Peut-on parler, après Seattle, d’une forme d’internationalisme contre l’OMC ?
Susan George — On ne peut pas faire un Seattle ou un Washington tous les 3 mois, et d’ailleurs on ne va pas nous en donner l’occasion. Les différents mouvements nationaux se mobilisent pour des choses différentes. Pour les Français, il y a Millau qui vient après Genève. Il y a eu Bangkok, rendez-vous pour lequel les Asiatiques se sont beaucoup mobilisés, notamment les Thaïs. Les Coréens se mobilisent plutôt au-tour de leur situation et leurs problèmes économiques immédiats. Il y a beaucoup de mobilisations en Amérique latine. Maintenant, je ne sais pas si l’on peut dire que tout cela est lié, mais pour ce qui concerne uniquement l’hémisphère nord, la situation a largement évolué dans ce sens. Contre l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement), seuls la France et le Canada et quelques autres pays s’étaient fortement mobilisés. Aujourd’hui, de grandes coalitions se constituent. C’est le cas en Italie, où la mobilisation a été réussie autour d’une réunion de l’OCDE à Bologne.
Pour ma part, j’ai participé à la conférence de presse annonçant la création d’Attac-Allemagne, dont une soixantaine d’organisations sont membres. Le prochain rendez-vous est Genève, après la réunion de l’Unice des 9 et 10 juin à Bruxelles, où nos camarades belges se sont manifestés avec la participation de Français venus du Nord de la France. Cet ensemble de manifestations donne une idée de la variété d’objectifs et de cibles. C’est pourquoi ils vont mettre tout en oeuvre pour ne plus tenir des rencontres interministérielles dans les conditions de Seattle. D’ailleurs, la prochaine réunion de ce type aura lieu au Qatar.
Ce mouvement est lancé, et il ne va pas disparaître. C’est le reflet d’une prise de conscience politique, d’une compréhension qu’il faut militer au niveau de l’économie internationale telle qu’elle est dirigée par les transnationales et quelques grandes institutions comme le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC.
Quels sont les points forts et les faiblesses de ce mouvement anti-OMC, contre la mondialisation libérale ?
S. George — Nous avons le nombre, nous avons des idées. Il nous manque l’organisation, mais celle-ci est en phase d’élaboration. Il manque surtout les moyens pour atteindre une cible aussi floue que la Commission européenne. Il y a certes le Parlement, mais cela est loin d’être suffisant. Il reste à atteindre l’OMC, le FMI, la Banque mondiale, institutions où les possibilités d’intervenir démocratiquement n’existent pas. Il faut inventer de nouveaux moyens, de nouvelles institutions. Car on ne peut faire confiance aux institutions qui ont du pouvoir. Il faut que les citoyens s’informent sur tout, sur des dossiers techniques, difficiles. Tout est à faire.
Autre point fort, c’est la participation importante des jeunes générations aux différentes mobilisations. Elle témoigne d’une prise de conscience des enjeux du combat et d’une compréhension que les attaques menées via le FMI et la Banque mondiale, hier dans les pays du tiers monde, se produisent en Occident aujourd’hui. Que l’offensive libérale à laquelle nous sommes confrontés ne relève pas des seuls Etats-Unis, mais que les transnationales européennes travaillent main dans la main et font pression pour déréglementer, casser les services publics. La commission européenne, dans le cadre du business dialogue, s’est adressée aux transnationales pour que ces dernières lui fassent part de leurs « désirs » dans le domaine de la libéralisation des services. Quelque 10 000 entreprises ont été sondées. Leur réseau comme le forum européen des services ou l’European Investment Network participent pleinement à cette libéralisation et celle des services publics européens. L’offensive est d’ampleur.
Quelle est la nouveauté entre les rassemblements antérieurs comme « ça suffat comme ci » et ceux d’aujourd’hui ?
S. George — La première différence réside dans l’importance des coalitions et leur élargissement. Nous ne sommes plus dans la configuration de rassemblements de quelques organisations, mais plutôt de la convergence d’une multitude de forces. L’enseignante, l’agriculteur, l’écologiste ont compris qu’au-delà de leurs batailles propres, ils sont tous confrontés aux conséquences de la mondialisation, et que seuls dans leur coin, ils sont, nous sommes, sûrs de perdre. Quand on se penche sur l’AGCS (l’Accord général du commerce des services), on a la confirmation qu’ils ont l’intention de libéraliser l’éducation, la santé, la culture, l’audiovisuel et l’environnement. De plus, si des gouvernements entendent s’opposer à une telle libéralisation, des moyens techniques ont été élaborés pour contourner leurs décisions politiques. Plus on prend la mesure du niveau et de l’étendue de l’offensive, et plus on se rend compte que les convergences sont impératives. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, pour autant nous sommes convaincus que nous avons des objectifs communs et des raisons de lutter ensemble.
Pour moi, c’est cela la grande nouveauté. C’est vrai au niveau national, mais c’est vrai aussi à l’échelle internationale. Les coalitions nationales se regroupent pour créer un vrai « front international ». Nous discuterons de cela à Millau et nous fixerons une initiative à venir lors de la prise de la présidence européenne par la France, avec des objectifs précis à réaliser, chacun dans son propre pays, et avec les moyens que chacun jugera les plus appropriés. À Genève, le 22 juin, les camarades du Sud et du Nord se rencontreront aussi pour des discussions d’ordre stratégique et des ateliers ; une manifestation le dimanche et une action symbolique vis-à-vis de l’OMC seront organisées. À Paris, les comités Attac de Paris et de banlieue se mobilisent pour la réunion de l’OCDE le 26 juin. Puis ce sera Millau du 30 juin au 1er juillet. Le calendrier est bien rempli, l’action est soutenue. Je n’avais pas vu cela en France depuis la guerre du Viêt-nam. C’est exaltant.