- Le président russe, Vladimir Poutine, le 4 mars 2014 à Moscou (Russie).
- © Sergey Guneev/RIA Novosti.
La plupart des discussions sur l’agression russe en Ukraine sont centrées sur la personnalité de Poutine, ses décisions, ses intentions. Mais il est très difficile de prévoir quoi que ce soit de cette façon. Quinze ont passé maintenant et en pratique nous ne pouvons toujours pas répondre à la question « Qui est Poutine ? » Est-il libéral, conservateur, populiste de gauche ? Est-ce un impitoyable agent de la police politique ou un employé du libéral Anatoli Sobtchak [1] ou un collègue de bureau d’Alexeï Koudrine [2] à la mairie de Saint-Pétersbourg ? Pragmatique, réaliste, ironique et cynique sous le masque d’avocat impartial, aimant jouer au jeu de « qui le premier sortira de ses gonds ? » Un homme avec de l’intuition, une vision globale du monde, mais pas un stratège, comme le dit Fedor Lukianov ? [3] Tout cela est vrai ou en partie vrai, mais cela ne permet pas de prévoir l’avenir de la Russie.
Cependant, ce qui est important, c’est que la politique de Poutine à long terme est la résultante des forces qui lui sont proches. L’apparition sur la scène du « nouveau Poutine », après sa première période et après sa deuxième période [4], après le roque avec Medvedev [5], après la Crimée, etc. reflète les changements tectoniques dans l’élite russe. Nous pouvons les trier et, à partir d’eux, il est plus facile de prévoir les futurs tremblements de terre.
Rembobinons la cassette :
EN 2003. Gleb Pavlovsky publie une note d’analyse sur la formation d’un centre de pouvoir parallèle dans le pays autour d’un groupe composé par Sergueï Pougatchev [6], Igor Setchine [7] et Viktor Ivanov [8]. Ce groupe avait dès le début des ambitions à la fois dans la politique et dans l’économie, combinant l’idéologie impériale et étatiste avec ce que les politologues appellent la « recherche de rentes », à savoir le désir d’établir un contrôle sur les flux de trésorerie dans le but d’enrichissement personnel.
Par la suite, ce « centre de pouvoir parallèle » est devenu fondamental. L’événement clé ici a bien sûr été l’affaire Ioukos [9]. Il est clair depuis longtemps que ce n’était pas une vengeance politique contre Khodorkovski mais une redistribution de la propriété par la force. Sous le contrôle des siloviki [10] Rosneft est devenu l’un des piliers de leur influence et une source essentielle de leurs rentes.
Les siloviki ont changé la nature du capitalisme en Russie. La part du secteur public est passée de 30 % à 40 % en quelques années. Selon l’analyste politique russe Andreï Yakovlev, « en été 2004, l’État a dominé les affaires de manière absolue. » Les siloviki préfèrent réaliser leurs ambitions économiques à travers un contrôle politique sur les entreprises publiques, et non en développant directement leurs propriétés. Leur création : le trust d’État dans lequel tous les avantages et privilèges du statut étatique se combinent avec le secret des comptes et l’irresponsabilité sociale, qui sont les caractéristiques de l’entreprise privée.
Nous constatons immédiatement que l’affaire Ioukos n’était pas le seul cas de la lutte pour la domination de l’économie. Ainsi, les siloviki ont mis en place un contrôle partiel des forces de sécurité sur l’industrie de la défense avant même d’attaquer Khodorkovski. En particulier, en 2002, Poutine a créé par décret le trust Almaz-Antei, regroupant plusieurs dizaines d’entreprises du secteur de la défense. C’est Viktor Ivanov qui fut nommé président de son conseil d’administration. C’est ce trust qui dirige la production du système de missiles antiaériens Buk, dont l’un aurait abattu l’avion de ligne malaisien. En 2003, un homme d’Ivanov, le sous-directeur du trust, Igor Klomov, a été assassiné. Était-ce une réaction au renforcement économique des forces de sécurité, comme le suggèrent certains analystes politiques ?
Que deviennent les acteurs de l’analyse de Pavlovsky ? Viktor Ivanov dirige le service de contrôle fédéral des médicaments et le Comité d’État contre la drogue. Igor Setchine est président de « Rosneft » et, comme le disent certains, second homme le plus puissant en Russie. Mais Sergueï Pougatchev est recherché en Russie et vit à Londres, sa banque Mezhprombank a été liquidée. La place de Pougatchev a apparemment été prise par Konstantin Malofeev [11], homme d’affaires orthodoxe et patriote avec une barbe aussi longue. Malofeev joue un rôle clé dans les événements de Crimée et d’Ukraine orientale.
