Le « Z » est retors, pervers et sournois sous ses airs mystérieux et farfelus. Il avance masqué, cachant ses plans tordus (Z) par un zozotement trompeur, mais sa forme n’a rien d’innocent ou d’enfantin. Répété (« Zzz »), il endort ; brandi, il tue. « Ravi » d’avoir un « z » dans son nom, Gilles Deleuze y voyait le zigzag final rejoignant le début de l’Univers (Big Bang), le son de la mouche, le Zen et le « précurseur sombre » faisant jaillir l’éclair. Zeus n’est pas loin, c’est-à-dire l’éclair, la foudre, la force, les armes. Et si le philosophe avait dû finir son Abécédaire aujourd’hui, sa promenade alphabétique aurait finie sur un note bien plus tragique. De même pour Vassilis Vassilikos, qui publiait en 1966 son roman Z (porté à l’écran par Costa-Gavras), faisant de cette lettre le cri de révolte du peuple grec. Car en 2022, la lettre est devenue le sigle de ralliement des nationalistes russes qui défendent l’invasion de l’Ukraine.
Placardée partout à Moscou (bus, murs, t-shirts), il était même prévu que des avions volent en formation « Z » dans le ciel lors de la parade du 9-Mai. Une loi punissant de cinq ans de prison la « profanation » de cet emblème sera bientôt présentée à la Douma et s’ajoutera à un arsenal législatif, voté le 4 mars dernier, visant à réprimer sévèrement tout « discrédit » des forces armées. Il est cocasse, pour des envahisseurs, d’arborer fièrement l’initiale du nom du chef adverse, Volodymyr Zelensky. À moins d’y voir la cible n°1 du Kremlin. L’« Opération Z » évoquerait alors un déploiement de violences convergeant vers le symbole vivant du pouvoir ukrainien — le « Point Z », comme horiZon de sens masquant l’absurde ? Une chose est sûre : le succès du « Z » ne peut s’expliquer uniquement par le mot « Ouest » (Zapad) — direction de l’offensive et nom du fameux défilé militaire. Le recyclage que fait le Kremlin de cette lettre latine est encore moins le fruit d’un marquage logistique devenu l’étendard de la barbarie poutinienne. Il est 100 % fasciste — virus symbolique imposé, contaminant les villes et les esprits.
Z pour « Zorro » ? Pour Roland Barthes, « dans un esprit très balzacien, un peu ésotérique, on doit tenir compte des maléfices de la lettre z, qui est la lettre de la déviance, la lettre déviée ». Le « Z » du narratif russe évoque d’abord celui de Zorro, le justicier qui a bercé la jeunesse mondiale. Son courage, sa noble épée (une arme), au service de la Justice. Mais derrière l’esprit chevaleresque, un usage bien plus ambigu… Présentant négativement les dirigeants mexicains, le Zorro des romans des années 1920 permit aux États-Unis de légitimer leur invasion du Mexique ainsi que leur ingérence à plus long terme chez cet ancien rival. Que les Russes envahissant l’Ukraine utilisent son « Z » comme signe de reconnaissance serait alors l’aboutissement du stratagème accusatoire initié dès 2014, prétextant de sauver les « indépendantistes » malmenés par le pouvoir ukrainien. En mai 2022, Vladimir Poutine veut ainsi montrer Marioupol, la ville-martyre aux 21 000 morts ukrainiens, comme un symbole de « libération » de la population. Une victoire tordue, « déviante », en forme de champ de ruines.
Z pour « naZisme » ? « Comment la lettre Z est devenue la croix gammée russe », expliquait récemment le Daily Mail, rappelant que certains avaient qualifié le président russe Vladimir Poutine de « Hitler du XXIe siècle ». La position ultime du « Z » dans l’alphabet latin annonce en outre à l’Occident une solution définitive, pour ne pas dire « finale ». Lettre intimidante d’ultimatum radical, ce « Z » est la clé du chantage stratégique de Poutine : menacer d’anéantissement les pays qui viendraient combattre pour sauver les victimes. Le 1er mars 2022, Poutine qualifie ses opposants de « moucherons » à recracher et appelle à la « purification » de la société des « traîtres » alignés sur l’Occident.
