À nouveau l’Europe des travailleurs a les yeux fixés sur le mouvement social d’ampleur des chômeurs, sans le sillage de décembre 1995, dont la portée subversive dénoncent les choix anti-sociaux depuis 15 ans et mettent en pleine lumière la gestion timorée de la gauche “plurielle” dirigée par Lionel Jospin.
À l’heure où nous écrivons, la nouvelle secousse sociale et politique qui ébranle la société française et les équilibres politiques en son sein (dont les toutes prochaines élections régionales en mars 98 donneront une image réelle), est loin d’être terminée. Le mouvement d’auto-organisation des chômeurs, qui se traduit par l’entrée progressive en action de couches nouvelles de pauvreté, a sans doute atteint un certain palier avec les manifestations du 17 janvier dans toute la France, suivies de nouvelles occupations de lieux publics en attendant la déclaration du Premier ministre Lionel Jospin mercredi 21 janvier.
Cette déclaration a été d’une très grande fermeté politique. Pas question pour le chef de file de la nouvelle majorité de gauche en France, mise en place en juin 1997, de mettre le doigt dans une révision sérieuse des choix budgétaires votés pour l’année 1998. Et pas question donc de laisser entendre qu’une mobilisation sociale, animée par des organisations et syndicats non contrôlée par le Parti socialiste (PS), puisse obtenir une victoire politique nette sur ses revendications. Lionel Jospin veut montrer à la bourgeoisie française et européenne qu’il tient ferme la barre des choix essentiels, compatibles avec le pacte de stabilité qui fait la loi en Europe, et avec une politique du “compromis” vis-à-vis du patronat et les libéraux. Certes, il s’efforce aussi de montrer son écoute des souffrances sociales et, s’il envoie systématiquement les flics déloger les chômeurs qui occupent les centres ASSEDIC, les mesures qu’il propose (qui se chiffrent entre 1 à 2 milliards de francs, ce qui est dérisoire face aux 140 milliards à rembourser après le scandale de la banque du Crédit Lyonnais, ou face aux 130 milliards d’allégements de charges sociales cumulées obtenues par le patronat et supportées par le budget de l’État et par la Sécurité sociale) n’ont rien à voir avec les méthodes quasi-thatchériennes de son “camarade” Blair en Grande-Bretagne, en matière de gestion brutale des chômeurs et des pauvres par la coupure des indemnités afin de les obliger à travailler dans n’importe quelles conditions.
Il n’empêche que confronté à son premier grand conflit social à dimension politique nationale, Lionel Jospin et à travers lui la gauche satellisée par le Parti socialiste en mai-juin dernier (le Parti communistes français, les Verts, le Mouvement des citoyens), se trouvent contraints de rendre des comptes à ceux et celles qui avaient placé quelques espoirs dans une nouvelle expérience progressiste apparaissant comme plus sympathique que la fin calamiteuse du règne de Mitterrand. D’importants signes publics de craquements et de distances prises par rapport à la discipline gouvernementale apparaissent dans toutes les formations présentes au gouvernement.
Le Parti communiste se montre le plus suiviste par son secrétaire général Robert Hue, qui a fait le choix d’une collaboration gouvernementale à long terme, seul moyen pour lui de rester un parti crédible dans le jeu institutionnel, même si l’identité profonde du parti en est violemment secouée (car à long terme qu’est-ce qui le distingue du PS ?). Mais ses militants syndicaux sont le plus souvent dans l’action. À Marseille, là où le mouvement a été le plus massif, il est initié par des militants CGT très critiques sur l’attitude nationale du PCF, et fort peu unitaires dans la conduite des luttes. Dans d’autres endroits, la collaboration unitaires entre les comités CGT de chômeurs et les associations se passent bien. Quant aux refondateurs communistes regroupés autour de Guy Hermier (député de Marseille, donc dans une ville où le PCF manifeste un éclatement public de toutes ses “sensibilités”), même s’ils ne sont pas homogènes, ils rebondissent dans la situation actuelle en proposant, avec des députés de la gauche du PS, des amendements visant à durcir sensiblement le projet de loi des 35 heures qui entre en discussion le 27 janvier 1998 à l’Assemblée.