Rembobinons le film une fois de plus.
ANNÉE 2007. Le clan des siloviki est le plus puissant en Russie. L’analyste américain Ian Bremmer explique sa conception : les forces de sécurité sont unies pas tant par la biographie que par les perspectives et les intérêts ; leur clan n’est pas une communauté d’égaux, il est hiérarchisé. Bremmer prédisait alors : « Si en 2008 un représentant de ce groupe arrive au pouvoir, il pourrait, peut-être, conduire une politique plus anti-occidentale. [...] À court terme il considère la Chine comme un partenaire plus approprié que l’Occident. [...] En outre, les forces de sécurité sont en faveur de la poursuite de la coopération avec l’Iran. Dans l’aire postsoviétique, il essaie de renforcer vigoureusement l’intégration économique et politique, en particulier en ce qui concerne l’Ukraine et la Géorgie. Sous un président issu des siloviki , il n’y aura pas de réduction des armes stratégiques mais leur modernisation. »
La prédiction s’est avérée terriblement précise. Depuis on a assisté à la guerre avec la Géorgie, au virage anti-occidental actuel, au renforcement des liens avec la Chine, à l’agression de l’Ukraine, à la modernisation des armes. Nous reviendrons sur ce dernier point.
ANNÉE 2011. Le ministre des Finances, Alexeï Koudrine, a démissionné en raison de désaccords avec le programme d’équipement de l’armée jusqu’en 2020. Montant de ce programme : 20 000 milliards de roubles. Si l’on ajoute l’augmentation des provisions pour le réarmement militaire et le développement du complexe militaro-industriel, on dépasse les 30 000 milliards de roubles, soit près de 1 000 milliards de dollars, ou 50 % du PIB russe. Ces chiffres fantastiques ont été une victoire pour les siloviki. Elles forment une double spirale facilitant le vol : d’abord l’argent défile dans le secteur du pétrole et du gaz, tombant dans la poche droite, puis il entre dans le complexe militaro-industriel, où il remplit plusieurs poches supplémentaires. Les deux secteurs de l’économie sont contrôlés par l’État en la personne du même groupe des siloviki. Dois-je ajouter que toute cette aventure des 30 000 milliards est un pari économiquement impossible et qu’il mène à la catastrophe ? C’est pourquoi Koudrine a préféré partir.
La décision sur l’octroi de 1 000 milliards de dollars aux siloviki a donc été adoptée. Il ne restait plus qu’à la rendre politiquement irrévocable.
Puis, à Moscou et dans les autres grandes villes, il y a eu des rassemblements en faveur des élections justes. Nous nous attendions à un tournant politique conservateur, de plus en plus apparent en 2012, en réponse aux protestations de masse. Mais ce n’est pas tout à fait ce qui c’est passé. Encore en 2011, la réaction des autorités aux manifestations n’était pas prédéterminée. Mais les siloviki ont saisi l’occasion pour lancer une politique répressive, de confrontation, en utilisant les manifestations comme un prétexte.
Puis il y eut l’Ukraine, la peur en Russie face à Maïdan [12], et encore une victoire stratégique des siloviki : annexion de la Crimée, puis la guerre hybride (maintenant plus tellement hybride) dans le Donbass.
On croyait que la classe dirigeante russe ne risquerait pas l’escalade des tensions avec l’Occident, craignant pour ses actifs à l’étranger et aspirant à se préserver une vieillesse heureuse quelque part en Côte d’Azur. Il s’est avéré que ce n’est pas le cas. Mais cela ne signifie pas que l’agression étrangère des siloviki n’a pas de motifs économiques.
Tout d’abord, les 30 000 milliards du programme de réarmement au service du complexe militaro-industriel ne peuvent tout simplement plus être annulés. Comme Rogozine [13] l’a déclaré : « Les Américains ne pourront plus arrêter le programme de réarmement de l’armée et de la marine russe ». Tant que Poutine sera au pouvoir, il sera l’ennemi de l’Occident et, par conséquent, il faut se protéger contre l’Occident. Eh bien, ce noble objectif permet toujours de faire gagner quelques dizaines, voire une centaine de milliards de dollars, à ceux qui sont bien placés. Le capitaliste, comme vous le savez, fera tout pour 300 % des bénéfices, et les siloviki russes — « ces capitalistes politiques » — découperont fièrement leur part de ce gâteau aux proportions monstrueuses.
