Les grandes familles

, par HALIMI Serge

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Journaliste, écrivain, Serge Halimi enseigne les relations internationales à l’université Paris 8. Collaborateur du Monde diplomatique, il a publié en 1997 un véritable best-seller sur les médias, les Nouveaux Chiens de garde, chez Liber-Raisons d’agir. Il avait déjà écrit Sisyphe est fatigué : les échecs de la gauche au pouvoir (Laffont, 1992) et À l’américaine (Aubier-Montaigne, 1986).

S’inspirant des fusions industrielles, « synergies » et autres cohabitations politiques, l’univers des médias s’enfonce dans le trou noir de la dissolution totale de l’autonomie du journalisme à l’égard des pouvoirs. Un monde où « l’Etat-n’a-pas-vocation-à-réguler-l’économie » peut se mirer avec délectation dans la mare d’un « contre-pouvoir » tantôt possédé par une demi-douzaine de groupes industriels, tantôt lié à ces groupes par un réseau d’alliances et de connivences qui installent la loi du silence.
En septembre dernier, Hachette a vendu L’Événement pour un franc symbolique. Les rédacteurs de cet hebdomadaire plombé par les copinages mondains (BHL–« Dany »–Sollers) de son directeur, n’ont pas hésité à reprocher à Matra-Hachette-Lagardère, détenteur de 91,7% de son capital, de s’être « désintéressé des choix éditoriaux désordonnés » de Georges-Marc Benamou. Ils reconnaissaient ainsi qu’il appartenait à la multinationale de l’édition et de l’armement de déterminer les « choix éditoriaux » de l’ensemble de leur empire de presse.
Il y a six mois, la seule suggestion d’une telle dépendance entre ligne rédactionnelle et orientations de l’investisseur eût fait hurler au « faux procès » totalitaire l’ensemble des chiens de garde de la presse bien-pensante. Aujourd’hui, que disent-ils ? Rien. En guise d’épitaphe au newsmagazine qu’il fit sombrer avec célérité, Georges-Marc Benamou s’est référé à « la France de la Commune, des mutins de 1917 et de la Résistance ». On sait à présent que la Commune et les mutins de 1917 avaient été financés par un marchand de canons.
Avec L’Evénement, Hachette a cédé un périodique. Mais la multinationale s’apprête à racheter une agence photographique. Pourquoi alors choisit-elle Gamma plutôt que Sygma ? C’est que Sygma a déjà été vendue à Bill Gates. Mais, s’inquiétera-t-on sans doute, que va-t-il rester pour Vivendi, dont le PDG, Jean-Marie Messier, vient de confier qu’il voulait « dominer l’ensemble de la chaîne du multimédia, du contenu à la transaction commerciale » ? Qu’on se rassure pour lui : le gouvernement de gauche, jusqu’à présent affairé à céder l’Aérospatiale à Jean-Luc Lagardère (la presse Hachette saura s’en souvenir au moment de la campagne présidentielle de Lionel Jospin), se prépare à ouvrir à la firme de Jean-Marie Messier le capital de l’AFP, une des principales agences de presse de la planète. Reste le groupe Bouygues. Une des dirigeantes de TF1, Anne Sinclair y veille aux intérêts du gouvernement pendant qu’un de ses principaux actionnaires, François Pinault, se charge de ceux de l’Elysée.
Toutes ces manœuvres font moins de vacarme que l’éclipse, le procès des parents du « petit Johnny », la Coupe du monde de rugby ou la préparation de l’an 2000. La quasi-totalité de la presse française ne veut plus, ne peut pas informer sur l’information. Les principaux responsables de quotidiens nationaux (Le Figaro, Le Monde, Les Echos, etc.), qui disposent sur LCI d’une caisse de résonnance et d’une boîte à (répandre leur) image, ne prendront pas souvent le risque d’analyser le fonctionnement de Bouygues. Un journaliste du Monde l’a fort bien expliqué il y a longtemps : « Tous ceux qui sont passés sur LCI travailleront sans doute à nuancer les critiques contre TF1 de ceux qui n’y ont encore pas été invités. »
On dira : cela fait des années que Le Monde et RTL interrogent ensemble chaque dimanche les personnalités politiques, que Jean-Marie Colombani et Nicolas Beytout (le directeur des Échos) éditorialisent sur la radio luxembourgeoise, que Franz-Olivier Giesbert parle littérature sur Paris Première, que Laurent Joffrin « débat » avec Philippe Tesson sur France Inter, qu’Alain Minc nous inflige sa logorrhée d’articles et essais au service de l’ordre, tout en conseillant le milliardaire François Pinault — et sans jamais cesser de présider la Société des lecteurs du Monde. Mais le phénomène ne cesse de se répandre : le patron du Monde, Jean-Marie Colombani, vient de décrocher (en compagnie de ceux du Monde diplomatique et de Courrier International) un nouveau talk-show sur une radio, France Culture, à présent aussi courbée que les autres sous les bourrasques mêlées de l’arbitraire patronal et des connivences médiatiques ; le directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, Laurent Joffrin, assume la responsabilité d’une deuxième émission sur France Inter ; La Chaîne Info offre au Figaro un programme, « La vie des médias », destiné à équilibrer « le Monde des idées » diffusé six fois par semaine et présenté par un Edwy Plenel pénétré du plaisir (qui fait plaisir) de qui est enfin passé de la LCR à la LCI. Conservent-ils le temps de penser ? Et de penser contre un système qui déroule sous leurs pieds le tapis rouge de la notoriété ? Peuvent-ils encore relever le cynisme du patron de Canal Plus qui, pour justifier une éventuelle alliance entre Hachette et Vivendi, a expliqué que Hachette « possède des marques fortes en presse et en radio, que l’on pourrait exploiter en images. Il est donc légitime que Canal+ et ce groupe fassent le tour de ce qui est possible en France. Nous contribuons ainsi au pluralisme ». Le pluralisme de Canal Plus porte pourtant déjà un nom : celui de Pierre Carles.
Mais le PDG de la chaîne à l’impertinence cryptée devrait se méfier. D’autres que lui veulent contribuer au pluralisme. Interrogé sur LCI (avec une prévenance anthologique) par un journaliste du Figaro, Philippe Labro, directeur d’antenne de RTL, a défini ce qui rend sa radio solidaire des stations concurrentes : « Ce qui nous unit, c’est la demande de fréquences. Pourquoi ? Pour que le débat démocratique soit entendu partout dans l’Hexagone. » Philippe Labro est romancier Mais qui s’autorisera à rire de sa fatuité ? Quel grand quotidien parisien de référence, quel illustre hebdomadaire ? Comment le pourraient-ils alors que leurs patrons ne rêvent que de constituer à leur tour des petits mécanos médiatico-industriels ? Et ne cessent de prier Lagardère, Messier, Bouygues et Labro de faire tourner leurs imprimeries, d’alimenter leurs suppléments interactifs, de les gaver de publicité et de leur offrir une petite chronique à l’antenne.

Source

Rouge, 11 avril 1999.

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