Le nombre de personnes incarcérées s’élève à 62 569 en 2004, alors qu’il était de 30 567 en 1981 : le nombre de détenus français a doublé en 20 ans. Ces prisonniers végètent dans des locaux prévus pour 48 603 personnes. Les 13 200 places qui doivent être construites ne suffiront pas pour que soit respecté le principe essentiel à un minimum de vie décente, pour ceux qui le veulent : à chacun sa cellule individuelle. Actuellement, trois détenus sur quatre en sont privés. La surpopulation est intenable ; elle atteignait l’an dernier le taux moyen de 141,8 % dans les maisons d’arrêt, où l’on mélange prévenus avant jugement et condamnés qui n’ont pas plus d’un an à purger, ce qui est contradictoire avec la loi datant de 1875 qui interdit cette pratique et n’a jamais été appliquée. Vingt-cinq prisons dépassent un taux d’occupation de 200 % — parfois 300 %. Des sénateurs ont affirmé : « les violences contre soi, contre les autres, découlent directement de la surpopulation carcérale », ajoutant « ces prisons sont indignes de la France du XXIe siècle ».
Elles sont surtout abjectes pour leurs locataires forcés. L’Observatoire international des prisons (OIP) [2] note : « De fait, automutilations, suicides (122 en 2002, soit 1 % des suicides en France), agressions de personnels et entre détenus se multiplient, tandis que la discipline se resserre. » C’est l’unique réponse du pouvoir, de droite ou de gauche, qui applique la politique sécuritaire mère du drame carcéral actuel, vote des lois qui élargissent le champ de l’enfermement, et instaure la comparution immédiate — les personnes sont jugées sur la base de rapports de police, les droits de la défense étant quasi inexistants. Il s’agit d’une véritable justice d’abattage, qui condamne à 56 % des chômeurs et précaires contre 29 % de prévenus qui ont un emploi. Les juges semblent aussi se venger de l’abolition de la peine de mort en prononçant des peines de plus en plus longues (plus 100 % de perpétuité) et en réduisant massivement les mises en liberté provisoire.
Qui sont les principales victimes de cette inflation carcérale, ces « prisonniers sociaux » ? Nul ne l’explique mieux que le sarko-socialiste Malek Boutih, ex-président de SOS-Racisme : « Les barbares des cités, il n’y a plus à tergiverser, il faut leur rentrer dedans, taper fort, les vaincre, reprendre le contrôle des territoires qui leur ont été abandonnés... Et vite ! » (Le Monde, 12 juin 2003). Du traitement pénal de la misère à sa criminalisation, cela a été très vite. On assiste depuis des années à un enfermement ségrégationniste de jeunes Français qui ont le tort d’être nés de pères ouvriers et africains. On veut les obliger à respecter des règles dont ils sont exclus. S’instaure donc, vu le chômage massif et le mépris à leur égard qui l’est tout autant, ce que Ph. Robert [3] appelle la délinquance d’appropriation (d’autres la nomment délinquance d’exclusion) : les caisses tombées du camion, comme dit la banlieue. De 2001 à 2002, l’emprisonnement des mineurs a doublé, ils sont près de 4 000. Il est vrai qu’on peut les enfermer maintenant à partir de 13 ans.
