Cette poussée de la gauche représente d’abord un effet différé de la grande grève du secteur public, en novembre et décembre 1995, puis de la réactivation sociale qui s’ensuivit. La droite essuie, à l’inverse, la sanction politique du tournant du 26 octobre 1995, qui avait vu les gouvernants remettre explicitement les orientations économiques sur les rails de la lutte contre les déficits dans la perspective de la monnaie unique, en contradiction avec le discours social-volontariste utilisé par le candidat Chirac pour l’emporter sur son adversaire de droite, Édouard Balladur. À l’époque, la première réaction des citoyens, incomprise par les élites, avait été le soutien à la mobilisation de l’hiver 1995. Le 12 décembre 1996, Jacques Chirac fustigeait encore le « conservatisme » des Français, c’est-à-dire leur refus de lâcher la proie de leurs acquis sociaux pour l’ombre d’une dérégulation répondant au seul intérêt des marchés financiers.
D’évidence, l’équipe hier aux affaires resta aveugle devant cette résistance sociale face aux dégâts du libéralisme, que ne cessèrent d’exprimer les luttes depuis un an et demi. Ainsi, en prononçant la dissolution de l’Assemblée nationale, le président de la République croyait-il encore possible de retrouver une majorité lui permettant de durcir sa politique d’austérité, de démantèlement des acquis et de la protection sociale, d’abaissement du coût du travail par la flexibilité et la mise en charpie de déréglementation et de privatisation des entreprises publiques. Il voulait à tout prix éviter le télescopage, en 1998, si les législatives étaient venues à leur terme normal, entre des aspirations majoritaires à une réorientation des choix économiques et la nécessité d’une inflexion thatchérienne de la politique mise en oeuvre, justifiée par le rendez-vous de la monnaie unique mais difficilement assumable en période électorale. ll espérait également prendre de court une gauche traditionnelle qui s’était montrée incapable d’offrir un débouché politique à la mobilisation de 1995 puis à la lutte contre la loi Debré durcissant la position gouvernementale envers l’immigration.
C’est un profond désir de changement que lui aura renvoyé le verdict des urnes. Un simple élément statistique en fait foi : parmi les 13 % d’électeurs qui se sont déterminés le jour même du vote, on retrouve 26 % des 18-24 ans ceux-là même qui avaient donné une majorité à Jacques Chirac le 7 mai 1995 -, 16 % des ouvriers, 14 % des femmes, 19 % des chômeurs... Un vote sans ambiguïté de la part de catégories fragilisées par la crise, le chômage et la précarité.
Une crise de régime
Ce tournant politique débouche, tout à la fois, sur une crise sans précédent de la droite et une crise de régime. La défaite sans appel de I’ex-majorité annonce une redistribution des cartes en son sein. Le bloc réactionnaire doit, à présent, retrouver un projet unifiant, lui permettant de répondre aux mutations actuelles du capitalisme français dans le cadre de la mondialisation libérale de l’économie, sans pour autant voir s’effriter toujours davantage sa base sociale, notamment dans les fractions supérieures du salariat ou dans les couches moyennes. Surtout, il doit se doter d’instruments fiables, sans lesquels il ne peut espérer se lancer à la reconquête du pouvoir.
La crise à droite s’avère d’autant plus aiguë qu’elle se déroule à l’ombre du Front national. Avec 15 % des suffrages exprimés, soit un score équivalent à celui de Le Pen lors de la dernière présidentielle, le parti néofasciste obtient un résultat sensiblement similaire à celui de chacune des composantes de la droite. Le mode de scrutin en vigueur ne lui permet, certes, d’obtenir qu’un seul député au Palais-Bourbon. Mais il « fidélise » son électorat, en détache une part croissante des formations de l’ex-majorité et gagne en influence dans les secteurs populaires en butte à l’exclusion et au poids du chômage. Il se montre, ce faisant, en mesure de déjouer le piège des mécanismes bipolaires inscrits dans la logique de la Ve République. D’où le débat qui s’ouvre, de nouveau, au sein du camp conservateur, sur les alliances à passer avec l’extrême droite à l’occasion des prochaines échéances électorales.