Dans le PS lui-même, certaines sections soutiennent le mouvement actuel, initient des appels publics de solidarité et certains élus refusent de faire appel à la police contre les chômeurs. Les Verts sont dans l’action (souvent dans les associations de chômeurs) et leurs élus (comme la présidente du Conseil régional dans le Nord) manifestent aux côtés des chômeurs expulsés par la police pendant que la ministre de l’environnement Dominique Voynet oscille dans les médias entre des déclarations de soutien à la lutte et ses obligations forcées de solidarité gouvernementale.
La méthode Jospin, qui repose sur des “équilibres” impossibles avec le système, dévoile ainsi des signes de faiblesses en période de crise. S’il ne parvient pas à imposer le silence dans les rangs, et à matraquer une nouvelle fois les esprits, avec des arguments certes renouvelés, sur l’idée qu’il n’y a pas d’autre politique possible, comme l’ont fait tous ces prédécesseurs, alors une possibilité existe que l’hégémonie socialiste classique soit mise en cause et entraîne des reclassements politiques. Mais les choses n’en sont qu’à leur début.
Une autre variante, beaucoup plus négative, serait que Jospin parvienne à colmater les brèches, à bloquer la concrétisation d’une alternative politique par un discours habile et un saupoudrage démobilisateur. Par exemple en faisant intervenir dans le débat public une réactualisation des concepts de légitimité élective par rapport à celle de la rue ou celle de “fractions du peuple” minoritaires – expression utilisée à la télévision – par opposition à tout le peuple de la “République” qui s’est exprimé en juin 1997 et aurait ainsi choisi Jospin pour cinq ans, quelles que soient ses décisions... Dans cette variante, il y aurait une fois de plus destruction de l’espoir de gauche, et une nouvelle porte ouverte à une radicalisation à droite et à l’extrême droite. Le Front national combat le mouvement des chômeurs, mais attend, par des phrases populistes, d’être en mesure d’en récolter les fruits en fonction du dénouement de la situation.
Un mouvement unitaire structuré
La lutte des chômeurs est le résultat combiné de trois évolutions :
- C’est d’abord le fruit du travail patient accumulé depuis des années par l’association Agir ensemble contre le chômage (AC !), créée en 1993 par des syndicalistes CFDT (opposés à la ligne Notat), SUD, la Fédération syndicale unitaire (FSU), quelques militants CGT, ainsi qu’un grand nombre d’associations dont le Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP), association fédérant des collectifs de chômeurs depuis 1987, ainsi que les militantes qui constitueront ultérieurement le Collectif national des droits des femmes (qui comprend lui-même 160 syndicats, associations, partis).
AC ! a réussi la Marche nationale des chômeurs en mai 1994 qui, avec 25 000 personnes à Paris, était la première grande apparition nationale organisée des chômeurs en France. Par la suite, AC ! s’est développée dans la plupart des villes, avec tantôt des comités regroupant essentiellement des chômeurs (c’est la majorité des cas), très actifs sur la lutte pour leurs droits immédiats (transports gratuits, indemnités, coupures de courants, etc.), tantôt des comités avec des syndicalistes et des salariés (et agissant pour populariser aussi la réduction du temps de travail). Mais AC ! a toujours su garder nationalement son caractère fédérateur entre syndicats et associations constitutifs, et comités locaux ouverts à tous et toutes. Ce mélange permet à AC ! de servir de trait d’union entre chômeurs isolés et le mouvement ouvrier organisé.
Depuis décembre 1995, où les chômeurs avaient commencé à défiler aux côtés des salariés en grève, AC ! agissait aussi en front commun permanent avec d’autres associations, comme l’Association pour l’emploi l’information et la solidarité des chômeurs (APEIS), créée en 1984 à l’initiative des fédérations de banlieue parisienne du PCF, Droit au logement (DAL), connue pour son action directe de relogement de familles par occupation de logements vides. Avec d’autres, elles forment ensemble ce qui s’est appelé Collectif des “sans” (des “sans droits” : sans travail, sans revenu, sans papiers, sans logement...). Autour de ce collectif des “sans”, l’élargissement syndical était croissant, avec depuis quelques mois la présence de la fédération Finances CGT, qui agit en indépendance relative par rapport à la confédération. Ce collectif avait décidé de faire avant Noël une semaine d’action pour mettre en évidence sur la scène publique la situation faite aux chômeurs ainsi qu’aux 3,2 millions de personnes qui en France sont bénéficiaires des “minimas sociaux” (soit 6 millions de personnes avec les familles).