Prisonniers sociaux
Les centrales sont les prisons des longues peines, des récidivistes et des « dangereux ». Des révoltes ont eux lieu, en avril 2003, à la plus célèbre d’entre toutes : Clairvaux, abbaye du XIIe siècle devenue prison en 1808. Il y a un an, Perben a décidé de renforcer les fouilles dans ces prisons et la fermeture des cellules durant la journée, alors qu’une tolérance s’était établie permettant aux prisonniers d’aller et venir à leur étage. Suite au rendu d’une pétition, a eu lieu une mutinerie avec prise d’otages. À leur premier procès, les « mutins » entravés avaient quitté le tribunal, refusant d’être jugés alors qu’il n’y avait pas eu d’instruction mais une simple enquête auprès de l’administration pénitentiaire. Sept ans de prison supplémentaires ont été requis contre le leader de cette révolte justifiée. Un évadé de cet enfer a déclaré lors de son procès : « Vous parlez de l’âme de Clairvaux, mais vous ne dites pas sa couleur : elle est noire. » [4]
Les femmes représentent 4 % de la population carcérale. Les peines de longue durée concernent très souvent celles qui ont commis des crimes dans leur environnement familial. Elles ont, dit-on, un comportement plus dépressif que les hommes et pratiquent plus l’automutilation. Elles sont systématiquement infantilisées et gavées de calmants. Elles-mêmes se surnomment les « fiolées ». Il existe une prison de 200 femmes où il n’y a pas de gynécologue. L’avortement est difficile à pratiquer en raison de la pression exercée par les religieuses, qui sont présentes dans deux prisons sur trois. De ses mains sales, Sarkozy a décoré de l’ordre national du Mérite soeur Bénédicte, mère supérieure du Dépôt, en rendant hommage à sa mission d’auxiliaire de justice. La soeur n’a pas été menottée sur son lit d’accouchement.
Humains
Les prisons sont des lieux de non-droit absolu. La Commission européenne contre la torture a dénoncé les « traitements inhumains et dégradants » qui y ont cours. L’État prétend réinsérer les prisonniers alors qu’il ne fait que protéger sa société. Un « ancien » a dit : « Nous affirmons payer le prix fort de l’abolition de la peine capitale. Badinter en a l’auréole et nous le désespoir et les larmes de sang. »
Les jeunes de moins de 18 ans, les malades mentaux, les sans-papiers, les utilisateurs de drogue, les vieux de plus de 80 ans ou en fin de vie, comme le réclament des détenus du CDR de Salon, ne doivent pas être emprisonnés. Ajoutons une limitation sévère de la détention provisoire, une politique intelligente de remise de peines et d’amnistie et une proposition de P. Marest, de l’OIP, de ne pas emprisonner les auteurs de délits contre les biens. Si seuls les « prédateurs dangereux » [5] étaient emprisonnés, les prisons seraient désembouteillées. Certes les matons, qui pas plus que les flics ne sont des travailleurs comme les autres, pourraient encore sévir et exercer leur inhumanité. Les mitards, prisons dans la prison, doivent être immédiatement interdits. Les prisonniers, s’ils le désirent, doivent pouvoir travailler, pour un salaire égal au Smic et non de 100 euros, et se syndiquer. Cela faciliterait leur réinsertion. Revendication fondamentale, les prisonniers des deux sexes doivent pouvoir exercer, sans témoins, des rapports sexuels et amoureux. On retrouve certaines de ces revendications et d’autres dans des textes écrits dans les prisons de Poissy, Lannemezan, Arles, etc. Elles sont la base, à préciser avec les intéressés, de ce qui pourrait être un programme de transition de l’enfermement, à condition qu’en amont soit bouleversé le système éducatif et fondamentalement celui de santé. Ce sont des revendications avant la démolition des prisons.
Selon Mesrine, la prison, sous sa forme actuelle, n’a qu’un but, détruire celui qui a le malheur d’en franchir les portes, alors que le sens de la peine doit être uniquement l’enfermement, n’en déplaise à nos religieux chrétiens. « Une société sans prisons ne peut être qu’une société qui n’a pas besoin de prisons. » [6]
Arbitraire au quotidien
Joëlle Aubron, qui a un cancer en phase terminale, vient enfin d’être libérée. Les autres membres d’Action directe, tous gravement malades, sont toujours en prison. Il faut exiger leur libération ainsi que celle de tous les emprisonnés qui sont dans un état de santé semblable. Nous publions des extraits d’une lettre de J.-M. Rouillan qui doit paraître dans CQFD le 15 juillet, dans laquelle il raconte les tortures qu’il a subies le 18 mai à la centrale de Moulins-Yzeure, avant son transfert à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis.
