les rues. Le 23 mars ce mouvement a été très présent : environ 200 000 personnes se sont rangées avec lui. Conclusion : le problème majeur, celui du rapport entre le nouveau mouvement et le mouvement ouvrier traditionnel, est posé très concrètement, à cette étape.
C’est dans la mesure où il y aura une solution adéquate à ce problème qu’un véritable tournant pourrait se produire dans la dynamique socio-politique italienne. Ce problème se pose également au Parti de la refondation communiste (PRC), qui est parfaitement intégré dans les nouveaux mouvements et de ce fait à même de jouer un rôle crucial pour définir le rapport de ces mouvements avec le mouvement ouvrier traditionnel. Le congrès du PRC qui s’ouvre le 4 avril va en discuter. Il va donner une réponse aussi aux avances récentes du centre-gauche. Le choix semble être déjà clair. Dans la lutte contre Berlusconi on peut réaliser des convergences importantes. Mais le débat stratégique ne saurait être contourné. Or, sur le terrain stratégique, le clivage subsiste et subsistera aussi longtemps que le centre-gauche ne luttera pas contre le néolibéralisme et contre la guerre et ne remettra pas en question ce systeme bipolaire, fondamentalement antidémocratique, qu’il a lui-même contribué à mettre sur pied.
Rome, 29 mars 2002