Les “minimas sociaux” sont les indemnités résiduelles versées aux plus pauvres, une fois épuisés les droits de la protection sociale ou en l’absence de cotisations préalables. Ces “minimas” sont donc pour l’essentiel financés par l’État. Parmi les 8 minimas sociaux recensés, il y a l’Allocation spécifique de solidarité (ASS), versée aux chômeurs ayant épuisés leurs droits à indemnité, qui n’a pas été augmentée depuis 1994 et dont le pouvoir d’achat a fortement baissé depuis sa création en 1984. Il existe aussi le Revenu minimum d’insertion (RMI), créé en 1989, actuellement de 2 400 francs (mille cinq cents francs de moins que le seuil de pauvreté calculé à hauteur du demi-salaire médian, soit environ 3 900 francs), et dont les jeunes de moins de vingt cinq ans sont exclus. - la deuxième grande composante qui a permis cet hiver au mouvement actuel de prendre son essor est constituée des comités de chômeurs ou de “privés d’emplois” organisés par la Confédération générale du travail (CGT). Ces comités existent depuis longtemps, mais étaient tombés en sommeil jusqu’à leur réactivation dans les trois ou quatre dernières années, parallèlement à la naissance d’AC ! Leur implantation est inégale suivant les régions (ils revendiquaient officiellement 7 500 adhérents en 1997). Elle avait essentiellement comme caractéristique d’être très locale et très dépendante du soutien des structures CGT. Dans la région de Marseille, cette implantation était cependant massive (des manifestations de plusieurs milliers de chômeurs en décembre 1995) et avait à son actif des résultats revendicatifs pour des dizaines de milliers de personnes (primes de Noël obtenues par les fonds sociaux de l’assurance chômage) Jamais cependant, les comités CGT chômeurs n’avaient réussi à marquer la scène politique nationale par leurs actions (à la différence d’AC !). Or c’est ce qui va se passer en ce début décembre 1997, où les occupations des antennes ASSEDIC de Marseille, pour exiger le rétablissement des primes et des fonds sociaux supprimées ou diminuées par la nouvelle présidente de l’UNEDIC Nicole Notat, secrétaire générale de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), vont très vite avoir un retentissement national. Elles vont immédiatement faire écho à la semaine d’action décidée au même moment par le Collectif des “sans” sur des revendications voisines, auxquelles s’ajoutera très vite la demande de revalorisation uniforme des minimas sociaux de 1 500 francs, avec le droit au RMI pour les moins de 25 ans.
- la troisième raison qui a permis l’apparition unitaire à partir du 23 décembre 1997 d’un front quasi permanent constitué par AC !, APEIS, MNCP et les comités CGT, front unitaire qui démultiplie l’impact des mobilisations, c’est la décision prise par la direction des comités CGT, appuyée fortement par la direction confédérale CGT, de soutenir l’unité d’action et même de l’organiser de manière visible. Cette orientation unitaire avait déjà été discutée au congrès de juin 1997 des comités CGT, congrès qui avait été suivi d’un changement de direction. Elle fut réellement mise en pratique en décembre avec succès.
Ces trois éléments ont donc créé une forte synergie pour donner un écho croissant à un mouvement d’occupation de lieux publics assez peu massif par le nombre, mais très fortement soutenu par la population (70 % d’opinions favorables). L’unité des quatre associations a acquis un caractère beaucoup plus organisé, sur le plan national, que la seule juxtaposition des syndicats en lutte en décembre 1995. En 1995 en effet, les discussions intersyndicales se passaient dans la rue, entre dirigeants dans les manifestations, ou par téléphone. À Paris, aucune réunion unitaire n’a eu lieu.
Cette fois, l’unité s’est concrétisée par des réunions unitaires fréquentes, avec des déclarations communes, un badge de lutte commun, des actions co-organisées malgré parfois des tensions ou des divergences. Ce nouveau visage unitaire a été amplifié simultanément par le soutien explicite de la CGT, des syndicats CFDT en lutte, de la FSU, des syndicats SUD et du Groupe des dix (lesquelles viennent de constituer une union interprofessionnelle). Une force syndicale unitaire de fait apparaît donc dans le champ syndical. Cela laissera des traces dans l’avenir, même s’il est peu probable que la direction de la CGT ait pour projet de stabiliser ce front syndical et associatif. La direction de la CGT est contrainte de tenir compte à la fois de la présence du PCF au gouvernement et du malaise que cela produit dans ses rangs, mais aussi de la volonté d’une partie de sa base ou des directions intermédiaires de renouveler les pratiques syndicales.
