La guerre contre la Tchétchénie

, par MANDEL Mark-David

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On peut considérer l’actuelle phase de la guerre russo-tchétchène, qui a commencé par l’annexion de la Tchétchénie par l’empire tsariste dans les années 1780, comme une lutte entre deux États bandits.
La nature criminelle du régime d’Eltsine a récemment provoqué la gêne même parmi ses patrons occidentaux, alarmés par les révélations sur les vols à grande échelle de fonds de l’État et leur blanchiment dans les banques occidentales. Mais en réalité ce régime mène depuis des années une politique de destruction économique massive de son propre peuple. Selon le démographe américain M. Feshbach, le scénario le plus probable pour les 50 ans à venir en Russie est celui d’une baisse de la population de 45 %. Par comparaison on estime que la population des États-Unis croîtra de 45 % durant la même période.
Du côté tchétchène cela ne va pas mieux. Aslan Maskhadov, élu président dans la foulée de la reconnaissance de facto de l’indépendance de la Tchétchénie par la Russie à l’issue de la guerre de 1994-1996, n’a pu arrêter le glissement de son pays vers le banditisme et la domination des seigneurs de guerre. Le pillage, le cambriolage et le kidnapping sont devenus un mode de vie pour les jeunes hommes dans ce pays. Le refus de la Russie à respecter ses promesses d’aider à rebâtir une économie qu’elle a tellement détruite, ont encore accéléré le processus. Mais même durant la période soviétique la Tchétchénie était l’une des régions les plus pauvres.
En août de cette année, lorsque le seigneur de guerre Chamil Bassaïev entrait au Daghestan voisin en vue d’y établir ostensiblement une république islamique, le régime politique tchetchène avait déjà perdu tout soutien populaire. Malgré la promotion de la règle de la charia islamique par Mashkhadov, le très respecté Mufti de Tchétchénie, Ahmad Hajji Quadro, a decrit Mashkhadov et Bassaïev comme des incroyants qui ne se préoccupent pas du bien-être de leur peuple et a condamné l’aventure de Bassaïev au Daghestan. Mashkhadov a en conséquence ordonne la déchéance de Quadrov. Pour sa part le peuple du Daghestan identifie également les force de Bassaïev comme des bandits et non comme des libérateurs islamiques.
Le gouvernement russe décida de saisir le prétexte de l’incursion au Daghestan, et la série d’attentats terroristes dans la Russie d’Europe, pour piétiner les traités signes en 1996 et réimposer la domination russe. Ce faisant il a forcé plus de 200 000 Tchétchènes à fuir en Russie, sans se préoccuper de fournir à ces réfugiés des abris et de la nourriture adéquats. Selon le gouvernement tchetchène, les forces russes ont tué au moins 4 500 personnes, en très grande majorite des civils. Et elles ont détruit le peu qui restait d’infrastructure économique urbaine en Tchétchénie. Au contraire des tactiques employées en 1994-96, l’armée russe évite cette fois-ci l’engagement de l’infanterie et se contente de bombarder implacablement les zones résidentielles.
Cette politique terroriste, justifiée au nom de la lutte antiterroriste, est typique de la nature du régime d’Eltsine. Les grandes puissance capitalistes (« la communauté internationale ») ont déploré de manière hypocrite la mort de victimes innocentes bien qu’au cours de la récente guerre des Balkans elles aient balayé d’un revers de main les mêmes objections, les qualifiant de « dommages collatéraux ». Le gouvernement russe sait bien qu’il n’a aucune leçon de morale à recevoir de la part de l’Occident. Mais il s’inspire avidement de sa pratique politique. Tel l’OTAN dans la querre des Balkans, il a rejeté toutes les offres du gouvernement Mashkhadov pour un règlement négocié, qui inclurait le démantèlement des formations militaires illégales en Tchétchénie.
Cette nouvelle phase de la guerre n’a soulevé qu’une faible opposition en Russie en comparaison avec celle de 1994-96, bien que même alors, si la guerre était impopulaire, l’opposition à la guerre était surtout passive. La population russe est écrasée par une depression profonde et interminable. C’est un terrain propice pour le développement d’un racisme « anti-Caucasien », partie prenante de la guerre d’Eltsine. Le maire de Moscou, Loujkow, s’est par exemple servi des attentats terroristes (dont les auteurs, soulignons-le, restent inconnus) pour instituer une politique raciste de punition collective des Moscovites basanés, multipliant les rafles policières, les passages à tabac et les déportations.
L’élite politique et économique russe, qui s’est livrée à la destruction du potentiel humain et économique de la Russie sous la direction du Fonds monétaire international (FMI), s’est maintenant emparée du slogan « la Patrie est en danger ! » en vue des élections parlementaires et présidentielle qui approchent. Elle tente également d’amadouer les chefs de l’armée, aigris par le déclin économique et militaire de la Russie, qui expriment de plus en plus franchement leur mécontentement. Les médias, possédés par l’élite, respectent généralement la ligne officielle. La « gauche » communiste russe, qui s’est depuis toujours drapée dans la bannière « patriotique », ne peut que soutenir la guerre.
Les Russes peuvent très légitimement croire, que si leur État était évincé du Caucase, il serait immédiatement remplacé par l’OTAN. La politique visant à affaiblir la Russie en tant qu’acteur stratégique, menée par les États-Unis, n’est pas le fruit de l’imagination des militaires russes. En plus il y a l’enjeu du contrôle du flux du pétrole venant de la mer Caspienne. Mais la politique d’Eltsine, menée au nom de la prévention de l’éviction de la Russie du Caucase, conduit à faciliter celle-ci.
L’actuel soutien passif de la population russe à la guerre pourrait cependant s’inverser au fur et à mesure que la stratégie meurtrière du gouvernement contre le peuple tchétchène apparaît clairement et surtout lorsque éclatera la vérité sur les victimes russes de cette boucherie, que le gouvernement tente de minimiser. Des dizaines de milliers de Tchétchènes et 6 500 conscrits russes ont payé de leur vie la guerre de 1994-96.
Après cette guerre Eltsine à décrété que seuls les volontaires seraient dorénavant envoyés au combat. Mais à la mi-octobre il a annulé ce décret dans le plus grand secret, parce que les caisses sont vides et qu’il n’y a plus de quoi payer les volontaires, qui par ailleurs se laissent moins facilement employer comme chair à canon que des adolescents inexpérimentés. Le comité des mères de soldats estime que plus de 600 soldats russes ont été déjà tués et beaucoup plus ont été blessés ou mutilés.
Ces chiffres vont s’accroître rapidement car la Russie tente d’imposer sa domination sur tout le territoire tchétchène. La stratégie terroriste russe et son indifférence manifeste envers le sort des réfugiés ont dissipé toutes les illusions qui pouvaient rester parmi la population tchétchène quant à ce qu’elle pouvait attendre du retour de la domination russe. Les Tchétchènes aspirent à l’indépendance et la politique menée par la Russie fait de Mashkhadov et des seigneurs de guerre les seuls défenseurs de la nation. Tant que se déroule le plan russe visant à annexer à nouveau la Tchétchénie, il se heurtera à une longue et amère guerre de guérilla que la Russie ne pourra gagner sans détruire le peuple tchétchène.

David Mandel enseigne à l’Université du Québec à Montréal. Il est cofondateur de l’École pour la démocratie ouvrière à Moscou, une institution de formation syndicale non partisane.

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