« [...] Rien d’exceptionnel. De nos jours, les témoignages de mauvais traitements abondent dans les prisons de France. Tabassages et vexations ordinaires, pas une semaine sans apprendre qu’un tel ou tel autre a été décarcassé. [...] Des matons l’ont roué de coups puis ils lui ont pissé sur la gueule ; transféré [...], Nabil est revenu quelques semaines plus tard après une raclée mémorable et 45 jours de mitard [...]. »
Plus loin, J.-M. Rouillan parle de sa propre expérience : « Le jour n’est pas levé. La vague impression de l’ouverture de la porte m’éveille. Immédiatement des ombres sautent sur mon lit. Un coup, deux. Sous la couverture, impossible de me défendre. Ils sont deux, trois peut-être. [...] Le premier semble vouloir m’enfoncer une serviette-éponge dans la gorge. Les autres me retournent sur le ventre pour me menotter, [...] une poigne plonge mon visage dans le matelas, j’étouffe, [...] il dit mécaniquement : ne crie pas, ne crie pas [...] maintenant ils me redressent, dénudé et bâillonné [...] finalement un surveillant m’enferme. Debout dans le clapier grillagé d’un mètre carré [...] on parvient enfin à l’ultime sas de la détention. Derrière, se presse une meute de gardes mobiles, casqués, encagoulés [...] en me tordant les poignets ils me forcent à m’agenouiller les mains sur la tête [...] je demande des vêtements, les Eris m’ordonnent de me taire [...]. Ils nous font bien marrer avec leurs commissions antisuicide. Tant qu’ils ne soulèveront pas le couvercle de la violence ordinaire à la pénitentiaire, ils tourneront autour du pot. »
Rouillan voulait raconter dans le numéro du 15 juillet de CQFD, journal auquel il a collaboré pendant plusieurs numéros, l’histoire de Nabil. Aujourd’hui il est à l’isolement, au secret, sans aucun moyen d’expression. Un condamné qui s’exprime, c’est une faute impardonnable pour le ministre de la Justice. C’est, en plus des tortures physiques, une atteinte à la liberté d’expression dont se rend coupable la pénitentiaire.
Georges Labica a consacré un texte à Action directe, dans lequel il dénonce l’inlassable violence d’Etat à leur égard : « C’est parce qu’ils sont des prisonniers politiques, bien que l’Etat français ne reconnaisse pas cette qualité, que, dès leur arrestation, ils ont été condamnés à la perpétuité par une cour d’assises spéciale, exclusivement composée de magistrats professionnels (application rétroactive des lois « antiterroristes » de Pasqua) et qu’ils ont été soumis à un véritable programme de destruction. Au sein d’un système carcéral constamment dénoncé par toutes les enquêtes nationales et européennes, comme l’un des plus iniques qui soient — conditions de détention, surpeuplement, absence totale de droits, durée des peines —, ils ont fait en outre l’objet d’un traitement d’exception, qui ne s’est jamais relâché. Entièrement livrés à l’arbitraire de l’administration, ils ont connu un quotidien fait de longues et systématiques mises à l’isolement, de fouilles à répétition, de parloirs délivrés au compte-gouttes, de courriers sévèrement contrôlés, voire non distribués, de rétention d’information de presse, ainsi que des perfusions de force à la suite de très longues grèves de la faim (plus de cent jours) [...] L’exigence d’une libération immédiate, qui fait l’objet d’une pétition à l’initiative de leurs amis, devrait rencontrer la plus large adhésion. Que les plus hésitants et les « belles âmes » elles-mêmes se rassurent, il ne leur est demandé aucun ralliement idéologique. Le seul souci humanitaire est d’autant plus suffisant qu’il est avalisé et garanti par une disposition juridique. On notera cependant que l’acceptation explicite de l’exception, à savoir la maladie, entérine tacitement la règle, autrement dit la mort programmée. La vengeance d’Etat, car c’est bien d’elle dont il s’agit, ne s’y voit nullement mise en cause. L’abolition officielle de la peine de mort peut parfaitement s’accompagner de son application officieuse. Il est avéré que l’allongement de la durée des peines en représente l’effet compensatoire, si l’on peut dire, qui appartient aussi aux spécificités du système judiciaire français. »
Joëlle Aubron n’était pas libérée lors de la parution de ce texte.