Parallèlement, les autres confédérations syndicales n’ont pas soutenu ou ont même combattu le mouvement. Force ouvrière (FO), troisième confédération (dans laquelle le poids des militants du courant lambertiste est croissant) n’a pas voulu soutenir les actions sous prétexte qu’il ne faut pas couper les chômeurs des salariés et expliquant publiquement que le mouvement était manipulé par le PCF et la LCR (faisant même des amalgames honteux avec des chômeurs qui seraient influencés par le Front national).
Quant à la CFDT, deuxième confédération, qui gère le système d’indemnisation avec la CNPF, et qui est à l’origine avec le CNPF d’une baisse des indemnisations dans les dernières années, elle a refusé totalement de remettre à plat le régime d’indemnisation, de proposer un rétablissement des aides d’urgence à la même hauteur qu’auparavant ou d’augmenter les cotisations patronales. Là aussi le prétexte invoqué est qu’il faut utiliser l’argent pour “activer” l’emploi, et non pour des “dépenses passives”. Comme si les chômeurs étaient par définition des personnes “passives” ! La CFDT s’est donc tournée vers le gouvernement en lui demandant de se débrouiller avec son rôle social. Et le gouvernement n’a pas voulu remettre en cause l’édifice institutionnel où trône la CFDT, car il a besoin de la CFDT (qui n’a même pas milité pour la gauche en juin 1997 !) pour négocier avec le patronat des compromis locaux sur la loi des 35h et empêcher une radicalisation. Mais une fois de plus, la direction CFDT se place en travers d’un mouvement social très populaire. Certaines régions CFDT faisant partie de la majorité confédérale ont appelé aux manifestations en plus des syndicats CFDT “en lutte”.
Changer la loi des 35h
Le mouvement des chômeurs permet en même temps de redynamiser le débat social sur les solutions de fond au chômage, qui commence le 27 janvier avec la discussion de la loi des 35h. Le projet de loi des 35h défendu par Jospin et Martine Aubry a soulevé l’espoir dans le tissu militant du mouvement ouvrier, en programmant une date nationale, le 1er janvier 2000 pour le passage aux 35h légales pour les entreprises de plus de 20 salariés (en 2002 pour les autres). Mais les concessions faites au patronat sur la flexibilité, les salaires, le quasi non paiement des heures supplémentaires, sont très importantes. À tel point que les salariés étaient extrêmement hésitants à s’emparer activement de cette revendication, alors que le syndicalisme avait eu majoritairement une attitude d’extrême passivité depuis septembre 1997.
Le mouvement des chômeurs est venu réveiller la dynamique sociale là où on ne l’attendait pas. Il est devenu un mouvement social national, réveillant l’envie de se battre, de tisser des réseaux de re-socialisation des chômeurs par l’action et l’irruption dans le débat public. Une fois de plus, le mouvement ouvrier ou la gauche au sens large, s’est sentie représentée par une action de dénonciation directe des choix libéraux qui ont conduit depuis des années à un éclatement du salariat, à l’accroissement de la misère. La solidarité de classe a trouvé une dimension symbolique autour des chômeurs, et donc reconquis une force politique.
Mais pour autant, la liaison n’est pas facile à construire entre la lutte pour le revenu des chômeurs et des pauvres, et la lutte pour l’emploi par une loi des 35h, vers les 32h, réellement créatrice d’emplois. Le 27 janvier, des manifestations auront lieu sur ce thème dans toute la France. Mais elles ne pèseront pas suffisamment pour modifier le projet de loi gouvernemental de manière significative. Un projet de manifestation nationale à Paris des chômeurs est actuellement en débat pour fin février, ou début mars. Le mouvement des chômeurs n’est à coup sûr pas terminé, car la chappe de plomb de la résignation est brisée.
Mais pour gagner, il faudra savoir articuler la puissance du mouvement social avec des effets politiques substantiels dans le système majoritaire de la gauche plurielle.