Une véritable implosion menace, par conséquent, la droite hexagonale. Elle pourrait engendrer la dislocation du RPR, c’est-à-dire du courant qui vertébrait les coalitions réactionnaires depuis les origines de la Ve République, en 1958. Déjà, ce parti voit se développer en son sein une sévère querelle de succession, qui a vu Philippe Séguin éjecter l’ex-Premier ministre, Alain Juppé, de sa présidence. Au stade actuel, ce processus, que les leaders de la droite qualifient de « refondation », a pour principal effet de priver le président de la République de tout relais parlementaire fiable : un effet imparable de la crise de régime qui s’est pleinement révélée avec le scrutin du 1er juin.
L’échec électoral atteint, en effet, directement Jacques Chirac. ll n’a pas seulement renvoyé les électeurs aux urnes, il leur a posé la question de confiance. Il voulait un nouvel élan et ce dernier lui a sèchement été refusé. En conséquence, ce désaveu atteint sa propre légitimité et affaiblit la fonction présidentielle, clé de voûte d’un système où tout part de l’Elysée et où tout y revient. Cette nouvelle donne politique met en lumière la fragilité de l’édifice institutionnel en place depuis 1958. Au gré des crises sociales, l’Assemblée voit s’opérer un effet « essuie-glaces », où les majorités parlementaires changent d’une élection à l’autre.
Les partis de la droite traditionnelle subissent érosion de leur base sociale et perte de leur rôle d’encadrement de fractions de classes particulières. Imaginé pour pérenniser la stabilité politique du pays et le pouvoir du camp conservateur, le mode de scrutin révèle sa totale inadaptation lorsqu’il se trouve jusqu’à 40 % d’électeurs pour porter leurs suffrages sur des formations non représentées au Parlement. L’État ne parvient plus qu’avec difficulté à conserver sa capacité d’arbitrage entre les classes, que requiert pourtant la place marginale dévolue à l’Assemblée dans le cadre de la Constitution.
La gauche face aux attentes
La gauche a su capter à son profit l’aspiration populaire au changement. La politique annoncée par Lionel Jospin, à l’occasion de la campagne électorale, n’en est pas moins marquée par une volonté d’accompagnement social de la gestion maastrichtienne des gouvernements précédents. Aussi n’a-t-il cessé d’indiquer que le changement s’étalerait sur les cinq ans de la législature et que la loi-cadre promise pour la réduction de la durée du travail n’aboutirait aux trente-cinq heures qu’à l’horizon de l’an 2000, après négociations entre patronat et syndicats dans les différentes branches de l’économie. Reste, en dépit de ces limites, que l’orientation défendue par le Parti socialiste fondée sur une certaine relance salariale, la création d’emplois publics, le redéploiement des crédits budgétaires en faveur de la croissance et l’arrêt des privatisations nécessiterait quelques ruptures avec la ligne du franc fort, de l’austérité draconienne, de la tenue à tout prix des critères de Maastricht. Au cours du débat électoral, tout en proclamant son intention de conduire à son terme la marche à l’euro, Lionel Jospin se montrait d’ailleurs déterminé à remettre en cause le « pacte de stabilité », ce Maastricht ratifié à la conférence de Dublin par Jacques Chirac.
La politique future du nouveau pouvoir s’en retrouve placée sous le signe de l’instabilité, de l’écartèlement entre les engagements pris, les attentes de l’électorat et les contraintes induites par la continuité de gestion promise par les dirigeants socialistes. Il est, dès à présent, significatif des pressions à l’oeuvre que la technocratie libérale se soit fortement imposée dans les cabinets ministériels et que la plupart des ministres socialistes proviennent des courants les plus attachés au dogme maastrichtien. Le contexte de cohabitation entre un gouvernement de gauche et un président de droite aggravera inévitablement cette tendance. Les prérogatives constitutionnelles de Chirac s’exerceront notamment dans les domaines où pourrait s’appliquer une inflexion de la logique des « critères » de Maastricht et du « pacte de stabilité ». La crise de la droite et l’affaiblissement de l’autorité présidentielle pousseront Chirac à pratiquer une cohabitation de combat, dans le but de retrouver prise sur la recomposition du camp bourgeois et de préparer, aux meilleures conditions, les échéances électorales à venir.
