Les ennemis inavouables

, par FAVIÈRES Laure

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Un livre de Paolo Persichetti et Oreste Scalzone, La Révolution et l’État, décrypte à sa façon, passionnée et éclectique, les années de plomb italiennes et plaide pour une amnistie englobant l’ensemble des prisonniers et exilés politiques.

« Dans la confusion climatique et politique de ce siècle, il y eut aussi un mai long de dix ans », constate Erri de Luca, écrivain italien et ancien militant de Lotta continua, préfacier du livre de Paolo Persichetti et Oreste Scalzone, La Révolution et l’État [1]. Un livre militant et fragmentaire, qui ne prétend pas dresser l’histoire des années de plomb italiennes ni de ses acteurs, mais pose des jalons sur cette voie.

Les chiffres

Un mai long de dix ans ? Drôles d’années en effet : une myriade d’organisations d’extrême gauche s’efforçant « d’occuper l’espace politique qui s’était ouvert après 1968 à la gauche du PCI », une radicalisation des luttes sociales jusqu’aux recours à la violence, auxquels la gauche parlementaire répond par la dénonciation, et l’État par la répression. Tandis que des secteurs de l’État, avec l’aide de groupes fascistes, de l’OTAN et de la CIA, orchestraient ce qui fut ensuite qualifié de « stratégie de la tension », c’est-à-dire une tentative de déstabilisation des gouvernements à coups d’attentats sanglants.

Persichetti et Scalzone détestent les histoires déformées et les relectures oublieuses. Et n’apprécient guère que l’on décrive la violence des années 1970 comme due à de rares groupes armés qui auraient perverti une effervescence sociale innocente. Chiffres à l’appui, ils veulent établir qu’il n’y eut pas « une lutte armée » et un “mouvement”, mais une lutte armée dans le mouvement et un mouvement dans la lutte armée ». Ainsi, ils illustrent l’étendue de la révolte et de sa répression : 20 000 personnes poursuivies, 48 organisations, 4 087 militants condamnés pour « des actes liés à des tentatives de subversion de l’ordre constitutionnel » et pour appartenance à des « associations subversives » (dont 1 337 pour leur appartenance « à la famille des Brigades rouges »). L’analyse de la composition sociale des personnes poursuivies bat aussi en brèche quelques idées reçues : présence importante de militants originaires du Sud italien, d’ouvriers, d’employés et de chômeurs, de femmes. Quant aux violences, réalisées pour 61,7 % dans un « but de propagande », leurs cibles sont d’abord économiques (43,7 %). Et ils dressent le terrible bilan humain : « Entre 1969 et la fin des années 1980, la violence politique intérieure fit 380 morts et un peu moins de 2 000 blessés. 128 personnes furent tuées au cours d’actions armées de gauche. Un peu moins de 100 décès sont imputables à la droite. Les attentats à l’explosif [...] (orchestrés par les milieux de la droite atlantiste et couverts par l’État) causèrent 143 morts et 635 blessés. »

Ce chapitre, « La révolte des chiffres », qui recueille des données quantifiées tirées de plusieurs travaux, constitue un document rare, même si on peut regretter, par exemple, que les violences soient peu différenciées, ou que les évolutions politiques qui les accompagnent ne soient guère définies. Et s’il semble évident que « la question du passage de la “violence de rue” à une activité illégale permanente, parvenant jusqu’aux armes » se posait, à des degrés divers, à « tout groupe militant », on aimerait que les auteurs nous disent pourquoi, selon eux, seuls certains sont allés jusqu’au bout du processus.

État d’urgence

Autre intérêt de ce livre, son analyse de la réponse répressive de l’État italien. S’il chercha à demeurer formellement dans la sphère du droit commun, afin de ne pas donner à son « ennemi inavouable » de « signes de reconnaissance politique » , l’arsenal juridique qu’il mit en place est, lui, bien peu commun. Peu à peu, le Code pénal (pourtant promulgué sous Mussolini) est détourné, et un état d’urgence permanent qui ne dit pas son nom est instauré. Le détail des lois n’évoque guère un État de droit : extension de la prison préventive à 12 ans, autorisation d’interroger les prévenus sans leurs avocats, libéralisation des écoutes et de l’usage des armes par les forces de police, introduction de la notion de « circonstance aggravante », durcissement de la politique carcérale, lois sur les repentis récompensant la délation... « L’exception ayant ainsi été transformée en règle, la norme s’était dissoute dans un vaste ensemble d’exceptions. »

La justice va prendre une place de plus en plus considérable, absorbant des pouvoirs de police et jouant un rôle de plus en plus politique. Cette période a, selon Persichetti et Scalzone, servi de laboratoire à la judiciarisation de la vie politique italienne qui culminera avec l’opération Mains propres. Mais l’héritage ne s’arrête pas là, et il est encore fréquent que tel politicien qualifie de « tentatives de subversion » un mouvement de chômeurs.

Amnistie

Aujourd’hui, 224 militants sont en prison, 190 sont exilés, dont une centaine en France. Seule une amnistie pourrait tourner cette lourde page, en apportant une solution politique et en permettant à la mémoire et à l’histoire de faire leur travail. D’autant que ces prisonniers ont déjà purgé de lourdes peines : « Alors que 80 % des prisonniers politiques actuels sont en détention depuis quinze ans et plus, pour certains depuis plus de vingt ans et les autres pas moins de dix ans, une amnistie ne pourrait passer pour une renonciation à la sanction. »

Débattue depuis près de vingt ans, la revendication de l’amnistie n’a guère progressé en Italie. Elle demeure redoutée, selon les auteurs, par un « front du refus » hétéroclite, de droite comme de gauche. Pourquoi ? Parce que « vouloir l’amnistie, c’est aussi se souvenir, et nombreux sont ceux qui n’en ont plus envie. Vouloir l’amnistie, c’est lutter encore, et trop nombreux sont ceux qui ne veulent plus continuer ». Ils soulignent, brisant à juste titre le consensus ambiant, les ambiguïtés de la campagne pour la libération de Sofri, Bompressi et Pietrostefani : parce qu’ils clament leur innocence et que leur cas a été isolé des centaines d’autres, les défendre a pu convenir à une gauche opposée ou timorée face à l’amnistie. Nombre de pétitionnaires réclamant la révision du procès Sofri, aberrant s’il en est, semblent oublier que la justice ne fut pas plus inquisitrice à son égard qu’envers des militants demeurés obscurs, et s’abstiennent de « remettre en cause le système de la justice d’exception ».

Décréter une amnistie, ce serait reconnaître iniques des lois spéciales encore en vigueur, et avouer qu’il y eut bien, malgré les dénégations, un état d’urgence. Et libérer les acteurs pourrait aussi signifier libérer la parole. Or peu de monde est prêt à prendre ainsi le risque de définir des responsabilités politiques, voire de faire la lumière sur les violences perpétrées par l’État italien...

Laissons le mot de la fin, encore, à Erri de Luca : « Même si je vieillis, le temps s’écoule mais il ne passe pas, il reste. Je suis dans un pays de juges qui considèrent les détenus comme leur capital facturé qui, pour le bien de l’entreprise, doit augmenter en nombre d’années distribuées, d’emmurés et de peines. Je suis dans un pays qui ne considère jamais la condamnation comme purgée. Ce pays avec sa rancune intacte conserve ce temps dans une icône de haine. Ainsi, moi, j’en ai une d’affection. »

Notes

[1P. Persichetti et O. Scalzone, La Révolution et l’État, Dagorno, 342 p., 120 F.

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