Voler dans l’armée et dans le complexe militaro-industriel russe, cela ils savent et ils aiment le faire. Ce que ne nie même pas Rogozine, en charge du complexe militaro-industriel, qui une fois promet la « poigne de fer » pour en finir avec la corruption, puis admet que son niveau s’accroît en dépit de tout. En 2011, le bureau du procureur a officiellement déclaré que, dans le budget de la défense, un rouble sur cinq est volé. Le ministère de la Défense occupe la première place dans le classement des ministères sur la corruption, publié par Novaïa Gazeta. Les experts considèrent que dans le domaine de la recherche et du développement militaire « on peut en toute sécurité se mettre dans la poche jusqu’à 90 % du financement public, voire plus ».
En outre, les aventures géopolitiques de Poutine créent des opportunités directes pour s’enrichir. Le pont de Kertch sera construit par Rotenberg et Timchenko [14]. Coût de cette construction : 247 milliards de roubles. Il ne fait aucun doute que cette estimation, comme toujours, augmentera de manière « inattendue » à plusieurs reprises. Mais ce n’est qu’une partie du programme fédéral d’assistance à la Crimée.
Au niveau inférieur, on trouve le monde d’affaires russe, qui attend un renforcement du protectionnisme étatique et de nouvelles occasions pour gagner sur le dos de la population, à laquelle on ne laisse aucun choix. Un exemple qui saute aux yeux, c’est le complexe agro-industriel [15]. Encore en 2003, Pavlovsky écrivait qu’il sera aisé de soumettre une partie des firmes moyennes aux siloviki. Il est évident qu’aujourd’hui un bon nombre d’entre elles espèrent gagner, et non perdre une nouvelle fois, dans la « guerre froide ».
En 2007, le politologue américain Daniel Treisman a noté que les silovarhi, c’est-à-dire les oligarques des forces de sécurité russes, n’ont pas toujours échoué économiquement. Néanmoins, en Russie, on s’attend en 2014 à une croissance zéro, voire à une récession. Et ce malgré les prix élevés du pétrole et le début de reprise de l’économie mondiale (et non plus la phase aiguë de la crise mondiale). L’économie russe a trébuché sur le fond plat. Cela signifie que le capitalisme politique créé par les siloviki a atteint les limites de sa croissance. Nous devons nous attendre à l’approfondissement de la crise économique et à la réduction des financements de l’enseignement, de la science, de la santé et de la culture, ainsi qu’à des mesures antisociales comme la récente expropriation de l’épargne-retraite (quand il n’y aura plus, il suffira de couper dans les pensions ou d’augmenter l’âge de la retraite).
La population de la Russie se trouve dans un double piège. Le temps est venu des monstrueuses aventures militaristes, qui pompent les dernières gouttes de sang dans l’économie. Les guerres impérialistes du passé ont été faites pour conquérir des nouveaux marchés et accéder aux matières premières. Les actuelles guerres non déclarées doivent faciliter les « coupes » structurelles et les « rentes » militaires.
Pourtant le régime ne peut pas exister indéfiniment dans un état de stagnation ou de récession économique. Cependant, même après la fin de ce régime — c’est le second piège — la Russie ne peut pas espérer quelque chose de bon. Il est évident que l’Occident fera tout son possible pour veiller à ce qu’une nouvelle portion des recettes néolibérales permette de démanteler enfin l’industrie russe. La Russie se trouvera sous une pression sans précédent pour mettre en œuvre les programmes les plus stricts des institutions financières internationales, dans une situation comme au cours des années 1990, mais cette fois-ci sans l’héritage soviétique, qui permettait le parasitage. Qui sera en mesure de l’empêcher ? Les nationalistes, qui viendront au pouvoir avec les libéraux si les gens continuent à se taire ?
Les relations entre les autorités et la population ressemblent à une grossière expérience comportementaliste. Les jeux Olympiques et l’annexion de la Crimée ont été des incitations efficaces, provoquant une réaction devant le succès du gouvernement : une forte hausse de sa popularité. Mais cette aptitude à réagir à des stimuli rend les gens très vulnérables à des stimuli de nature différente : les chocs éventuels, qui les désorientent complètement — un choc de grave crise économique, un choc de l’effondrement du régime Poutine. La seule chance : que la population de Russie reprenne l’initiative, afin de créer un choc pour les autorités, qui ont sérieusement décidé de s’enrichir de la sueur des gens ordinaires et du sang des innocents.