Dès lors, la question européenne va occuper le centre de la crise française, autant que les contradictions que va devoir gérer la nouvelle équipe. La victoire de la gauche met en lumière l’impasse que connaît la construction libérale de l’Europe. Elle reflète le rejet populaire dont font l’objet, sur le continent, l’orthodoxie monétariste et l’amenuisement constant des budgets sociaux. En annonçant, dans un premier temps, qu’il suspendait sa signature au bas du « pacte de stabilité », lors de la conférence intergouvernementale d’Amsterdam, le gouvernement français se référa explicitement à l’attente de son électorat. Il n’en aura pas moins fini par souscrire à ce durcissement des accords de Maastricht, en contrepartie de déclarations vagues et de la promesse d’une conférence, aux objectifs indéfinis, sur l’emploi.
Ce premier renoncement à l’un des engagements de la campagne électorale augure de la manière dont le gouvernement traitera ses premiers dossiers tests : l’augmentation attendue du salaire minimum et des minima sociaux, la création de trois cent-cinquante mille emplois pour les jeunes dans les entreprises publiques, l’arrêt de la privatisation de France Télécom, la remise en question de la fermeture de Renault-Vilvorde, etc. Dans le cadre du collectif budgétaire, qui devrait être adopté durant l’été, il aborde sans la moindre marge de manoeuvre ces questions, à propos desquelles se manifestera la volonté de rompre avec la logique de Maastricht ou de la pérenniser.
Contradictions annoncées
La période qui s’ouvre annonce donc des problèmes d’ampleur pour le camp progressiste. D’autant que la crise des appareils dominants ne se trouve nullement résorbée par la victoire électorale. Certes, le Parti socialiste a su, depuis sa défaite spectaculaire de 1993, restaurer sa crédibilité et sa situation de force d’alternance. Se voulant modeste dans l’exercice du pouvoir et fidèle aux engagements souscrits envers les citoyens, Lionel Jospin a basé ses campagnes électorales de 1995 et de 1997 sur une rupture avec les pratiques ayant caractérisé le pouvoir de François Mitterrand. Il a ainsi pu rassembler sous sa houlette la majorité « plurielle » d’aujourd’hui, des accords séparés avec les Verts, le Parti communiste et le Mouvement des citoyens consacrant le ralliement de ces formations aux orientations fondamentales du programme socialiste.
Il n’empêche ! Au premier tour des dernières législatives, le PS n’a même pas retrouvé les scores de sa défaite de 1986. Il totalisait, à cette époque, 31,6 % des voix, mais n’en a obtenu que 25,71 % cette année. Preuve que, pour dominant qu’il reste, ce parti est loin d’avoir surmonté les séquelles des deux précédents septennats. Autrement dit, des mobilisations importantes pourraient, à terme, se révéler sources de tensions importantes en son sein. Il n’est, d’ailleurs, pour s’en convaincre, que de se souvenir qu’une partie de la base socialiste avait récemment révélé sa perméabilité aux aspirations de la société, en se prononçant en faveur des amendements de l’aile gauche du parti sur la renégociation de Maastricht.
C’est cependant chez les alliés du PS que les secousses risquent d’apparaître le plus rapidement. Le Parti communiste peut se targuer d’avoir fait passer son groupe parlementaire de vingt-quatre à trente-six membres, en profitant de la dynamique électorale du 1er juin. Cela ne peut occulter la stagnation du vote communiste au premier tour, lequel demeure sous la barre des 10 %. Robert Hue a justifié l’entrée de trois ministres au gouvernement et obtenu I’approbation du parti au terme d’une consultation-bidon des militants, par le contrat passé entre PS et PCF dans leur déclaration commune. Alors que les choix gouvernementaux n’ont même pas encore été annoncés, et avant même la ratification du « pacte de stabilité », il s’estimait pourtant obligé de se prémunir des possibles réactions de sa base et de ses électeurs, en préconisant la formation d’« Espaces citoyens et démocratiques » propres à garantir le changement.
L’espace moindre occupé par les Verts et le Mouvement des citoyens sur le champ politique à gauche ne leur évitera pas davantage les secousses. Le parti de Dominique Voynet n’a obtenu six députés qu’à la faveur d’un accord qui en a fait l’obligé du PS. Son entrée au gouvernement se donc au prix d’une perte d’indépendance politique. Quant à la formation de Jean-Pierre Chevènement, elle aura dû mettre en sourdine ses tirades hostiles à l’édification maastrichtienne de l’Europe ce qui la contraindra à un choix stratégique redoutable lorsqu’il apparaîtra clairement que Jospin n’opère aucune véritable rupture avec la logique libérale et monétariste.
