Les milliers de Mexicains — Indiens, jeunes militants, déçus de la gauche traditionnelle, anciens guérilleros, syndicalistes — qui sont venus soutenir la marche zapatiste sur son passage ont prononcé une seconde fois la mort du Pri. Le 2 juillet dernier, le Parti-Etat avait déjà perdu le pouvoir présidentiel au profit de Vicente Fox, candidat du Pan (Parti d’action nationale) et ancien PDG de Coca-Cola Mexique. Cent jours après son entrée en fonction, il se retrouve dans un face-à-face médiatico-politique avec Marcos. L’habileté de Fox, consistant à prendre dans son gouvernement des gens venant de la gauche (dans la tradition mexicaine), ne lui aura valu qu’un très court « état de grâce ». Il lui faut gouverner avec la perspective d’un brusque ralentissement d’une économie branchée sur celle des Etats-Unis.
Trois revendications
Ce qui frappe, c’est la vitesse avec laquelle Fox a reculé politiquement devant le zapatisme. Le PRI, après avoir négocié les accords de San Andrés avec l’EZLN, avait trahi sa signature, et engagé une « guerre de basse intensité » s’appuyant sur l’armée et les groupes paramilitaires. Assez évasif à l’égard du Chiapas, Fox avait choisi de prendre ses distances avec cette politique. Mais la pression zapatiste l’a conduit à reculer plus vite.
Le programme que l’EZLN est venue défendre dans la capitale tient en trois points : retrait de l’armée du Chiapas, libération des prisonniers politiques zapatistes, et vote de la loi sur les droits et la culture indigènes négociée dans le cadre des accords de San Andrés. Sur les deux premiers points, Fox a cédé en partie. Sur le troisième, il laisse les portes ouvertes. Le groupe parlementaire du Pan veut bien voter une loi, mais pas celle négociée avec les zapatistes dans le cadre de la Commission de concorde et pacification. Le PRD est pour, et le PRI hésite. Le plus probable est que Marcos va rentrer au Chiapas, et qu’une délégation de l’EZLN va rester à Mexico pour négocier, sans doute sous la direction du commandant German. Les obstacles plus ou moins ridicules, comme la question de savoir s’il faut enlever son passe-montagne à l’entrée du Parlement, ont été levés, avec l’assentiment évident de Fox. Dans un entretien télévisé, Fox a pratiquement repris à son compte les slogans des manifestants : « Bienvenue, sous-commandant Marcos, bienvenue aux zapatistes dans l’arène politique et à la discussion des idées ». Marcos s’est même payé le luxe de refuser une invitation du président dans sa résidence.
Les zapatistes multiplient les symboles, restent fermes sur leurs trois grandes revendications, tout en dénonçant la droite réactionnaire et le patronat. Cette manière extraordinairement adroite de se poser en interlocuteur tout terrain de Fox et de susciter un soutien populaire massif prend tout le monde à contre-pied. Le champ politique mexicain est, au moins pour un temps, polarisé autour du face-à-face entre Fox et Marcos.
La grande question est de savoir ce que le zapatisme va faire de ce rapport de forces. L’utiliser pour la défense des revendications avancées quant aux droits des Indiens, cela va de soi. Mais va-t-il aller plus loin, en visant à une refondation de la gauche à l’échelle du pays ? C’est beaucoup moins sûr : de la tentative précédente du Front zapatiste de libération nationale, il ne reste pas grand-chose et toute la philosophie de Marcos s’oppose à la forme-parti et même à la prise du pouvoir. Dans un entretien publié par Proceso le jour de son arrivée à Mexico, Marcos se définit comme un rebelle, pas comme un révolutionnaire : « Si Marcos et le zapatisme devaient se transformer en un projet révolutionnaire, autrement dit en quelque chose qui ferait naître un acteur politique au sein de la classe politique, alors ce serait l’échec immédiat du zapatisme comme projet alternatif ».
Quelle alternative à gauche ?
La marche zapatiste crée donc un nouveau rapport de forces, mais aussi un vide, en soulignant l’absence d’une gauche indépendante capable, à la fois, de soutenir le combat zapatiste, et de proposer une alternative de gauche à un gouvernement profondément néolibéral, et dont on mesure mal toute la capacité de nuisance. À défaut de l’émergence d’un tel acteur, qui ne peut plus être le PRD de Cárdenas, trop englué dans la politique « à la mexicaine », on risquerait même de voir le PRI renaître de ses cendres, un peu comme les anciens partis communistes de certains pays de l’Est.
Toutes ces questions se posent ou se poseront, mais dans un cadre profondément modifié par la superbe initiative zapatiste. Soutenir le combat de l’EZLN et établir la liaison avec les autres luttes sociales, telle est la voie sur laquelle ne manqueront pas de s’engager les centaines de milliers de manifestants de ce mois de mars.
À Mexico, Michel Husson