Des « Z » s’affichent sur les banderoles aux débuts des phrases : « Pour un monde sans nazisme », « Pour la Russie ». Il y a plus édifiant encore. Dans Les Trésors des bateaux coulés, un dessin animé soviétique de 1973, la lettre « Z » est explicitement rattachée aux nazis en remplacement pudique de la croix gammée ! Grâce à leur sous-marin, trois enfants découvrent une épave de navire militaire. Un « Ƶ » barré figure sur la coque, croix gammée dont il manquerait deux traits. Dialogue : « Tout est clair. Un destroyer fasciste ! — Comment tu le sais ? — Je l’ai lu. Les destroyers fascistes étaient désignés par la lettre Z ». Des Russes anti-Z citent cet épisode comme une preuve à verser au dossier du fascisme aux commandes de l’armée, déguisé en « anti-nazisme » pour confondre l’opinion.
Le Ƶ était un graphème de l’alphabet nordique unifié utilisé dans plusieurs langues du nord de la Russie dans les années 1930. L’opposant russe Kamil Galeev, qui suit activement le conflit russo-ukrainien sur Twitter, affirme qu’avec le « Z », la Russie est devenue fasciste en ajoutant un symbole qui « mythifie » ses forces armées et qui s’ajoute à un État policier et à un système politique centré sur son président.
Phénoménologiquement, c’est-à-dire au niveau de l’apparaître, le « Z » est une rature simple et agressive. Trois traits lacérant une surface de haut en bas. Facile à tracer et à former, tranchant comme sa diagonale, pointu et blessant comme deux couteaux. Ou bien deux parallèles horizontales (« = »), que la diagonale change en son contraire : « ≠ ». Traduction : « Brisons d’un trait l’égalité entre les humains et purifions nos rangs des ennemis, seraient-ils proches ou semblables ! ». The Telegraph s’inquiète de la suite des événements : « Quel sort attend désormais le Z ? Doit-il continuer à être associé à davantage d’atrocités en Ukraine et à la campagne de propagande d’un régime de plus en plus totalitaire en Russie ? ». Logo fasciste et viral, le « Z » serait en lui-même une arme de « zombification » massive et le symbole de la propagande qui subjugue et lobotomise.
« J’ai honte d’avoir permis que le peuple russe soit Zombifié » a ainsi déclaré la journaliste Marina Ovsiannikova dans sa vidéo expliquant son coup d’éclat sabotant la propagande télévisuelle, révélant une autre face du « Z » par ce terme.
Le « Z » français. Le cas d’Éric Zemmour illustre en France le basculement du Z-Zorro en Z-fascisme. Un Z qui révélait finalement son vrai visage, au lieu de le masquer… L’ex-candidat d’extrême droite a misé sur son initiale dès 2011, dans son recueil de chroniques, « Z comme Zemmour », avec un grand « Z » façon Zorro en couverture et son portrait en imper noir, à moitié caché. Ses militants de 2022 ont multiplié les photomontages « zorroïdes », avec la remontada puis la debandada que l’on sait. En français, le son /z/ évoque ce qui est drôle, humoristique et peu crédible. D’où « zébulon », « zigoto », « zizi », « zozo », « zinzin », « zizanie », « zut ! »… En 1910, neuf ans avant la première apparition de Zorro, le personnage romanesque de Zigomar (de Léon SaZie) colonise l’imaginaire français. Criminel caché par une cagoule rouge et affilié à « la bande des Z », son nom fait sourire — comme les « zazous », « zoulous » et autres « zèbres » qui suivirent… Et cette propriété peu sérieuse et peu recommandable du « Z » français le connote si profondément qu’elle nous empêche, malgré les horreurs, les crimes et les massacres, d’appréhender la démence jusqu’au-boutiste contenue dans ce zigzag de sang.
Philosophe, essayiste. Dernier ouvrage : Les 50 plus grandes théories des philosophes français (Le Courrier du Livre, 2021).