Pas d’état de grâce
Une chose paraît, d’ores et déjà, acquise : il n’existera pas d’état de grâce pour les nouveaux gouvernants. La victoire de 1997 diffère profondément de celle de mai-juin 1981. D’abord, l’expérience des deux septennats mitterrandiens demeure fortement ancrée dans les consciences. Ensuite, le succès de la gauche n’intervient pas dans une conjoncture de ressac du mouvement populaire mais, au contraire, de remobilisation. Ce dont témoigne l’intérêt que suscite, de nouveau, dans les entreprises et le mouvement syndical, le débat sur les revendications. Enfin, la recomposition du mouvement social au cours des années écoulées octroie à ce dernier une indépendance et une capacité d’action sans commune mesure avec le passé.
Au plan syndical par exemple, la CGT s’est vue contrainte de prendre ses distances avec l’appareil du PCF et de développer une démarche unitaire envers les autres confédérations. A travers la création de la FSU, de SUD-PTT, de l’opposition à Nicole Notat dans la CFDT, sont apparus des structures ou regroupements porteurs d’une nouvelle conception du syndicalisme. Dans le même temps, la multiplication d’associations comme « Agir ensemble contre le chômage », « Droit au logement », les structures pour les droits des femmes, Ras-l’Front témoignent du renouveau de l’engagement collectif sur le terrain de l’exclusion et de l’égalité des droits, en étroite liaison avec le syndicalisme unitaire et revendicatif.
Les rythmes de radicalisation et de politisation de ce mouvement social multiforme n’en seront pas moins lents et différenciés. L’expression des exigences sociales passera sans doute d’abord par des mobilisations partielles ou sectorielles. S’il n’apparaît ni adhésion massive au programme du PS, ni délégation à ses représentants gouvernementaux, il existe cependant une indéniable attente dans l’électorat populaire. La crainte pointe même que cette nouvelle expérience ne s’achève par un désastre qui ne pourrait profiter qu’au Front national.
Cela déterminera l’attitude de la LCR au cours des prochains mois, dans la continuité de sa bataille passée en faveur d’une Entente de l’espoir. Elle a pleinement participé à la défaite de la droite, mais s’affiche aujourd’hui indépendante de la majorité et du gouvernement. Pour autant, elle ne se positionne pas en opposante dudit gouvernement et entend apparaître comme l’organisation qui combat tous les obstacles au changement, voulant tout mettre en oeuvre pour que cette nouvelle expérience de la gauche au pouvoir débouche sur la satisfaction des aspirations populaires. Elle réclame donc que le signal soit donné sans tarder d’un authentique changement, d’une volonté de rupture avec la logique libérale à l’oeuvre depuis vingt ans. C’est en ce sens qu’elle défend une série de mesures d’urgence gravitant autour des deux exigences brûlantes de l’heure : l’emploi et la rupture avec l’orthodoxie monétaire ou budgétaire née du traité de Maastricht. Et elle en appelle, sur cette base, à une vaste mobilisation sociale, capable de balayer les résistances au changement. Dans cette logique, elle préconise la mise en place de « comités unitaires pour le changement », et s’adresse pour cela à toutes les composantes du mouvement social, de la gauche et de l’écologie progressiste.
Dans le même temps qu’elle déploie cette démarche unitaire large, la Ligue entend prendre des initiatives en faveur de la convergence des courants indépendants de la majorité et du gouvernement. Les élections législatives viennent, en effet, de démontrer une fois encore que le problème de la situation française réside dans la capacité à construire un autre rapport de forces au sein du mouvement ouvrier.
Les débats de la campagne électorale ont montré à quel point était largement répandue l’aspiration à une gauche différente, allant jusqu’au bout de ses engagements, mais elle s’est vue captée par les organisations traditionnelles, le premier tour marginalisant la LCR au même titre que l’ensemble des composantes de la gauche alternative (voir encadré). Il faudra donc, plus que jamais, mener le débat avec les courants qui s’y montreront disposés, dans et hors les partis gouvernementaux, afin de faire surgir dans l’avenir une gauche indépendante, qui situe résolument son action au sein de la gauche mais refuse de se subordonner à la solidarité de gestion.